- Paraît chaque dimanche à 8 heures tapantes, méridien de Paris -

dimanche 11 octobre 2015

les vagabonds rêvent-ils qu'ils traversent des gués?





(...)
– Je vous disais donc que la Chouette me martyrisait pour me faire pleurer : moi, ça me butte ; pour  la faire endêver, je me mets à rire, et je m’en vas au pont avec mes sucres d’orge. La borgnesse était à sa poêle... De temps en temps, elle me montrait le poing. 

Alors, au lieu de pleurer, je chantais plus fort : avec tout ça, j’avais une faim, une faim ! 
Depuis six mois que je portais des sucres d’orge, je n’en avais jamais goûté un... 
Ma foi ! ce jour-là, je n’y tiens pas...
Autant par faim que pour faire enrager la Chouette, je prends un sucre d’orge et je le mange.
– Bravo, ma fille !
– J’en mange deux.
(...)


Eugène Sue,
Les Mystères de Paris, 1843

(un extrait où Fleur-de-Marie raconte à Rodolphe et Chourineur
sa vie tragique sous le joug de cette grosse truie violette de Madame Bérangère, dite la Chouette)

Fleur-de-Marie

et l'horrible
Madame Bérangère


Bonjour à tous.


Après avoir étudié, dimanche dernier, l'étymologie proto-germanique et proto-indo-européenne de l'anglais dream, le rêve, qui je vous le rappelle, provient de la racine proto-indo-européenne *dhreugh-, "tromper", passons donc à l'étude de notre français rêve.

Comme je vous le disais, son étymologie est - selon l'expression consacrée - d'origine incertaine.

Mais essayons quand même...


Ce que nous savons pour sûr (c'est déjà ça) :

Le verbe rêver est attesté d'abord, au XIIème siècle sous la forme resver, puis rever - l'accent circonflexe n'apparaissant seulement qu'au XVIIème siècle.

Le verbe a d'abord eu le sens de "délirer", puis celui de "dire des choses extravagantes, déraisonnables" (on est là, oh, au début du XIIème).

Au XVIème, le verbe a pris le sens de "laisser aller sa pensée au hasard, sur des choses vagues", "Inventer de toute pièce, s'absorber dans..."

Ce n'est finalement qu'au XVIIème siècle que le sens moderne se dégage...



Examinons maintenant deux très belles hypothèses quant à son étymologie.


La première

Resver/rever peut être vu comme un composé.

En première partie, le préfixe bien connu re-, qui pourrait ici indiquer la répétition, l'approche ou l'éloignement...

Facile.

Pour ce qui est de la vedette américaine 
(ben oui, celle qui se produit en seconde partie, ahaha, je suis si drôle aujourd'hui) 

Programme de l'Olympia, 1964 :
les premières parties,
et les vedettes américaines,
en plus grands caractères
(le grand Trini Lopez,
l'immense Sylvie Vartan
et un groupe anglais)

- je parle donc de esver -, Oscar Bloch et Walther von Wartburg nous racontent, dans leur Dictionnaire étymologique de la langue française qu'il pourrait simplement s'agir d'un verbe *esver, non attesté 
(sinon je ne me serais pas amusé à le précéder d'un astérisque - vous pensez vraiment que je n'ai que ça à faire ??), 
mais dont on pourrait supposer l'existence par l'ancien français desver : "perdre le sens, devenir fou".

Desver qui s'est transmis jusqu'à nous sous la forme en-desver. 

Le moderne 
(certes vieilli, mais encore utilisé par Eugène Sue dans ses Mystères de Paris, quand même) 
endêver se comprend comme être dépité de quelque chose, enrager.


Cette forme *esver, donc, proviendrait d'un gallo-roman *esvo, "vagabond", qui ne serait que la réduction phonétique d'un latin populaire - et tout aussi peu attesté - *exvagus, de même sens.

