- Paraît chaque dimanche à 8 heures tapantes, méridien de Paris -

dimanche 9 mars 2014

les farces les moins fréquentes sont les meilleures




Le chêne un jour dit au roseau :
« N'êtes-vous pas lassé d'écouter cette fable ?
La morale en est détestable ;
Les hommes bien légers de l'apprendre aux marmots.
Plier, plier toujours, n'est-ce pas déjà trop,
Le pli de l'humaine nature ? »

« Voire, dit le roseau, il ne fait pas trop beau ;
Le vent qui secoue vos ramures
(Si je puis en juger à niveau de roseau)
Pourrait vous prouver, d'aventure,
Que nous autres, petites gens,
Si faibles, si chétifs, si humbles, si prudents,
Dont la petite vie est le souci constant,
Résistons pourtant mieux aux tempêtes du monde
Que certains orgueilleux qui s'imaginent grands. »

Le vent se lève sur ses mots, l'orage gronde.
Et le souffle profond qui dévaste les bois,
Tout comme la première fois,
Jette le chêne fier qui le narguait par terre.

« Hé bien, dit le roseau, le cyclone passé -
Il se tenait courbé par un reste de vent -
Qu'en dites-vous donc mon compère ?
(Il ne se fût jamais permis ce mot avant)
Ce que j'avais prédit n'est-il pas arrivé ? »

On sentait dans sa voix sa haine
Satisfaite. Son morne regard allumé.
Le géant, qui souffrait, blessé,
De mille morts, de mille peines,
Eut un sourire triste et beau ;

Et, avant de mourir, regardant le roseau,
Lui dit : « Je suis encore un chêne. »

Le chêne et le roseau, Jean Anouilh



Bonjour à toutes et tous!


En ce dimanche, une brave petite racine proto-indo-européenne qui ne ferait de mal à personne, mais qui, comme souvent, nous a légué quelques mots que nous n'imaginerions pas à ce point proches les uns des autres.


Cette racine qui ne mange pas de pain, la voici:

*bhrekʷ-


Et ce qu’elle signifiait?
Quelque chose comme “entasser”.

no comment


On la soupçonne d’être à l’origine du latin frequēns (on le suppose par la forme et le sens, mais la filiation n'est pas claire).

Frequēns signifiait certes fréquent, répété, mais aussi fréquenté: entendez peuplé, rempli

Et bien entendu, le latin frequēns nous a donné fréquent, fréquence, fréquenté …


Modulation de fréquence



Mais *bhrekʷ-, par une forme au timbre (ou degré) zéro et suffixée: *bhr̥kʷ-yo-, est - et là c'est nettement plus sûr - à l’origine de “farce, farcir”.

Et ce via le latin farciō, farcīre: remplir, ou simplement… farcir!



dinde farcie


- Et la farce, la blague??
- Bonjour! Eh bien, même si, très curieusement, les dictionnaires français évitent de rapprocher les deux mots (ou plutôt, font de “farce” deux mots différents), pour moi la parenté des deux acceptions est évidente.
Il s’agit bien du même mot!
Surtout quand on se penche sur le sens original de “farcela blague


Comme vous le savez, la farce, avant d’être une bonne blague, une moquerie, une plaisanterie, c’est un genre théâtral médiéval.

Mais avant tout, savez-vous ce qu’est une litanie? 
Il s’agit d’une suite de prières liturgiques dont la particularité est qu’elles sont figées, ou du moins, qu’elles se terminent toujours par des formules identiques

Même principe que dans les mantras bouddhistes.

Om mani padme hum


D'où ce sens figuré pour litanie, qui en fait un discours long, répétitif et ennuyeux.

Sans être de grands dévots, vous devez ainsi connaître le classique “kyrie eleison” (“Seigneur, prends, ou aie pitié”).



le Kyrie Eleison de la Messe en Si mineurBWV 232, 
Johann Sebastian Bach


Eh bien, en France et en Angleterre (et probablement ailleurs), à la fin du Xème siècle, on a pris l’habitude d’ajouter, dans les litanies, des mots, des phrases entre kyrie et eleison.
Ce qui donnait par exemple "Kyrie, - rex genitor ingenite, vera essentia - , eleison": "Seigneur, [roi, créateur incréé, essence véritable], aie pitié".

De même, on ajoute des passages, dans la langue des fidèles, entre les phrases latines, figées, de l’épître

Et tous ces rajouts, on les appelle des … farces. Car on en farcit les textes liturgiques…
Et ça n’a rien de comique.

Plus tard, on se rappellera le terme farce pour nommer des interludes improvisés, parfois farfelus, joués par les acteurs au milieu des drames religieux de l’époque, ce que l’on appelait les mystères.
On disait alors que l’on farcissait la représentation!

De fil en aiguille, on en viendra à parler de farces pour désigner ces pièces de théâtre comiques (du moins pour l'époque, entendons-nous) composées du Xème au XVIème siècle, et présentant des situations et des personnages ridicules, où tout n’est que tromperie, ruse, mystification…

La Farce de Maître Pathelin, XVème siècle


Il ne restait alors qu’un pas à franchir pour reprendre le mot “farce” et en faire la bonne (?) blague pratique que l’on connaît…


Bon, un mot nettement moins gai nous arrive de *bhrekʷ-, via *bhr̥kʷ-yo-: infarctus.

L’imprononçable français infarctus nous arrive du participe infartus, du verbe latin infarcio, « bourrer, remplir ».

- Le rapport??
- Le mot est récent, il date du XIXème, et désigne génériquement une nécrose affectant un organe.
Une nécrose le farcissant...
C’est ainsi que ce bon Ernest Charles Jules Cadet de Gassicourt mentionne, dans un article de la Revue mensuelle des maladies de l'enfance traitant d’une dissection, “à la coupe, on trouve un tissu dur, (...) parsemé de points noir violacé, qui sont autant de petits infarctus”…



Allez, revenons à des choses plus agréables.

La forme suffixée *bhr̥kʷ-yo- s’est dérivée en grec, pour donner φράσσω, phrassein: entourer d’une clôture, palissader.

Oui, je sais: “Et le rapport entre “entasser” et ”palissader”?

Ben, pensez que la palissade sert surtout à se défendre, à bloquer l’adversaire, et que derrière cette palissade, on se retranche, on se masse pour répondre à l’attaquant selon l'adage "l'union fait la force"…

Sur le verbe φράσσω, phrassein s’est construit le grec ancien διάφραγμα, dhiáphrágma, composé du préfixe διά-, dia- et de φράγμα, phrágma (« clôture », « palissade », « retranchement », « défense »).

Par le latin diaphragma, nous en avons fait diaphragme, désignant notamment la paroi musculaire séparant le thorax de l’abdomen.

Diaphragme


Toujours sur φράγμα, phrágma, le grec ancien a créé φραγμίτης, phragmites: les roseaux.
Ces plantes poussant sur le bord [de l’eau].

En botanique, phragmite désigne toujours la Phragmites australis, une plante sociale aquatique.
Le roseau, quoi.

Sociale, sociale...
Parlez-en donc au chêne, on verra ce qu'il vous répondra...


phragmites australis



Diaphragme, phragmite, infarctus et farce, et (probablement) fréquent ...
L'auriez-vous cru, que ces mots étaient si étroitement apparentés?


Et là, je vais profiter un peu de ce beau temps inattendu!


Bon dimanche à toutes et tous; passez une très bonne semaine - peut-être même sous le soleil?


Et... à dimanche prochain!




Frédéric



Aucun commentaire: