- Paraît chaque dimanche à 8 heures tapantes, méridien de Paris -

dimanche 22 mai 2016

"Je maintiendrai" hurlait Lady Caroline à sa triste famille






To his wife he was very little otherwise indebted, than as her ignorance and folly had contributed to his amusement. This is not the sort of happiness which a man would in general wish to owe to his wife; but where other powers of entertainment are wanting, the true philosopher will derive benefit from such as are given.


La seule chose dont il fut redevable à sa femme était l’amusement que lui procuraient son ignorance et sa sottise. Ce n’est évidemment pas le genre de bonheur qu’un homme souhaite devoir à sa femme, mais, à défaut du reste, un philosophe se contente des distractions qui sont à sa portée.


Jane Austen, 

Pride and Prejudice ("Orgueil et préjugés")

(Avec ce petit extrait de l'oeuvre de Jane Austen, vous aurez remarqué que j'établis subtilement la transition avec l'article de la semaine dernière, qui traitait notamment de l'anglais entertainment)



Bonjour à toutes et tous!

Dimanche dernier, je vous annonçais “au moins deux dérivés construits sur les latins manu et tenēre”.

Eh bien... c'est parti!

Pour le premier, nous le retrouvons sous des formes analogues dans pratiquement toutes les langues romanes (à l’exception du roumain), ce qui tendrait à prouver que les Roumains sont de gros fainéants, ou que le mot existait déjà à l’époque latine.
(Personnellement, je crois plutôt qu'il existait déjà à l'époque latine.)
Le mot?
  • En espagnol, mantener
  • en italien mantenere
  • en portugais manter
et en français...? Oui, maintenir. Bravo!

En ancien français, le mot signifiait en réalité plein de choses:
  • soutenir (protéger, avoir sous sa garde), 
  • “tenir pour vrai, croire”, 
  • “s’y prendre”, 
  • “se porter, être dans tel état”.
Le seul sens qui ait survécu - tous les autres ayant disparu au XVIème - , c’est celui de “conserver dans le même état”, et en parlant d’un discours, d'“affirmer avec constance”.
(Non, s’il vous plaît, pas de “- avec qui?”. Vous serez gentils)

“Je maintiendrai”, devise de Guillaume Ier d'Orange-Nassau, devenue la
devise nationale du royaume des Pays-Bas.

Du verbe maintenir, nous avons tiré le déverbal... maintien.

Il signifia tout d’abord “fait d’être dans tel état”, d’où manière de se tenir, posture.
Ce n’est qu’au XIXème qu’il se spécialisera pour “façon aisée de se tenir en société”.


Irrésistiblement, ce mot me fait penser aux personnages de Jane Austen.
(source: la jolie page de Lyn Stone)

Ou plus précisément, à ce que Jane Austen, dans son anglais si châtié, eût appelé way (“façon, manière) ou encore carriage: port, maintien, les (bonnes) manières…

Vous avez lu Jane Austen? Ah, si vous lisez l’anglais, je vous la recommande.
Et sinon, lisez-en les traductions. (Suis-je clair?)

Jane Austen

Je dois vous l'avouer, si j’ai lu ses six romans, de Sense and Sensibility à Persuasion, c'est peut-être en partie dans le vague, le fol espoir, ravivé de livre en livre, qu’il s'y passât enfin quelque chose.

Oh je ne critique pas - loin de là! -, j’adore son anglais d’une finesse, d’une qualité ...
(Cet emploi de “adorer” est, je vous l'assure, bien réfléchi ; je suis en adoration devant l'écrivain, et son écriture.)
c'est moi, là, en vert, avec des ailes, sur la droite

Mais bon, si vous aimez l’action, lisez plutôt un bon Tom Clancy: le style y est, disons, plus ... direct, mais quand vous êtes plongé dans une aventure de Jack Ryan, vous perdez votre capacité de choisir, vous n'êtes plus qu'un jouet, vous DEVEZ impérieusement dévorer les derniers chapitres du bouquin - et d’une traite qui plus est -, sous peine de ne pas pouvoir faire autre chose, tout simplement, tant le suspense y est insoutenable.
(insoutenable, descendant du latin sustineō, composé de sus- et teneō)

