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dimanche 12 juillet 2015

De La bruyère à John Irving en passant par JS Bach. Pas mal non?





"Au cinéma, bien mieux encore que dans les livres, j'ai appris également que l'homme fort ne traînait pas ses guêtres n'importe où. Qu'on avait peu de chances de le rencontrer sur un sentier parfumé de Normandie ou dans les ruelles confites d'ennui de Clermont-Ferrand. L'homme fort exige des lieux à la mesure de sa force."

Annie Leclerc, Parole de femme, p. 27 (1974).

















Mais c'est dingue, ça ? C'est tout moi !! 
Effectivement, JAMAIS vous ne me rencontrerez sur un sentier parfumé de Normandie.
Et alors, dans les ruelles confites d'ennui de Clermont-Ferrand, n'en parlons même pas !

C'est DINGUE ! Mais comment savait-elle ???







Bonjour à tous.


Aujourd’hui, en ce beau dimanche (ici, ce serait bien, d'ailleurs, qu’il pleuve un peu pour les jardins…), nous continuons l’étude de notre “super-racine*wer-3, tourner, plier,
“super” parce que d’elle dérivent d’autres racines.

Une petite récap, peut-être ?
Il me semble que ce serait bien à propos…

Revoyons l'action au ralenti:

Tout a commencé par l’étymologie du français traverse.
Peuchère, même le Transsibérien, il peine, quand elle souffle, la tramontane
  
PS: pour David Vincent, en revanche, tout a commencé par une nuit sombre, le long d’une route solitaire de campagne, alors qu’il cherchait un raccourci que jamais il ne trouva. 
Mais... euh ... je m'éloigne.

Tout a commencé par l’étymologie du français traverse, créé sur le composé latin trā(n)suersus, derrière lequel se cachent deux racines proto-indo-européennes :

  • *terə-2, traverser, passer au/à travers, ou au sens figuré (“aller au-delà, dépasser”): triompher, vaincre, 
et


Après avoir traité de *terə-2 lors de deux dimanches:
et


nous avions courageusement entrepris de creuser *wer-3, tourner, en commençant par sa racine dérivée *wert-
Convertir (au proto-indo-européen) en divertissant? Ca c'est une idée! Je n'y aurais JAMAIS pensé...!

Puis, dans Un Anglais roulant en Jeep Wrangler (et non en Land-Rover) ? Wrong. Simplement wrong., nous nous étions arrêtés sur deux autres de ses racines dérivées: *wreit- et *wergh-.

Ensuite, nous passâmes à la racine dérivée *werg-.
"converge", ou "osons aborder l'hermaphrodisme"

OK pour tout le monde?
(astuce! Quand vous voyez du texte d'une autre couleur, et que le pointeur de votre souris change de forme en s'y promenant, eh bien, il s'agit de liens!!! Et si vous cliquez dessus, hop, magie, vous serez transportés vers l'article en question...) 


Aujourd’hui, il sera question de …

*wreik-

Gentille petite racine proto-européenne, toujours dérivée de *wer-3, et cette fois au sens de … tourner! (oui, je sais, c’est vraiment surprenant)

Allez, disons qu’ici, le sens générique de “tournerpourrait se rapporter plus précisément à “se tordre, se tortiller”.


Nous la retrouvons, *wreik-, dans le proto-germanique *wrīg‑.
D’où dériveront, par exemple, le néerlandais wriggelenfrétiller…”, ou l’anglais to wriggle: se tortiller, frétiller, se trémousser, voire frissonner.



Mais ce même germanique *wrīg‑ est également à la base du vieil anglais wrīgian: tordre, pencher…
Sur lui s’est créé l’anglais wry, qui pourrait se traduire notamment par “déformé, de travers”…

To go awry, c’est partir en c**ille, s’en aller à vau-l’eau...

Quand le correcteur automatique goes awry



Notre racine *wreik- a également donné au germanique le verbe *wrīþaną, tordre, sur lequel s’est construit la forme *wristiz-: cette partie de l’anatomie humaine qui permet à la main de se tordre si facilement : le poignet.

En découleront l’allemand Rist, le dos, la cambrure de la main, le vieux norois vríða, qui donnera par exemple les danois, suédois ou norvégien vrist, ou l’anglais - vous l’aurez compris - wrist, toujours le poignet.

dos de la main, bien en évidence


poignet de porte

Brrr, ça me fait penser à ces effrayants chandeliers, dans...


La Belle et la bête, de Jean Cocteau, 1946


Mais ... le germanique *wristiz- s’est aussi dérivé en francique

Précisément dans le francique *wrist‑, “cou-de-pied”, la partie antérieure et supérieure du pied près de son articulation avec la jambe. 

Ce que la cambrure de la main est à la main, si vous voulez.



Et de ce *wrist‑ est né le vieux français guestes (1426).
Qui évoluera en guietres (1432), puis, par réfection, en guestre (1538).

C’est sur ce guestre que nous avons créé guêtre,
enveloppe de tissu ou de cuir qui recouvre le haut de la chaussure et parfois le bas de la jambe”.
On suppose que le mot est à l’origine un terme rural.

On l’emploie dans quelques locutions figurées probablement issues du contexte militaire, comme “tirer ses guêtres”, pour partir (milieu du XVIème siècle), “traîner ses guêtres (quelque part)” pour “y aller”.

En Belgique, on dira encore “avoir quelqu’un à ses guêtres” pour “devoir s’en occuper (financièrement)”.