*exagus -> *exvagu -> *exvo -> *esvo


Ce *exvagus, lui, serait composé du préfixe ex- marquant l'intensité, et de ... vagus (ça j'aurais pu le dire tout seul) : qui erre ça et là, en d'autres termes, vagabond.

On pourrait même alors imaginer une forme gallo-romane vagare, à l'origine d'autres composés modernes comme divaguer, ou extravagant.

C'est joli !!

Et si l'on en croit cette étymologie, rêver serait plutôt divaguer, laisser son imagination aller ça et là.


La deuxième hypothèse, à présent :

Celle-ci émane de Pierre Guiraud et figure dans son très prenant Dictionnaire des étymologies obscures.

Pierre Guiraud (1912-1983) chez Pivot


Guiraud n'est pas vraiment convaincu par cette réduction de *exvagus en *exvo.
Mais comme il est très poli, il dit simplement qu'elle est peu normale.

En revanche, pour lui, resver proviendrait du latin... ēvādēre. "Sortir, s'échapper". 
Oui, celui-là même à l'origine de notre moderne évader.

Il y aurait eu, pour passer de ēvādēre à resver, une forme intermédiaire *re-ēxvādēre.

Rêver, en ce sens, serait plutôt "s'échapper de la réalité en imagination"



Ahah !

Qui a raison?
Comme Alain Rey le dit si bien, "les deux hypothèses, vraisemblables et ingénieuses, reposent sur des reconstitutions invérifiables".

Eh oui.
Alors, comm' d'hab', c'est vous qui choisissez.


Mais dans l'un ou l'autre cas, étymologiquement, rêver, c'est finalement un peu toujours la même chose : aller ça et là, sortir, s'échapper.

Nous y trouvons toujours cette même notion d'"aller".


Bon.
Maintenant, considérons, comme Guiraud, que rêver est le digne descendant du latin ēvādēre.
Qu'est-ce que ça implique ? 

Eh bien, que par transitivité, rêver provient de la racine proto-indo-européenne *wadh-2, "aller.
("aller"? Ça, si vous suivez le blog depuis un certain temps, vous le savez déjà, ça ne veut pas dire grand'chose. Disons que "aller" est le plus petit commun dénominateur à tous les sens retrouvés dans les mots dérivés de la racine. Pour rétrécir le champ sémantique de *wadh-2, soyons fou, disons qu'elle devait plutôt signifier avancer, aller plus avant, avancer pas-à-pas... )
Ah là là, je vous gâte, quand même...

Quelque chose à dire au sujet de *wadh-2? 
Mais c'est déjà fait, enfin !


Mais oui, oh !! 
Prenez votre temps, relisez calmement, tranquillement, sereinement des fjords à l'Euphrate.

Vous y verrez qu'hormis évader, *wadh-2 nous a aussi légué - justement - le gué, ou "invasion", ou encore l'anglais wade : patauger, passer à gué. 


Passage de gué, Pays de Galles



Et si maintenant, en accord avec Bloch et Wartburg, nous admettions que rêve provient du latin vagus, "errant, vagabond..." ?

Ouais bon. Là, si on l'admettait, les choses seraient un peu plus complexes...
Vous voulez vraiment qu'on l'admette ?

Vraiment vraiment ?

Allons bon.
L'étymologie du latin vagus (errant, vagagond, mais aussi, vague, inconsistant...) est bien difficile à cerner. À cette étymologie, la notion de vague irait assez bien, il faut en convenir.

Michiel de Vaan reconstruit bien une forme parente proto-italique : *wago-, continuation d'une possible racine proto-indo-européenne...

*huog-o- ou *huog-ó-

que l'on retrouverait par exemple dans le vieux haut-allemand wankon, "chanceler, tituber".
Et c'est à peu près tout.
À part quelques rares formes germaniques particulièrement obscures, cette racine n'aurait pas donné de descendance.
Non, pas même en hittite ou en tocharien B. Et ne parlons pas du vieux slavon d'église.

