- Paraît chaque dimanche à 8 heures tapantes, méridien de Paris -

dimanche 16 août 2015

Amazon vient de me livrer "Deliverance", de Boorman. Génial.






J'ai parlé de ces volontaires qui, chez les Germains, suivaient les princes dans leurs entreprises (…) Tacite les désigne par le nom de compagnons (…) nos premiers historiens, par celui de leudes (…)


Montesquieu,

De l'Esprit des lois, XXX, xvi






















Bonjour à toutes et tous !


Vous êtes-vous déjà demandé ce que les mots libre, liberté signifiaient - étymologiquement parlant, évidemment ?

Quelle pouvait être leur origine ?

Cet article m’a été soufflé par une lectrice, qui se reconnaîtra, et que je remercie ici.




J’avais en fait déjà abordé le thème, à la saint-Jean d’hiver 2014 (surtout, relisez Moi, effrayé par un flibustier ?? Allons allons…), avec la racine *prī-, “aimer”.

Racine qui est à l’origine, par exemple, de l’anglais free. OUI, libre ! 
(Lisez ou relisez Moi, effrayé par un flibustier ?? Allons allons… , car cet article-ci est en quelque sorte la suite de celui-là.)

Oh, qu’est-ce que c’est beau !!! Aimer c’est rendre libre...

Ben non, justement, pas du tout.

Quand vous aurez lu - ou relu - cet article du 21 décembre 2014, vous comprendrez parfaitement ce que je veux dire.

Oui, car la vie en rose, c’était pas trop le genre des Indo-Européens.
Ni des peuples qui les suivirent, des millénaires plus tard.


Cette fois, donc, intéressons-nous au mot français libre.
Mais je vous aurai prévenus.


A l’origine, une racine proto-indo-européenne. Ce qui ne devrait pas trop vous faire sursauter.

*leudh-2

“aimer”, “libérer”?

Non, absolument pas : “augmenter”, “grandir”.

Oh, mais c’est trop géant ! “Etre libre, c’est permettre de grandir” 

Pardonnez-moi, mais là ça devient vraiment du n'importe quoi.
(Et, grand prince, je passerai sur le "trop géant". C'est pas plutôt "trop énorme", non ?)


Avant de vous donner la forme sur laquelle s’est construit le latin, et dont nous avons hérité pour le mot “libre”, je vous propose de nous intéresser à la forme de degré plein de la racine, *leudh-2, tout simplement.

On la retrouve dans le balto-germanique *liud-i‑ (ou *leudi- selon les modèles de retranscription).

Et ce *liud-i- balto-germanique, il désignait l’épanouissement, par la liberté, hein ??

NON.

Il signifiait tout simplement… les gens. L’Homme, avec un grand H.

Mais c’est fantastique, enfin !! Pour ces peuples, donc, l’homme était naturellement libre…

MAIS NON.

Les gens, c’était tout simplement ceux qui croissaient et se multipliaient (l’idée n’est pas vraiment nouvelle).

Ça, c’est pour expliquer le lien curieux, étrange et pénétrant entre le sens de départ de *leudh-2 “grandir” et ce balto-germanique *liud-i‑, “les gens”.


Mais il faut à présent définir ce qu’étaient les gens !

Les gens, c’étaient … vous, nous, ceux qui vous ressemblaient, qui avaient les mêmes prérogatives.
Les genslibres.
Les autres, les esclaves, ce n’était tout simplement pas des gens, des personnes.

Eh oui. Et dire qu'on vient de , les amis !

Pour certains, il y eut un âge d’Or, tout était mieux avant.

Mmwais... Il est parfois sain de remettre les pieds sur terre, et de réaliser à quel point nos sociétés ont évolué.

Pas toujours en bien - je vous le concède -, mais on avanceC'est déjà ça.


Alain Souchon, C'est déjà ça


Ainsi, vous comprenez pourquoi une racine qui signifiait “grandir” désigna une population particulière, les hommes libres.