À nouveau, le mot vieux français est passé à l’anglais, pour donner gaiter.
(À nouveau parce que j'en ai un peu marre d'entendre que l'anglais envahit le français, alors qu'il y a bien plus de mots d'origine française en anglais que l'inverse. Et que c'est bien par sa porosité à d'autres langues - ce qui le rend si riche - que l'anglais est à présent ce qu'il est, en position dominante...)
guêtres

Un autre dérivé germanique de notre *wreik- proto-indo-européenne, le verbe *wraistjan, tordre, s’est transmis, par le vieil anglais wrǣstan, de même sens, à l’anglais moderne.

To wrest, c’est arracher violemment, probablement à comprendre, à l’origine, “en tordant”.

Et to wrestle, c’est lutter au corps à corps. En ce sens, on y retrouve la notion de torsion, de renversement...

Si comme moi vous adorez les bouquins de John Irving, vous saurez déjà que Irving pratiquait la lutte gréco-romaine, "greco-Roman wrestling", et qu’il est vraiment difficile de ne pas trouver un bouquin de lui sans ours, sans wrestling, sans Vienne en toile de fond, ou encore dont l’action ne se passe pas en Nouvelle-Angleterre.

Greco-Roman wrestling
Lire du John Irving, pour moi, c’est un peu me retrouver chez moi, dans un univers connu, balisé, mais renouvelé à chaque fois. 
Un peu comme écouter - je parle toujours pour moi - du Bach, qui me ramène à la maison, au fil de mes idées, en structurant le temps (car la musique, les amis, c’est de la sculpture temporelle!). 
Encore mieux, écouter Bach interprété par Glenn Gould, et entendre alors en plus la voix de ce [pur génie ou vieux fou], c’est selon, qui ne pouvait s’empêcher de chanter (et pas très bien - il faut bien le dire) en jouant…
Glenn Gould et un de ses rares amis, Bruno Monsaingeon


Allez, je sens bien que vous en avez envie...
La partita n°2, BWV 826, en Ut mineur,
jouée et chantée par Glenn Gould 





Enfin - et pour revenir à notre sympathique *wreik- -, sachez que l’on pourrait, avec beaucoup, beaucoup de prudence, la rapprocher de divers mots européens pour … bruyère.

Alors, en quoi la bruyère pourrait être associée à la notion de tourner, tordre ? 

Tout qui a un jour tenté de déraciner de la bruyère sauvage - lors d’un voyage en Ecosse, pour la ramener chez soi, par exemple - saura à quel point ladite bruyère, ou du moins sa racine, a cette capacité à s’enrouler, à se tordre, à s'entortiller pour s’accrocher à un sol des plus arides et caillouteux.

bruyère

Notez, la bruyère peut aussi être torsadée, comme ici sur
ce porte-mine

Ce qui semble certain, c’est que le “bruyère” français provient du latin populaire *brūcaria ("(terrain couvert) de bruyère"), dérivé du latin médiéval brucus.

Ce dernier issu lui-même du gaulois *bruco (désignant lui la fleur de bruyère en tant que telle).

*bruco dérivant - allez, c'est du gaulois, donc... OUI -, du proto-celtique *wroyko-, que l’on retrouve par exemple dans le breton brug, le gallois grug, le gaélique (tant irlandais qu’écossais) fraoch, le cornique gruk, l’italien brugo, le catalan bruc, l’occitan bruga
(on parle de groupe italo-celtique, c'est pas pour rien)

Ce qui est parfaitement avéré, c’est que l’un des noms scientifiques de la bruyère, Erica, provient du grec ancien ἐρείκη, ereikē, emprunté en neo-latin sous la forme erice ou erica.
C’est d’ailleurs cette forme erica qui est toujours conservée en italien - Aurora, tu me confirmes?
Du grec ancien ἐρείκη, ereikē, nous arrive aussi Hypericum, le genre dont font partie les millepertuis (l'herbe de la Saint Jean)...!
millepertuis (source)


Tout aussi avéré, le fait que les mots balto-slaves soient fichtrement proches de la racine proto-celtique (wroyko-, pour les mal-retenant ou trop-vite-lisant).

Ainsi, le russe вереск (“vierisk”), le tchèque vřesk, le polonais wrzask, le lituanien vìržis ou encore le letton virzis, dérivant tous du proto-slave *versъ.

Tout ça, donc, semble exact, et en tout cas reçoit l’aval de la communauté linguistique dans son ensemble.


Maintenant, les suppositions :

*wreik- serait à l’origine du grec ἐρείκη, ereikē, et tant qu’à faire du proto-celtique (*wroyko-, ça y  est?) et du proto-slave *versъ.

Bon, rien n’est prouvé, pour certains - et non des moindres - les formes celtiques et slaves ne sont en rien liées ; il ne s’agit que d'un accident, de pur hasard si elles se ressemblent à ce point.

Quant au grec ancien ἐρείκη, ereikē il serait simplement un emprunt à une langue non-indo-européenne (oui, le fameux substrat pré-grec!).


Mais si jamais…


Si jamais bruyère venait bien de *wreik- (rêvons un peu), alors, le français brusque en dériverait!
Car brusque nous vient du latin brucus.

Et ce par l’italien brusco, substantif désignant une plante épineuse, le fragon.

Le substantif s’est transformé en adjectif, au sens de (pensez aux épines) rude, non poli, âpre, pour désigner le vin (circa 1340), et s’est également employé au figuré.

Le mot proviendrait du bas latin bruscus (fragon épineux).

- Mais, “bruyère” venait du latin brucus, pas de bruScus??
- Oui, absolument!

Mais voilà, on pense que bruscus ne serait que le croisement du latin médiéval brucus, bruyère, et du latin rūscum, qui, lui, donnerait notamment, plus tard, le provençal rusc: le houx.

fragon épineux (source)




Et maintenant… l’apéro !!

Passez un très beau dimanche, une radieuse semaine, et revoyons-nous, disons… dimanche prochain?

La super-racine *wer-3 n’est toujours pas tarie…




Frédéric

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