Pfff.


Dur dur.


Ah, allons jeter un coup d'oeil du côté du Wiktionary (ne jamais le considérer comme une référence absolue, surtout pas - oh que non -, mais bon, parfois il donne de bonnes idées...) :
Uncertain, but possibly from Proto-Italic *wāðō, from Proto-Indo-European *weh₂dʰ- in the sense of "breaking away with straightforward motion."

Ici donc, on irait plutôt dans le sens d'une racine proto-italique *wāðō- (toujours "avancer pas-à-pas, progresser"), dérivée d'une racine proto-indo-européenne retranscrite sous la forme... 

*wehdʰ-...


Et vous savez quoi ? 

Cette forme *weh est en réalité précisément la forme wadh-2 selon Watkins.

OUI, celle du gué, et tout et tout. (Ah ça, je vous l'avais dit, qu'il fallait lire des fjords à l'Euphrate)

C'est LA  M Ê M E !!!

Ca vous plait, ça ? Moi non !
Pas du tout, même.

Ou alors, on devrait admettre que les latins vagus ("vagabond") et vadum ("gué") sont parents proches (mais alors, proches proches), et qu'ils dérivent tous deux de la même racine proto-indo-européenne.

Boooof. 



Et puis, aucune de mes sources les plus récentes n'ose faire ce rapprochement.

Ouiinnnnn.



Retour à la case départ, piste creuse.

retour à la case départ


Alors quoi ?

Ben, ch'ais pas, moi.
Si vous voulez vraiment mon avis, j'opterais plutôt pour l'idée de l'imagination vagabonde, selon Bloch et Wartburg.
Et peut-être pour une racine proto-indo-européenne *huog-o-, probablement "errer...", que l'on retrouve aussi sous quelques emplois dans le groupe germanique (et aussi celtique, pour tout vous dire, mais avec tellement d'inconnues que je préfère carrément ne pas en parler).


Allez, faisons une p'tite récap, et puis on conclut :

Rêve vient soit ...
  • du latin vagus, "vagabond" <= peut-être? *huog-o- ou 
  • du latin ēvādēre, "sortir, s'échapper" <=*wadh-2
  • ou on n'en sait RIEN !
Je continuerai à chercher, sait-on jamais...


En guise de conclusion, 
  • c'est pas toujours les mots d'apparence les plus simples, les plus courants, qui sont les plus faciles à traiter. 
  • Et souvent, quand on creuse l'étymologie d'un mot, et que l'on veut surtout retrouver sa racine la plus ancienne, on cale. Lamentablement. (Dites-vous aussi qu'à ce jour, on n'a réussi à reconstruire que moins de 2000 racines proto-indo-européennes.) (Oui, à raison d'environ une par dimanche, vous comprendrez vite que vous m'aurez encore longtemps sur le dos.)
  • On ne peut que le constater : l'étymologie proto-indo-européenne des mots français est le parent pauvre des études de linguistique historique. 
  • Souvent, je dois bien vous l'avouer, je m'en sors, je retombe sur mes pattes grâce aux liens que je peux établir avec des mots germaniques, qui eux, ont fait l'objet de recherches poussées. Heureusement pour moi, le français a énormément donné à l'anglais, et une partie non négligeable de notre vocabulaire provient du vieux francique.

Mais surtout, surtout, que ceci ne vous empêche pas de rêver !


Les rêves sont en nous, de mon compatriote
feu Pierre Rapsat 



Bon dimanche à tous !

Je vous souhaite une excellente semaine, et rêve de vous retrouver...
dimanche prochain.




Frédéric

PS: Françoise Nore a publié sur son site un excellent article sur les surprenants rapports entre le rêver français et le rave anglais. 
C'est ici : http://www.francoisenore.com/articles/rave-rever.
Et puis, allez voir son site, au contenu soigné et surtout recherché, fouillé, précis...!

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