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dimanche 15 mars 2015

le prédicateur a mis la bague à l'index






"Tout ce qui flatte attire.
On suit jusqu'à un prédicateur éloquent, non pour faire ce qu'il dira, mais pour l'entendre dire."



L'Homme à projets (1807)

Guillaume Charles Antoine Pigault de l'Espinoy, dit Pigault-Lebrun

Pigault-Lebrun
















Bonjour à tous !



Toujours plongés dans notre thème Langue / mot / Parole, poursuivons donc…


Dimanche dernier, nous avions découvert la racine proto-indo-européenne *deik-: montrer.
Et son dérivé, le français … dire.

Et à sa suite une flopée d’autres dérivés, comme par exemple bénir, condition, fatidique, interdire, juge, verdict

Et j’en passe.

Dingue.

Et pourtant, nous n’en avions pas fini avec *deik-.


Car *deik- est aussi derrière…

Mais je vous laisse plutôt deviner ce mot français.

Il se base toujours sur le latin dicō, dicēre.

C’est à l’origine un mot latin composé, en deux parties, dont la première, un préfixe bien connu, indique souvent l’éloignement ou la séparation, ou encore l’achèvement.

Ce préfixe, c’est …

...


...


...


ab-.



Et donc, le composé latin, c'est ... ab-dicēre. 

Le mot français ? Abdiquer.


Abdication de Léopold III (16 juillet 1951)


OUI ! Précisément emprunté au latin abdicāre.


Cette forme dicāre n’était qu’une variante de dicēre, au sens spécialisé de “proclamer”, et proviendrait d’une forme suffixée au timbre zéro (donc sans le “*e”) de notre racine : *dik-ā-.

(*dik-ā-, et non pas dick head)













Forme dicāre illustrée : ici, une sculpture en forme d'Icare

Vous vous en rappelez, le solennel dicēre s’employait en un premier temps dans le cadre juridique, ou religieux.

Dicēre, dans sa dimension juridique, pouvait ainsi signifier accorder, adjuger.
Je dis” s’entendant de la sorte comme “Je proclame / affirme / déclare, devant cette illustre assemblée …

Ab-dicāre, c’était “tout sauf” accorder, en d'autres termes, ne pas accorder, refuser d’adjuger.

D’où, par extension, renoncer. À une possession, à des droits


Sur cette même forme *dik-ā-, et toujours via le latin dicāre, nous avons encore…

dédier.

Emprunté au lain dē-dicāre, qui pouvait signifier, devant un tribunal, déclarer, révéler, ou dans le vocabulaire religieux, et se disant alors d’un temple, dédier, consacrer.

Dédier, dédicacer, dédicace, voilà encore de beaux dérivés de *deik-.


Notons également le moyen français
- mais toujours parfaitement usité dans le nord de la France et dans certaines régions de Belgique -
ducasse, réduction de dédicace au sens religieux, utilisé pour fête patronale, puis à présent pour kermesse.

La ducasse, j’en parlais déjà - notamment - ici : Quoi, tombée enceinte à la kermesse? Là tu cumules...






Eh oui, et tout ça, toujours d’une seule et même racine *deik-…!

Allez, on continue :


On retrouve encore la forme *dik-ā- derrière … prédicat.

Du bas latin praedicatumchose déclarée avec force »), participe passé neutre substantivé (excusez du peu) du composé…

  • prae- ("en avant"
et
  • dicāre ("proclamer solennellement"), 
pour ainsi donner « proclamer, vanter, louer, prêcher ».

Praedicāre nous a légué le désuet prédicament (“catégorie, ordre, rang, classe où les philosophes scolastiques avaient coutume de ranger tous les êtres, selon leur genre et leur espèce”), mais aussi prédication, prédicateur, ou prêcher, prêcheur.

Mentionnons encore ce sermon moralisateur, ennuyeux et généralement peu efficace, le … prêchi-prêcha.

prédicateurs



N’oubliez pas : la proto-indo-européenne *deik-, sémantiquement, correspondait à montrer


Toujours en latin, montrer dans/vers/à l’intérieur se disait in-dicō.

Dans un contexte juridique, indicō pouvait se traduire plus précisément par “déclarer, accuser".