Le formidable Thomas Ruggles Clancy, Jr., dit Tom Clancy,
qui nous a quittés le 1er octobre (rouge, je suppose) 2013

Chez Jane Austen, disons que ce n’est pas vraiment la même chose…

Va-t-elle (l'héroïne) finalement s’éprendre du beau, très noble et très riche Lord Machin, ou du moins beau - et aussi un peu moins riche et un peu moins noble - Lord Bidule? Suspens!!
Imaginez: 
Il pleut à verse, le beau (riche, noble) Monsieur de Trucmuche dont elle fut amoureuse, mais qu'elle éconduisit comme une grosse connasse pour ne pas nuire à sa famille il y a plusieurs années, lui tend le bras pour qu’elle puisse grimper dans la calèche avant d’être complètement trempée, et que la boue ne la recouvre jusqu'aux genoux. 
Ce geste signifierait-il qu’il ne l’a pas oubliée?? 
(L'héroïne mettra quand même pas loin d'une page entière à se poser la question.)

Mais lisez Jane Austen, franchement! Je me moque, mais je l’adore!
Et en plus, son écriture est pleine d'humour.
Bon, ne vous attendez quand même pas, devant ses mots aiguisés et ses descriptions acides, à vous écrouler dans une crise de fou rire, ou à vous taper sur les cuisses à ne plus savoir vous en remettre.  




Non, bien sûr, mais ses traits d'esprit sont tellement cinglants et si bien écrits, et son écriture si précise, si savoureuse... 
Sa langue est si belle... 
Là, je ne blague pas. 
Quand je pense que quelqu'un - de ces gens qui pullulent sur Internet, qui s'imaginent savoir, mais qui en savent tellement peu qu'ils ne réalisent même pas qu'ils ne savent pas grand-chose ; communément, on les appelle des cons - avait décrété, dans un certain groupe - de linguistique, quand même! - sur Facebook, que “l'anglais était basique, ou quelque chose du genre... 
(À sa décharge, dans le contexte, ce bien brave homme défendait vaillamment sa langue bien-aimée contre les perfides attaques du simplissime anglais ; le pauvre bougre confondait vraisemblablement le seul type d'anglais auquel il avait accès, le globishque les Anglais eux-mêmes ne pratiquent pas, et ne comprennent pas toujours! -, et ... l'anglais.) 


Typiquement Janeaustenien


Mais bon, je m'égare...


Un autre mot dérivé du couple manu tenēre, c’est encore ... manutention.

Nous l’associons à présent à la manipulation, au déplacement des marchandises, des colis (à l’intérieur d’un entrepôt, d’une usine, d’un magasin…).

Pourtant, à l’origine, rien à voir! (RIEN)

rien

Le mot, du XVème, est un emprunt de la langue juridique au latin médiéval manutentio “protection, appui, aide”. (Pensez à la notion de maintien.)

En droit il signifiera soutien, conservation...
“Manutention d’un arrêt, manutention des lois…”
Il sera ensuite utilisé dans le sens de maintenance, maintien, “administration, gestion”.
“Manutention des deniers publics”
De là, mais bien plus tard, découlera son sens moderne, qui ne date, figurez-vous, que du XIXème.
M'est avis que ce sens (relativement) récent s'est bâti en partie sur la confusion avec manipulation.


Manu, 'tention!


Allez hop, poursuivons.

Notre sémillante petite *ten-, toujours par le latin teneō, tenēre, nous a encore donné...



Mais cette fois, c'est VOUS qui allez trouver le mot...










Voyons, si je vous dis qu'il provient plus précisément de rĕtǐnĕo, rĕtǐnēre (arrêtercontenir, d'où retenir),

que c'est un substantif que nous cherchons,

qu'il s'emploie surtout au pluriel...

Une idée?

Allez!

Un nom féminin.

Il s'emploie surtout en ... équitation...

