- Paraît chaque dimanche à 8 heures tapantes, méridien de Paris -

dimanche 29 septembre 2013

Maître corbeau, sur un arbre perché...


article précédent : Quatre-vingts / dix? Joli score!



Le Corbeau et le Renard,
Illustrations pour les
"Fables choisies mises en vers par M. de la Fontaine",
François Chauveau (1613-1676)


This is your last chance. After this, there is no turning back.
You take the blue pill - the story ends, you wake up in your bed and believe whatever you want to believe.
You take the red pill - you stay in Wonderland and I show you how deep the rabbit-hole goes. 

Morpheus à Neo, dans The Matrix, 1999


La pilule rouge, et la bleue…



Bonjour à tous !


- Avertissement -

Vous ne serez plus le / la même après la lecture de ce dimanche.
Il y aura eu "vous avant" et "vous après".



Car nous allons traiter de deux questions fondamentales.


La première :

Pourquoi dit-on fromage, alors qu'en italien, on dit (avec la bouche et les mains) formaggio FRO / FOR ??


Fromage

Formaggio


Et puis, la deuxième :

Pourquoi dit-on justement fromage en français, ou formaggio en italien, mais que l'on s'évertue à dire queso en espagnol, Käse en allemand ou cheese en anglais ?


Vous avez encore le choix !

A l'image de Morpheus, dans The Matrix, je vous fais à présent choisir la pilule rouge, celle qui va vous révéler la dure vérité, ou la bleue, qui vous permettra de continuer à vivre en toute insouciance.


Choisissez bien…


Vous avez choisi la pilule bleue ? N'allez pas plus loin, refermez immédiatement cette page.







Et à présent, pour celles et ceux qui choisi la pilule rouge, allons-y :

Le français fromage, comme l'italien formaggio, nous vient du bas latin formaticus caseus.

Signifiant fromage moulé dans une forme.


Oui, mais, vous l'aurez compris, "fromage" vient de "moulé dans une forme" : formaticus !
Pas de "caseus", qui lui désignait bien le fromage !!!

Eh oui, c'est dur à entendre, et surtout à admettre…

Formaticus, c'est littéralement "ce qui est formé, fait dans une forme".

Le bas latin formaticus provient, forcément, du latin classique, en l'occurrence de forma : la forme.
Ou plus précisément, la forme à fromage, le moule, dans le sens de "l'éclisse dans laquelle on dresse les fromages".

Ouais, sur ce coup-là, nos ancêtres ont fait fort, en confondant l'adjectif et le nom qu'il qualifiait.

Bravo.

Et vous aurez déjà compris que le français fromage n'est que le résultat de l'inversion des o et r… de formaticus.

Farpaitement !



Comme dans "infractus", "aréoport", "aéropage", "rénuméré", "astérikse" ou "inoptisé"…

Dur dur…

Eh oui, le français fromage provient de ce que l'on appelle une métathèse, une permutation phonétique.

Du temps où j'apprenais à faire du vol-à-voile, j'avais un vieux moniteur, Frans, qui nous parlait toujours de l'aréodrome
Nous l'avions baptisé Farns, je crois qu'il n'a jamais compris pourquoi…
 
Mais donc, si l'on devait dire qui a raison ou tort - même si cela n'a aucun sens ni intérêt quand on parle de langues - l'italien gagne !

Formaggio est plus correct que ce curieux français fromage.


Alors, d'où elle vient, cette altération ?

Pouh, difficile à dire, mais nous savons qu'en ancien français, on disait bien formage.
"Fromage", cette version altérée du mot, est une variante datant au moins de la fin du XIIème siècle.

Nous retrouvons encore la trace de la version originale formage dans l'occitan "fourma", repris sous la célèbre tournure francisée "fourme".

Je pense notamment à la SUCCULENTE fourme d'Ambert !

Fourme d'Ambert

Tiens, au fait, vous avez lu "Les copains" - j'espère !! - de Jules Romains ?