Dans les langues germaniques, *liud-i- Menuhin est devenu par exemple :

  • le vieux norois lýðrles gens, les hommes”, d’où découlera l’islandais lýður ou le norvégien lyd,
  • le vieux frison liūd “les gens”. Même sens pour le vieil haut-allemand liut, devenu l’allemand Leute ou le néerlandais lieden,
  • le vieil anglais lēod (toujours “les gens”, mais aussi, par extrapolation, la nation, le peuple, ou carrément celui qui incarne la nation (ou du moins qui est censé le faire): le chef, le dirigeant), 
  • le scots lede


Dans les langues baltes, *liud-i- devint par exemple, et toujours dans le sens de “gens”, le lituanien liáudis, ou le letton (mais l’est-on vraiment ?) laudis.

Dans les langues slaves aussi, il est là !
Pensons notamment au russe люди (“ljoudi”), toujours “les gens, les hommes…”, issu du … vieux slavon d’église - mais oui! - l’udъ (de même sens).

Ah oui ! À noter que le *liud-i‑ balto-germanique s'était construit sur le verbe germanique *leudan-, “grandir”, cognat du sanskrit रोधति, ródhati, de même sens.
Ceci simplement pour vous faire réaliser le chemin parcouru par cette si petite mais combien vaillante *leudh-2, qui partit un jour des steppes pontiques, vers le sud-est pour gagner ce qui deviendrait l’Inde, mais aussi vers l’ouest, vers ce qui serait un jour l’Europe occidentale
Ca fait rêver, non ?
(source)


Bon, n’oublions quand même pas que sur ce balto-germanique *liud-i s’est également construit le … francique … *leudi.

Et… - Oui, vous l’avez deviné - sur ce francique *leudi s’est créé un mot ... français.
Le français leude.
En passant par le bas latin leudes.

Un peu vieilli, si pas totalement obsolète, notre leude français…

Le Grand Robert nous explique que chez les Germains et les Francs, le leude était un grand vassal attaché à la personne du chef, du roi.
Ces leudes étaient liés au roi par un serment (le leudesanium) et des dons.

Leudes mérovingiens.
Une bonne tête, non?



Alors, venons-en à présent à notre français libre.
Il nous arrive du latin līber, “libre”.

La signification de līber ? 
Libre comme “libre dans sa tête" ou "il est libre, Max(-ximianus)”, certainement,
mais encore “libre d’agir à sa guise”,
forcément aussi “qui est de condition libre”,
ou encore libre parce que “non occupé”.

Le latin līber dérive lui d’une forme suffixée de notre *leudh-2: *leudh-ero‑.

*leudh-ero‑ ? Mais? ça me dit vaguement quelque chose, mais quoi ?? 

Ouiiiiiii! L’ancien grec ἐλεύθερος, eleútheros !

Beh oui, encore un dérivé de notre petite *leudh-2.

Dans lequel on retrouve cette même notion de condition de l'homme libre ; ἐλεύθερος signifiait libre, mais revêtait également le sens de "qui convient à un homme libre, digne d’un homme libre".
Comme quoi, à l’époque le grec et le germanique s’entendaient à merveille…


Mais revenons au latin līber.

Nous lui devons libre, et liberté, libération, libérateur...


(source)



Libération de Paris




Libération rendue possible, entre autres, par ces gens. 
Sans qui nous serions peut-être encore sous la coupe nazie.
L'équipage d'un B24, Liberator :






Mais à līber, nous devons aussi...
  • libéral, libéraliser, 
  • livrer (du latin liberare, « libérer, mettre en liberté », et délivrer (du bas latin de-liberare, créé sur liberare, qui l’eût cru), délivrancelivraison, livreur 
(oui, si liberare signifiait "rendre libre, affranchir", en langue populaire cependant, il signifiait aussi "remettre à", "fournir", d'où cette double descendance) 
  • mais aussi libertin et libertine, libertinage.
Libertinage ! En littérature, on peut bien évidemment penser à Beaumarchais, à Marivaux et son marivaudage...   
Mais l'insoutenable légèreté du monde s'exprime aussi particulièrement bien en musique, comme dans Così fan tutte, ossia La scuola degli amanti, opéra de Mozart sur un livret de Lorenzo da Ponte  -"Laurent Dupont", ça sonne tout de suite moins bien -, avec qui il venait d'écrire Les Noces de Figaro et Don Giovanni.