Et désigne une courroie...

YESS! Rêne.

Le français rêne provient de *retina, courroie pour guider la monture, déverbal en latin populaire de rĕtǐnēre. 

C'est de ce *retina, soit dit en passant, que les correspondants romans de notre rêne descendent également:
  • l'italien redina, 
  • l'espagnol rienda, 
  • le catalan regna, 
  • l'ancien provençal regna, 
  • le frioulin rèdine,
  • le portugais rédea...
les rênes 

(Et surtout, n'allez pas, un seul instant, imaginer que rétine pût provenir de *retina!  
Malheureux!
Rétine est emprunté au latin classique rēte, rets, filet”, la rétine présentant un filet, un tissu, un réseau de vaisseaux sanguins.)


Autre chose, à présent.

Savez-vous ce qu'est une tenure? 
(Ou du moins, ce que c'était)

Ce terme de féodalité désignait ...
la condition sous laquelle une personne (le tenant) avait à disposition (tenait!) un fief,
ou encore ...
la possession en fait d'une chose immobilière (on parle de terres).

Ce tenure provenait du latin populaire *tenitura, dérivé de *tenitus, créé lui-même sur le latin tentus, le participe parfait passif de ... teneō, tenēre, bien évidemment.

Au XIIème siècle, sur tenure, l'ancien français créera tènement: la terre qu'on tient comme fief.

Alors bien sûr, via l’anglo-normand, tenant et tènement sont passés à l'anglais...
(mais oui, encore une fois: dans ce sens-)
... pour devenir, en anglais moderne, tenant, et tenement.

Même si le contexte a (bien) changé, ces mots, ma foi, ont conservé leur signification première...
Oui! Tenant désignant à présent le locataire, et tenement, l'appartement, le logement qu'il occupe.

The Tenement House, Glasgow, une propriété du
National Trust for Scotland...
... que vous pouvez même visiter virtuellement ici!

Sachez encore que ce brave vieux tenure lui-même s'emploie encore à l'heure actuelle en anglais!

Il peut désigner, pour un professeur d'université, le fait d'être titulaire.
On parlera d'un tenured professor: d'un professeur titularisé.

Cette titularisation est supposée garantir cette saine indépendance d'esprit dont le professeur a besoin dans ses recherches, car dès lors qu'il est titularisé, l'université ne peut plus s'en défaire si facilement...
Ici donc, ce n'est donc plus des terres que l'on alloue, mais un titre, un poste. Mais le sens d'origine est toujours bien tangible.


... Et on en a encore PLEIN, de dérivés de notre charmante *ten-.

On continue la semaine prochaine?


Je vous souhaite, à toutes et tous, un délicieux dimanche, et une formidable semaine!



Frédéric

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Attention, ne vous laissez pas abuser par son nom: on peut lire le dimanche indo-européen CHAQUE JOUR de la semaine! (Mais de toute façon, avec le dimanche indo-européen, c’est TOUS LES JOURS dimanche…)
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Et pour nous quitter,
une très douce interprétation, chorale, de Robin Adair”,
air (anonyme?) irlandais(?) sur lequel on raconte que Lady Caroline Keppel mit des paroles.

Ce qui est certain, c'est que Jane Austen fait jouer ce morceau par son héroïne Jane Fairfax, dans Emma” (1815).

Elle-même, Jane Austen, a dû le jouer, ou même le chanter - qui sait! -,
car on en a retrouvé plusieurs versions dans sa collection de partitions.

L'histoire des paroles de cette chanson est savoureuse, même si totalement fausse:

Lady Caroline avait épousé le dénommé Robin Adair contre l'avis de sa propre famille, son mari étant d'un rang inférieur.
Cette femme amoureuse écrivit alors ces paroles (un peu mièvres dirions-nous, mais soit) pour manifester tout l'amour qu'elle éprouvait pour son mari, en réponse à l'attitude de sa famille...”

Á l'écoute de ce morceau si doux,
ayez donc une pensée pour Lady Caroline, peut-être,
mais surtout pour Jane Austen...




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