Au début de l'histoire, un soir de beuverie, ils - les fameux copains - tombent sur une vieille carte de France remisée dans un grenier représentant les chefs-lieux, et sont fascinés par deux yeux qui les fixent méchamment dans la pénombre, correspondant en fait aux points sur la carte représentant Ambert et Issoire.
Ils vont donc se venger de ces deux villes, ce sera l'essentiel du roman !
Une pure merveille d'humour absurde, pas vraiment franchouillard, plutôt franchement british… 
Louis Henri Jean Farigoule,
dit Jules Romains, 1885 – 1972


Bon, voilà, première déception: nous devons peut-être à quelques ancêtres qui aimaient trop le vin en accompagnement du fromage, cette mutation, ce néologisme - même si du XIIème - cette malformation qu'est "fromage".

Bon, essayons d'oublier…

Et le latin forma, il vient d'où ?

Du grec.
Comme souvent.
Enfin, dans ce cas précis, on le suppose.
Car rien n'est certain.
Mais il provient peut-être de l'ancien grec μόρφα, morpha, "forme corporelle, constitution", variante de μορφή, morphē: "forme, façon, apparence, contour, corps", et ce via l'étrusque.

morpha - forma??

Eh oui, il s'agirait aussi d'une solide métathèse de derrière les fagots



Pour ce qui est de l'origine du grec μορφή, morphē, malheureusement, on n'en sait pas grand-chose.

On suppose, sans plus, l'existence d'une racine proto-indo-européenne, mais que l'on ne trouverait que dans la branche grecque :

*merph-

C'est sous la forme *morph-, variante au degré o, que cette racine nous a donné ces mots en -morph- comme métamorphose, morphème, amorphe

- Euh, morphème ??
- Oui, en linguistique, on définit généralement un morphème comme le plus petit élément significatif, isolé par segmentation d'un mot, le plus souvent dépourvu d'autonomie linguistique. De même que le phonème, le morphème est une entité abstraite susceptible de se réaliser de plusieurs manières dans la chaîne parlée. 
D'autres questions ? 
Allez, un p'tit exemple: "Il ne sait pas" est composé d'un morphème discontinu "ne (…) pas" qui indique la négation.

Ou … Morpheus !

Morphée, Μορφεύς / Morpheús, c'est le dieu des rêves, le fils du sommeil, littéralement le "faiseur de formes"…

Morphée et Iris,
Pierre-Narcisse Guérin, 1811


Voilà donc pour fromage / formaggio.

Italy: one point.


Quant la deuxième question, vous en connaissez déjà la réponse !

C'est le latin caseus (fromage) qui se retrouve dans le queso espagnol, le Käse allemand, le cheese anglais.

Ou encore l'italien cacio, le portugais queijo, le roumain caș, l'irlandais cáis, le breton keusn, le gallois cawsou, ou carrément le français … caséine !

La caséine, cette protéine qui constitue la majeure partie des composants azotés du lait.


Quant à lui, le latin caseus pourrait provenir (encore une fois, on nage dans les suppositions) d'une racine proto-indo-européenne :

*kwat-

Aux sens de "fermenter", ou "aigre".


On retrouve encore un descendant de *kwat- en russe : le квас ("kvas") est une boisson fermentée et pétillante.
Bien qu'elle ne soit que légèrement alcoolisée, elle est très populaire en Russie, en Ukraine, en Biélorussie, au Kazakhstan et dans d'autres pays d'Europe centrale et d'Europe de l'Est.

Vendeuse de kvas


Enfin, en sanskrit, क्वथते, kváthate, toujours basé sur *kwat-, signifie “ça bout”.




Bon dimanche, bonne semaine à tous, et …
… à dimanche prochain !





Frédéric

dimanche 22 septembre 2013

Quatre-vingts / dix ? Joli score !


article précédent : des mille et des cents



Les jours de nos années reviennent à soixante et dix ans, et s'il y en a de vigoureux, à quatre-vingts ans ; même le plus beau de ces jours n'est que travail et tourment ; et il s'en va bientôt, et nous nous envolons.

Psaumes 90:10, Bible David Martin de 1707



La Bible de David Martin, dans son édition de 1744



Bonjour à toutes et tous !

Les meilleures choses ont une fin…

Notez - voyons le bon côté des choses - les pires,  aussi.


En tout cas, notre grande série consacrée aux nombres arrive bien à sa fin.

Nous l'avions commencée le dimanche 9 juin 2013, avec un article très intelligemment consacré à "nombre" :
Namasté, nomade économe !

Et depuis, ben nous avons, sans discontinuer, parlé des racines proto-indo-européennes qui se cachent derrière les nombres un, deux, trois, quatre … jusqu'à dix, puis cent, et enfin mille.
Nous avons aussi abordé l'étymologie du suffixe -ante, désignant les dizaines...