Indicāre nous a bien entendu donné indiquer. Ou indication.
Nous avions encore mentionné, dimanche dernier, le latin iūdex : le juge.
Cette forme dex désigne l’auteur de l’action de montrer en disant.
Et donc ici dans ce cas précis, “celui qui montre le droit (iūs étant la Loi) par un acte de parole”.
Celui qui indiquait, ben oui, c’était …

... l’index.

Index” désignera tout d’abord ce doigt par lequel on montre, on désigne.

Le sens s’étendra par la suite : index se rapportera aussi à une indication, un signe, un indicateur (un informateur, un indic quoi !), une inscription, un catalogue

Nous avons gardé l’emploi juridique d’index dans le français … indice!

Autres dérivés: indexation, indiciel …


panneau indicateur


Un très surprenant dérivé de *deik- pourrait être …
- j’insiste ! "pourrait", car même si Wikipedia le claironne haut et fort, tous ne sont pas totalement convaincus de sa parenté avec *deik-, certains linguistes, et non des moindres, la proposant simplement comme une éventualité possible

Je disais donc :

Un très surprenant dérivé de *deik- pourrait être …
… le français… doigt.

Le doigt, toujours dans le sens de “ce qui sert à montrer

Ce sur quoi tout le monde s’accorde, c’est que doigt provient du latin populaire *ditus, contraction du latin classique dĭgĭtus (“doigt”).

Ernout & Meillet, et à leur suite Alain Rey, ne se mouillent pas trop, en rappelant que...
"généralement, on propose d’y voir (dans dĭgĭtusle dérivé d’une forme proto-indo-européenne *deig-, variante de *deik-."

Mais si la parenté était avérée, alors il conviendrait de rattacher à *deik- doigté, digital, digitale, ou l'anglais digit …

pendule "digitale" analogique



Dans le groupe germanique, même incertitude sur l’origine des mots pour “doigt”, ou “orteil”, comme l’anglais toe, le néerlandais teen, l’allemand Zehe, ou le suédois .

Je ne vous parlerai même pas du danois et du norvégien taa, du vieux norois (au pluriel tǽr, ce qui nous permettrait de supposer que les anciens Scandinaves possédaient bien plusieurs doigts), ou du frison occidental tean - devenant tuan en frison septentrional, ou carrément tône (tôn) en frison oriental, de quoi vous donner le fris(s)on.

Pour Watkins, si parenté il y a, elle viendrait probablement d’une forme au timbre o de notre *deik- : *doik-, qui pourrait alors expliquer le germanique *tailwō- à l’origine de tous ces dérivés.






Autre mot !

Cette fois basé sur le composé latin ex-dicēre, toujours à comprendre au sens de proclamer, mais teinté de la notion d’ordre, de commandement.

Le latin ēdīcō, ēdīcere faisait au supin ēdictum.

Dans l’Antiquité romaine, cet ēdictum correspondait à un règlement, une ordonnance émanant de l’Empereur, ou d’un magistrat.

Ensuite et par extension, il désignera toute ordonnance rendue par un médecin souverain.

Vous l’avez compris, ēdictum est devenu notre français édit.


Amusant: pour créer un verbe pour édit, on eut recours au latin ēdictum, pour former édicter.

Alors qu'en toute logique, on aurait dû employer éditer, mais qui était déjà pris, dans le sens de publier.

Eh.


(source)



Eh ben, je vais arrêter ici, mais en vous disant qu’on n’a pas encore fini !!

Et pour tout vous dire (psss, rapprochez-vous de l'écran), je réserve les plus belles surprises pour la fin...


Je n’en dirai pas plus.

Pom pom pom…


Et donc, à la déjà longue liste des dérivés de *deik- viennent encore de s’ajouter…

dédier, dédicace, prédicateur, prêcheur, indiquer, index, indice, édit, édicter...

... plus encore (probablement) doigt, digitale, ou l'anglais toe...



Oui, comme l'aurait dit Rimbaud dans son style inimitable,
Cette jolie p'tite racine,
C'est pas d'la bibine.


Je vous souhaite, à toutes et tous, un excellent dimanche, une trrrrès belle semaine, et vous donne rendez-vous… dimanche prochain !




Frédéric

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