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dimanche 30 décembre 2012

des colons en calèche, comme c'est bucolique...


article précédent: C'est Noël!



Emittunt progeniem in coloniam
("Elles envoient leurs enfants dans une colonie")
Varron (Marcus Terentius Varro), en parlant des … abeilles!


Bonjour à toutes et tous!


Bon, je vous le dis tout de go, 'y aura pas de "mots basiques" en ce dimanche.

Oui, je sais, c'est la deuxième fois.

Mais bon, 'faut m'comprendre aussi: nous sommes le 30 décembre, et bientôt une nouvelle année s'ouvre à nous.

Alors, voilà, j'ai pensé à un petit sujet de circonstances…

Nous avions évoqué, il y a un an, la racine proto-indo-européenne *ei-, avec sa variante *ya-, qui nous avait donné Janus, janvier et l'anglais year (voir du passage des ans).

Il y était question du "passage", littéralement.

Une autre notion, cependant, est étroitement attachée à notre "nouvel an": c'est celle du cycle.
Qui, inlassablement, recommence.

Ouroboros, le serpent cosmique qui se mange la queue


Cette notion de cycle est fondamentale dans toutes nos cultures, et au sein de la nôtre, cela va sans dire, même si notre vision d'hommes modernes nous fait désormais percevoir le temps comme linéaire, et non plus cyclique

Quoi qu'il en soit, la notion de cycle se retrouve déjà - évidemment! - du temps de nos glorieux ancêtres indo-européens.

La racine proto-indo-européenne qui transmettait ce signifié?

*kʷel-1

En fait, *kʷel-1 évoque l'idée de "tourner", à l'intérieur d'un cercle.
Nous l'avions déjà entrevue ICI...

Cette racine peut se targuer d'une riche descendance, vous allez vous en rendre compte!
Car elle a donné le latin colo: cultiver, soigner.

- Euh, mais, quel est le rapport entre cultiver et tourner en rond?
- Tout tient à l'idée de sédentarisation, de travail, de vie à l'intérieur d'un espace clos.
Séjourner quelque part, c'est en quelque sorte "arpenter cet endroit", y "tourner en rond"

Le paysan romain, agriculteur, fermier, métayer, habitant, c'était le colonus, mot créé sur colo ("cultiver", donc), suivi du suffixe nominal -nus.

Et le colonus habitait forcément une… colonie!

Colonie, du latin colōnia: terre, propriété à la campagne, et puis, par extension: résidence, domicile, puis "colonie" dans l'acceptation moderne du terme: réunion d'hommes installés dans un autre pays, ville ou pays, habité par les colons.
La colōnia romaine désignait soit le domaine exploité par un colonus soit, par métonymie, les gens mêmes à qui on confie ce domaine ou encore, ceux qui partent l'habiter.


Curieux, non, ce glissement de sens, qui nous fait passer de l'idée de tourner dans un cercle à la colonie
Mais quand vous y réfléchissez... Tous ces gens qui sont "aux colonies", qui fréquentent les mêmes cercles, la même société... Pensez par exemple à ces clubs d'Anglais aux Indes!

Britanniques aux Indes, dans les années 1880


Mais nous n'en avons pas fini avec colo!

Le latin colo - colere donnait au supin (non, pas "de Noël", merci) "cultum".
D'où les français culture, cultiver, agriculteur, cultivateur

Mais aussi ... culte!

Le mot français culte (XVIème siècle) nous vient de cultus, participe passé de colere.
Cultus désignait l'action de cultiver, mais aussi, spécialement, d'honorer les dieux, les parents, les ancêtres.

Car finalement, cultiver sa terre ou rendre hommage, rendre un culte, c'est un peu toujours la même chose, non? Respecter, reproduire les mêmes gestes, ritualiser une pratique, c'est à dire la reproduire selon un rite, cyclique par définition…

Outre colon, colonie, coloniser, colonial, colo nous a légué la plupart des mots en -cole, comme agricole, viticole, piscicole.


Et n'oublions pas Cologne! La colonie romaine par excellence...

Cologne: sa cathédrale et son eau

En 50, sous le Principat de Claude, la ville, appelée Ara ubiorum (littéralement "autel des Ubiens") prit le nom de Colonia Claudia Ara Agrippinensium ou CCAA en l’honneur de Claude et à l’initiative d’Agrippine ; ses habitants furent appelés Agrippinenses. Il leur a fallu du temps pour s'en remettre.