Nous avons vu que tous les nombres français de un à dix, ainsi que cent, faisaient bien intégralement partie de notre patrimoine linguistique proto-indo-européen, et que plus encore, l'on retrouvait les mêmes racines d'origine dans pratiquement tous les groupes de langues indo-européennes.

Pour mille, en revanche, nous perdions cette belle cohésion, ce qui tendrait à prouver que la notion de "mille" n'avait ni sens ni intérêt pour nos lointains ancêtres.


Selon les linguistes spécialisés, le proto-indo-européen était bien un système décimal (Mallory et Adams l'AFFIRMENT!), même si - eux-mêmes le disent! - la coexistence avec d'autres systèmes ne peut être entièrement exclue.

Ce que nous pouvons encore dire des nombres proto-indo-européens, c'est que pour la plupart, on ne peut plus en retracer l'étymologie : d'où nous viennent ces racines elles-mêmes ?

Alors, comme...
  • d'une part, les spécialistes vous diront que les cultures humaines que nous connaissons, lorsqu'elles sont basées sur l'élevage, ont toutes développé un système achevé de comptage, très probablement lié à la nécessité basique de garder la trace des animaux, d'en faire le suivi,
  • et que d'autre part, les vestiges archéologiques semblent affirmer que les peuplades proto-indo-européennes - sans pour cela nous éclairer précisément sur leur nature précise - étaient depuis longtemps familières des animaux domestiques,
il est quasi certain que le système numérique que nous pouvons reconstruire en proto-indo-européen est bien antérieur au proto-indo-européen!

(Vous allez le voir, et ce n'est pas sans raison: l'élevage est un peu le fil rouge de ce post...) 

Un mouton


Les éléments constitutifs des numéraux proto-indo-européens se perdent ainsi dans la nuit des temps, avec pour nous, hélas, plus vraiment d'espoir d'en retrouver jamais l'étymologie première…

Hormis pour les deux racines évoquant "un" :  *oi-no- (voir  Karaton (Aksungur), contemporain d'Olympiodore, 412-422, en était.) et *sem- (voir C'est simple: trop souvent ensemble, on finit par être assimilé l'un à l'autre…), et celle désignant cent : *ḱm̥-tom (mais ça c'est de la triche, la racine *dḱm̥t dḱm̥-tom- ne signifiant finalement que dix 10), on ne sait plus rien de l'étymologie des racines elles-mêmes.

Bah oui, il y a bien quelques suppositions autour des origines de *oktō(u)- (huit) et de *newn̥- (neuf) :
  •  *oktō(u)- (huit) serait littéralement "deux 4".
  •  Quant à *newn̥- (neuf), il s'agirait de "dix moins 1".

Et pour le reste, comme je vous le disais, ben, on n'en sait plus rien


Mais on ne l'a pas encore totalement clôturée, notre série numérique !

Avant de tourner la page - elle est dure à tourner je vous l'avoue -
je voudrais encore passer un peu de temps - allez, juste un peu !! - sur …

Onze.

Et aussi vingt.

- Onze ??
Et pourquoi onze ?

Onze

1. Parce que le français onze nous vient du latin undecim ("onze"), et que undecim s'est construit sur...
  • unus, dérivé de *oi-no- (un), et 
  • decem, dérivé de *deḱm̥t- (dix).
Onze, littéralement, c'est donc "un et dix".
Onze, ce serait un peu l'inverse de neuf, quoi...

2. Et que l'anglais eleven ("onze") nous vient lui aussi de *oi-no-.

Eleven se base sur le vieil anglais endleofan, dérivé du composé germanique *ain-lif-.
  • *ain- est bien le descendant de *oi-no-, appelé à devenir l'anglais "one".
  • Et *lif- nous vient d'une racine proto-indo-européenne véhiculant la notion de "laisser": *leikʷ-. (Intéressante à plus d'un titre, 'faudra aussi lui consacrer un dimanche…).
Alors, comment interpréter ce "un laissé" ?
Mais oui, c'est un que l'on laisse après dix.
Un un surnuméraire, au-delà de la limite qu'est dix.

