- Paraît chaque dimanche à 8 heures tapantes, méridien de Paris -

dimanche 3 mai 2015

j'en suis si-dé-ré !





Les merveilles du seigneur semblent jetées sans ordre et sans dessein dans le champ de l’immensité.
Elles brillent éparses comme ces fleurs innombrables dont le printemps émaille nos prairies.
Ne cherchons pas un plan plus régulier pour les décrire. Principes des êtres, tous tiennent à toi.
C’est leur liaison secrète avec toi, qui fait leur valeur, quelle que soit la place et le rang qu’ils occupent.
J’oserai élever mes regards jusqu’au trône de ta gloire. Mes pensées se vivifieront en considérant ton amour pour les hommes, et la sagesse qui règne dans tes ouvrages.
Ta parole s’est subdivisée lors de l’origine, comme un torrent qui du haut des montagnes se précipite sur des roches aiguës.
Je le vois rejaillir en nuages de vapeurs ; et chaque goutte d’eau qu’il envoie dans les airs, réfléchit à mes yeux la lumière de l’astre du jour.
Ainsi tous les rayons de ta parole font briller aux yeux du sage ta lumière vivante et sacrée ; il voit ton action produire et animer tout l’univers.
Objets sublimes de mes cantiques, je serai souvent forcé de détourner ma vue de dessus vous.
L’homme s’est cru mortel parce qu’il a trouvé quelque chose de mortel en lui ; Et même celui qui donne la vie à tous les êtres, l’homme l’a regardé comme n’ayant ni la vie, ni l’existence.

Louis-Claude de Saint-Martin, in L'homme de Désir, 1790




Bonjour à toutes et tous.

Vous allez bien ?

Il y a quelque temps, nous discutions, à quelques-uns, réunis autour de mon ami Robert, de ce qu’était le désir.
Le terme est à présent tellement connoté.

Aujourd’hui, difficile de parler de désir - ou du désir,  c’est encore plus fort - sans volontairement ou pas, évoquer le sexe, le désir sexuel.

Que vous connaissez mal les violents désirs
D'un amour qui vers vous porte tous mes soupirs
!
Oui, c’est du Racine, Alexandre, III, 6

Alexandre ?
Amusant, car dans le film d'Yves Robert Alexandre le bienheureux, Alexandre, il est justement bienheureux parce qu'il n'a plus de désir(s) ! (Ou alors, il n'a plus qu'UN désir, celui de ne plus rien faire, voire de ne plus en avoir...)

Alexandre et le chien


Mais revenons à notre désir.
Le mot n’a pas toujours évoqué cette pulsion proche des instincts

Que nenni.

J’ai toujours en tête le titre d’un ouvrage bien connu des mystiques, L’homme de Désir, écrit par Louis Claude de Saint-Martin, en 1790.

Et je peux vous l’assurer, ce n’est pas un livre qu’on lit d’une main, avec un kleenex dans l’autre.
Ou qu'on cache, ado, sous son lit, en espérant que sa mère ne le trouve pas. (c'est du vécu)


Ce livre très dense, voire quasi incompréhensible, raconte la vision de l’auteur de la condition humaine.

Qui pour lui est avant tout divine. (Oui, on est pas chez Zola)

Croyez-moi, avec Louis Claude de Saint-Martin, on est bien loin de l’idée que l’on se fait du désir à l’heure actuelle.


Alors quoi ?

Désir ? Le mot vient d’, que signifie-t-il, qu’y-a-t-il derrière ??

En étudiant son étymologie, j’en suis tombé sur le q.

Vraiment !

J’espère que de même, vous allez être éblouis par ce qui s’y cache...


Désir”, commençons par là, désigne communément une pulsion charnelle, proprement l’action de désirer, ou son résultat.

Ou encore :

Désir : Action de désirer; aspiration profonde de l'homme vers un objet qui réponde à une attente.

Mouvement instinctif qui traduit chez l'homme la prise de conscience d'un manque, d'une frustration.

Ou encore…

Aspiration instinctive de l'être à combler le sentiment d'un manque, d'une incomplétude.

(Il y a encore plein d’autres définitions du mot, il vous suffira d’ouvrir le moindre livre de psychanalyse pour en savoir plus…)


Désir, déverbal de désirer, nous vient du latin.
Pas vraiment surprenant, j'en conviens.

Pour être précis, par réduction phonétique, du verbe latin dēsīderō, à infinitif: dēsīderāre, composé de de-, et de -sideror.

Et ici, les amis, on décolle… !

Fusée Ariane au décollage

Car sideror s'est créé sur sīdus, qui désignait… l’astre, ou les astres !

La constellation, l’étoile, la planète, les astres de la nuit. 

Ou alors, par extension,
dans ce monde antique où tout ce qui était en haut était en bas, où tout était gouverné par les astres…,
le temps qu’il faisait, la saison, l’époque de l’année.

Constellations visibles dans l'hémisphère nord

Sīdus, en ce sens, désignait aussi, précisément, l’influence (parfois plutôt négative, d’ailleurs) des astres.
(Nihil novi sub sole comme dirait l’autre, on trouve toujours un coupable à ses maux, rarement soi-même…)
L’expression populaire “vivere duro sidere” aurait pu se traduire ainsi par vivresous une dure étoile”, entendez sous une mauvaise étoile.