Nez d'Agrippine, après que des
Agrippinenses lui aient exprimé
calmement leur point de vue


C'est également d'un composé de *kʷel-1 au degré o: *kʷol-o-, que provient le grec βουκολικος, boukolikos, dérivé de boukolos, "bouvier", lequel est constitué de bous, "bœuf", et de kolos, issu donc de *kʷol-o-, et désignant le gardien de troupeau, le vacher, le bouvier.

Et βουκολικος, vous vous en doutez, nous a donné… bucolique!

Quoi de plus bucolique que des boeufs?

- Bon, c'est très bien, mais si je vous suis bien, il n'est question que d'agriculture, de propriété terrienne, dans l'héritage de *kʷel-1 ??
- Patience! Car il faut savoir que...

… sous une forme dupliquée *kʷ(e)-kʷl-o, la racine *kʷel-1  véhiculait la notion de roue, de cercle.

C'est de cette variante *kʷ(e)-kʷl-o que nous vient l'anglais wheel: la roue!

Roue anglaise: London Eye

Ou encore le grec kuklos: le cercle. A qui nous devons notamment cycle, ou cyclone, ou encore bicyclette, recycler, encyclopédie, cyclope (déjà évoqué dans par l'oculus, l'autopsie du cyclope aveugle), hémicycle…!


Encyclopédie nous arrive du grec ancien ἔγκυκλος, énkyklos ("qui est en cercle, rond") et de παιδεία paideía, "instruction".
Mot à mot, c'est donc "éducation en cercle", entendez la notion de "faire le tour de l’éducation".

Frontispice de l'Enclyclopédie, 1772
Ca en jette plus que la version e-book


En grec, toujours, la racine s'est dérivée en κυλινδρος, kulindros, "rouleau, cylindre".
Dont nous avons tiré cylindre, évidemment, ainsi que cylindrée, cylindrique

Dans les langues slaves aussi, une autre forme de la racine proto-indo-européenne *kʷel-1, *kʷol-es- se retrouve avec le sens de roue, comme en russe, où la roue se dit колесо ("kaliesso").

Et puis, il y a la calèche!
Nous avons emprunté le mot à l’allemand Kalesche, basé sur les descendants slavons de *kʷol-es-, car tiré du tchèque kolesa (roue), lui-même provenant du polonais pour "roue": kolaska.

Une calèche sous la neige sans Julie Christie dedans,
aaaah, c'est dur à imaginer
(Doctor Zhivago, 1965, David Lean)


Encore plus fort:
Quand vous saurez que la consonne proto-indo-européenne *kʷ, selon les lois de transformation consonantique, peut donner en grec un k ou un p (voire un t), vous pouvez imaginer que pôle, du grec πολειν, polein, "tourner", et πολος, polos, "pivot" proviennent également de notre racine proto-indo-européenne, en l'occurrence de sa variante *kʷol-o-.

Nous en avons dérivé les français polaire, poulie.


En sanskrit, le cercle, la roue, c'est  चक्र - chakra: nous avons repris le mot en français, sous la même forme.

Les sept chakras


Ouf! Costaud, non, comme racine?!
(Et ce n'est pas fini!! Vous retrouverez encore d'autres dérivés de *kʷel-dans c'est pour se faire un torticolis, une accolade en hauberc)

Mais encore un mot:
Car finalement, notre français roue ne vient pas de *kʷel-1 …

- J'allais justement vous le dire!
- Oui, je m'en doutais, et prévoyais déjà le coup…


Roue nous arrive du latin rota ("roue", qu'elle soit de char, de potier, de la Fortune, ou l'instrument de supplice).
Et rota nous vient …
… de la racine proto-indo-européenne *ret-, à qui était associée l'idée de tourner, de rouler.

C'est *ret- qui donne rata (le char) en avestique, Rad en allemand, rod en breton, ou encore ratas ("roue") en lituanien.
En français, nous en avons dérivé rond, roulette, rodéo, rotation, rotule, rotonde



Et là-dessus,
Je vous souhaite, à toutes et tous, un bon recommencement de cycle! 
Une très bonne année 2013, qui vous apporte tout ce que vous souhaitez!

(Attention, c'est là le problème: bien souvent, on est exaucé! Faites donc attention à bien choisir vos voeux…!)




Bon dimanche, bonne semaine, bonne année!
Et à l'année prochaine!



Frédéric

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