Ce qui est amusant, non ? Car ces deux mots que sont le français "onze" et l'anglais "eleven", à première vue totalement étrangers l'un à l'autre, sont pourtant des cousins étymologiquement fort proches, et nous racontent la même histoire : que nos ancêtres comptaient - au moins - en base dix.

Pareil avec le russe pour onze: одиннадцать ("adineutseut"): один + на + дцать, c'est "un sur dix". Non, pas 1/10, un dixième, mais bien "un au-dessus de dix"…


Eulleuvenn, ou Eleven en anglais...



Bon, et vingt, dans tout ça ?

Vingt mille lieues sous les mers,
bien sûr...

'ya rien qui vous choque ?

Ne trouvez-vous pas curieux ce vingt français qui ne rappelle aucunement "deux" ?

Où est l'astuce ??

Notre français moderne "vingt" - commençons par là - nous arrive du bas latin (attesté, si si !) vīnti (ou vĭnti). Ces deux formes dérivant du latin classique vīgĭnti ("vingt").

Et d'où qu'i vient, vīgĭnti ?

Ben oui, d'une racine proto-indo-européenne :

*wīkm̥tī-

Cette racine est composée de deux parties :  
  • *wi- ("à moitié", et par résultat - car quand vous divisez en deux, c'est ce que vous obtenez : deux), et  
  • *(d)ḱm̥ t-ī: "série de dix", "dix ans".

Et deux séries de dix, 2 dix, ça fait bien vingt.

La terminaison de cette curieuse forme *(d)ḱm̥ t-ī nous informe qu'il s'agit un nominatif duel : une sorte de pluriel, mais uniquement pour "deux".

En français nous ne connaissons plus, comme nombres grammaticaux, que le singulier et le pluriel, mais dans les langues où il existe, comme le slovène, le duel est un nombre en plus, s'opposant au singulier et au pluriel.

Exemple utile et pratique ?
Vous vous retrouvez au beau milieu de la Slovénie, et vous voulez dire, pour remercier votre hôte qui vient de dresser la table : "oh...
  • ... la belle assiette": vous direz : lep króžnik
  • Si maintenant, vous parlez des DEUX belles assiettes que vous avez devant vous, vous direz : lépa króžnika 
  • Et si maintenant vous parlez de TOUTES les assiettes sur la table, vous direz : lépi króžniki (il en faut donc plus que deux, sinon vous passez, dans le meilleur des cas, pour un demeuré). 

En fait, moi, si j'étais vous, j'éviterais tout simplement de parler de belles assiettes en Slovénie.

Imaginez : vous utilisez erronément le duel au lieu du pluriel, et vous provoquez ouvertement, humiliez publiquement un Slovène en lui disant qu'il n'a que deux belles assiettes, alors qu'il y en a beaucoup plus à table ? Vous avez intérêt à courir vite...

Assiette slovène

De ce nombre duel, nous retrouvons toujours des vestiges en anglais, dans l'expression "both of us", qui signifie "nous deux", "toi et moi".


Alors, j'en conviens, 'faut quand même pas être tout net pour retrouver *wīkm̥tī- dans le latin vīgĭnti.
*wīkm̥tī- est cependant peut-être plus clairement identifiable dans son autre dérivé latin vicesimus ("vingtième").

Sachez par ailleurs que la racine *wīkm̥tī- ne s'est pas contentée de nous léguer des mots latins ; elle nous a également donné le grec ancien εἴκοσι, eíkosi, le grec είκοσι, eíkosi, le gaélique irlandais fiche, le sanskrit विंशति (viṃśati), le perse بيست (bist), le tocharien A wiki ... ...

Tous signifiant: vingt !

Notons que la racine n'est pas vraiment connue des langues germaniques et slaves, mais que beaucoup des mots pour vingt dans ces deux groupes de langues reprennent une construction équivalente à "deux dix", comme par exemple l'allemand zwanzig, l'anglais twenty, ou encore le russe двадцать ("dvadsetj") ...


On peut peut-être rapprocher cette façon de calculer en mode "2 dix" que nous révèle *wīkm̥tī-, du système vicésimal (basé sur 20) utilisé dans les langues celtiques, par exemple...

Ainsi, saviez-vous qu'en Grande-Bretagne, on a pu compiler au 19ème siècle de très anciens systèmes traditionnels de comptage de moutons, tels le Yan tan tethera, s'apparentant à des comptines, qui, particularité intéressante, étaient pratiquement tous en base 20...