Sextus Propertius, Properce, dans son Élégie VI (Á Tullus), nous dit ainsi…
At tibi, seu mollis qua tendit Ionia, seu quaLydia Pactoli tingit arata liquor, seu pedibus terras seu pontum remige carpes, felix accepti sors erit imperii ; tum tibi si qua mei veniet non immemor hora, vivere me duro sidere certus eris.
J’ai trouvé de ce passage une traduction ma foi bien proche du texte original : (le site où je l’ai trouvée : ici)
"Mais toi, là où s’étend la molle Ionie, ou bien là où les flots du Pactole teignent les champs de la Lydie, que tu parcoures la terre à pied ou la mer à la rame, tu auras un sort heureux en tant que commandant ; alors, s’il vient un moment où tu te souviendras de moi, tu sauras que je vis sous une dure étoile"

Sīdus, siderĭs, l’astre, la constellation


le Lockheed L-1049F Super Constellation

Oui !

D’où, bien entendu, sidéral, intersidéral.

L'USS Enterprise, bien sûr...


Ou ... sidéré !
Emprunté au participe passé sideratussubir l’action funeste des astres”, ou même, d’une façon plus euh concrète ?, recevoir le ciel sur la tête : être frappé d’insolation.

C’est sous cette acception d’”être influencé par les astres” que le mot entrera en français, et y sera utilisé jusqu’au XVIIIème.

Ce n’est qu’au XIXème qu’il prendra son sens de “être frappé de stupeur”, être esbaudi


Mais pour comprendre de-sideror, il faut d’abord parler de con-siderare.
Où le préfixe con- (cum-) revêt un caractère d’intensité.

Il existait un mot latin pour l’étoile, stella. 
Mais stella, c’était plutôt l’étoile… isolée.

Au contraire de Sīdus, la constellation.

Stella Artois, la bière belge que
le monde s'arrache, et que les
Belges qui aiment vraiment la
bière ne boivent vraiment pas

Les augures regardaient intensément le ciel, le scrutaient, le contemplaient pour y lire les présages, qu’ils interprétaient notamment par la disposition des étoiles.

Véritables prêtres romains

C’est à cette activité que correspondait le verbe con-siderare.

Consīdero, consīderare, bien sûr, nous a donné … considérer, dans le sens de regarder attentivement, réfléchir à…

Et dēsīderāre, où l’on retrouve ce préfixe privatif bien connu dē-, marquant la séparation, le manque, l’éloignement, la cessation…, pouvait se comprendre originellement comme “cesser de voir un astre”, “en constater l’absence”…

D’où, ultérieurement, dans la langue populaire, regretter l’absence (de quelqu’un ou quelque chose)

Ainsi, le latin dēsīderium, pour regret, désir.


C’est fort non ?


Le désir
- c’est sidérant ! -,
si l’on se fie à ses premiers emplois latins, correspond donc plutôt à la perte, au regret.
Celui qui désire est en fait “en manque”.

Cette vision que nous nous faisons du désir en tant que “souhait” est nettement plus tardive.


Et notre latin Sīdus, y’ v’nait d’où, hein hein?

Eh oui! (Allez, tous ensemble :) D’une RA CI NE   IN DO - EU RO PÉ EN NE  !

 *sweid-1, briller”.


Oui, les astres, c’est tout simplement ce qui brillait, là-haut dans le ciel…

Ce serait une forme suffixée de cette racine, *sweid-es, qui serait à l’origine de PIE XII Sīdus.

Et on suppose également qu’une forme variante *sweit- serait à l’origine du vieux norois svidha, être roussi, brûlé.

Que nous retrouvons dans l’anglais swidden, désormais vieilli (on utiliserait plutôt le terme slash-and-burn à présent), désignant une friche sur brûlis (euh, là j’ai dû un peu chercher).

Slash-and-burn en Finlande, 1893


Il se pourrait également que ce soit toujours *sweid-1 qui se cache derrière le lituanien svidus (brillant)…


Mais donc, récapitulons :

Désir, considérer, sidéral, sidérant - ou même l’anglais swidden (aussi sous la forme swithen), qui sera, je pense, plus difficile à placer -, TOUS sont descendants d’une seule et même racine proto-indo-européenne, tous sont cousins !

Désir et sidéral ?? 
Et considérer ?
Vous y auriez pensé, vous, à rapprocher ces mots aux sens si différents ?
Auriez-vous cru que le mot désir tirait sa source du firmament ? 


Ah oui, j'oubliais !
Pour Louis-Claude de Saint-Martin, l'homme de Désir, c'est l'homme qui prend conscience de sa nature divine
- céleste ! -,
et de ce qu'il a perdu en s'incarnant
Et qui, dans la souffrance que provoque ce manque, travaille à revenir à l'Unité dont il est issu.

Bah oui, toutes les religions ou philosophies vont dans ce sens, si vous les regardez bien...  


Sur ce, je vous souhaite à tous un très bon dimanche, une très bonne semaine,
et vous donne rendez-vous…

... dimanche prochain.

PS : sept années plus tard (nous sommes aujourd'hui en 2022), les choses m'apparaissent moins claires. Sīdus pourrait ne pas désigner l'astre qui brille, mais bien la cible, ce que vous visez en regardant le ciel. De Vaan spécule que la racine à l'origine de sīdus pourrait être, par un glissement sémantique, *sh2-i-, lier, relier”.

Frédéric

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