Ci-dessous, un véritable petit bijou, une pure merveille...   
(Bon d'accord, ça n'a pas le niveau de papaoutai, évidemment, mais quand même, quand vous entendez ce genre de choses, vous réalisez tout le beau dont l'Homme est capable. Et ça fait du bien.)
Le trio "Soave il vento", tout simplement un des plus beaux morceaux de musique jamais écrits, et divinement interprété ici lors du festival de Glyndebourne, en 2006.
Fiordiligi - Miah Persson (soprano), la blonde - et Dorabella - Anke Vondung (mezzo), la brune, accompagnées par Don Alfonso (basse) - Nicolas Rivenq. 
Fiordiligi et Dorabella sont sincères, lui...  un peu moins, mais se met en retrait.
Ecoutez comment ces voix vibrent ensemble... 
Comme l'une a besoin de l'autre pour exister, 
comme chacune permet à l'autre d'exister, 
comme elle s'écoutent et se respectent
comme le tout est tellement supérieur à la somme de ses parties.


Soave sia il vento
Tranquilla sia l'onda
Ed ogni elemento
Benigno risponda
Ai nostri desir. 
Suave soit le vent,
Tranquille soit l'onde,
Puissent tous les éléments
Favorablement répondre
A nos désirs.

Pour les amateurs de séries télé british, sachez que Barrington Pheloung, le compositeur des musiques des Inspecteur Morse puis des Inspecteur Lewis, a repris, pour le thème principal de Lewis, les violons de Mozart... Ecoutez !
En hommage à Morse, qui était fou d'opéra, et particulièrement de Cosi Fan Tutte. (mais je suis sûr que s'il vivait encore, il écouterait Stromae en boucle, je vous rassure)




  • ou même libéro. (oui, je poursuis la liste des dérivés de līber, 'faut remettre les pieds sur terre)
- Je vous avoue que je ne savais pas ce qu’était un libéro, n’étant pas vraiment un amateur de balle au pied (c’est un euphémisme). 
Mais soit. -
Libéro, emprunt à l’italien libero (libre!), désigne - c’est du moins ce qu’affirme Alain Rey - le joueur de l’arrière ou du milieu de terrain qui, étant libéré du marquage individuel, peut agir en attaque comme en défense.

Ce qui est quand même fantastique.


Ouf, impressionnant. Et donc, ils courent dans des cerceaux rouges?


Ah oui, et il y a aussi le très intéressant... livrée.
(merci à Alain Rey pour cette étymologie)
A l'origine (1290 !), le terme désignait les vêtements livrés, remis par un seigneur aux personnes attachées à son service.

Puis, par extension (fin XIVème), les habits dont les galons, les boutons, l'étoffe... rappelaient les armoiries du maître.

Sans plus de lien avec son sens original, le mot prit alors son sens actuel : "habit d'une couleur convenue porté par les domestiques d'une même maison"... Par extension : parure, apparence d'un animal...

Grande livrée de la Maison du roi (de France):
Justaucorps de grande livrée, vers 1770-1780,
drap de laine bleu foncé, parements de serge rouge,
galons en passementerie de soie rouge et de lin crème
source : Bulletin du Centre de recherche du château de Versailles


Eh ben voilà…

Comme ça vous saurez tout (ou presque) sur le français libre, et avant de vous plaindre de votre condition - ce que nous faisons tous, je pense -, peut-être vous direz-vous qu’au moins, vous êtes un homme, une femme libre.

Enfin, je l’espère pour vous.
Vous savez, c’est surtout dans la tête que ça se passe…


Puissions-nous nous libérer. Qu’au moins ce blog vous fasse rêver, c'est déjà ça.




Je vous souhaite, à toutes et tous, un excellent dimanche, et une TRES bonne semaine !

A dimanche prochain ?

Duel(l)ing banjos,  extrait de Deliverance, John Boorman, 1972





Frédéric,
plus vraiment en vacances…
Mais bon, ça aussi, c'est dans la tête que ça se passe.




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