Deux moutons

Et puis, on retrouve encore un système résiduel de base 20 en français.

- En français ??
- Ben oui ! Sinon, pourquoi dire "quatre-vingts" pour huitante ou octante ?

Ou soixante-dix (3 x vingt + dix) pour septante, ou encore le superbe quatre-vingt-dix pour nonante

C'est encore par cette base 20 que l'on peut expliquer le nom de l’Hôpital des Quinze-Vingts à Paris, qui n'était pas spécifiquement destiné, comme on pourrait le croire, à traiter les grands ados, mais comptait simplement à l’origine 300 lits (15×20).


A ce propos j'ai de formidables collègues français, et qui lisent mon blog en plus ! - à qui j'aime rappeler que nous (les Belges) n'avons vraiment aucun souci avec LEUR prononciation de 70 ; que si septante leur pose problème, ils peuvent parfaitement dire soixante-dix, ou même cinquante-vingt, voire quarante-trente.
Pourquoi pas !! (Oh oui, même trente-quarante, ou carrément vingt-cinquante hein !)

Comme pour nonante : ils peuvent le prononcer quatre-vingt-dix, septante-vingt - ou plutôt soixante-dix-vingt). On n'est pas des intégristes…

Je proposerais même de remplacer le si tristounet cent par une forme fondée sur ce si beau quatre-vingt-dix, pour annoncer, par exemple, 105 comme quatre-vingt-dix-quinze.

195 deviendrait quatre-vingt-dix-quatre-vingt-dix-quinze.

Ce serait quand même nettement plus clair non ? Et excellent pour le calcul mental... 
Et le bonheur suprême serait de se faire épeler des suites numériques (comme des numéros de téléphone, des numéros de compte ...), et surtout, d'arriver à les retranscrire dans le bon format...
C'est déjà pas très facile à l'heure actuelle... 
- Alors, vous notez ? Cent quatre-vingt-quinze...
- Mince, comment j'écris ça ? 104 20 15 ? Ou 100 4 20 15 ? Non : 100 80 15. Zut, plutôt 180 15 ? Non, c'est peut-être 195. Ou alors 100 95... Gaaaaaah !

On retrouve également des reliquats de cette façon de compter en base 20 en anglais.

Si si !

Il y a bien longtemps, les bergers ou les gardiens de troupeaux d'une façon générale, pour dénombrer leurs animaux, ont dû probablement prendre l'habitude de faire une marque toutes les vingts têtes par une entaille dans un bâton ou sur une planche... (méthode parfaitement compatible avec des comptines de type Yan tan tethera, soit dit en passant...)

Trois moutons

Cette notion de couper, entailler, nous la retrouvons dans le champ sémantique d'un mot vieux norois, skor, "entaille".

Et ces marques, ces entailles représentant autant de "vingt", c'étaient les scores, mot bien évidemment dérivé du vieux norois skor.

Bâtons à compter les moutons ("tally sticks")

Oui oui, il s'agit bien du même score qui est passé en français ; ce mot qu'on utilise pour rapporter les résultats d'une équipe sportive.

On dit d'ailleurs typiquement d'un footballeur qu'il démolit sa Porsche, soit, mais aussi qu'il marque un but. En soi, ça ne veut rien dire ! Ca sous-entendrait même qu'il sait écrire(!).
Mais on retrouve derrière cette expression cette même notion : marquer un événement pour s'en souvenir…
En décomposant, on pourrait la comprendre, en deux temps : "Le joueur met un but", et ce but, on le marque pour le comptabiliser.

Et il n'y a relativement pas si longtemps, on utilisait encore communément en anglais threescore pour soixante, fourscore pour quatre-vingts

Threescore and ten years (septante ans, ou mieux, littéralement : soixante-dix ans!), ça représentait une vie d'homme

... Comme vous l'apprendrez dans l'édition de 1611 de la Bible du roi Jacques (King James Bible), aux Psaumes 90:10 :

The dayes of our yeres are threescore yeeres and ten, and if by reason of strength they be fourescore yeeres, yet is their strength labour and sorrow: for it is soone cut off, and we flie away.




Bon dimanche à toutes et tous !
Et puis, une bonne semaine, aussi !

Et pour dimanche prochain, il s'agira d'un sujet plus, voyons... mangeable.






Frédéric

dimanche 15 septembre 2013

des mille et des cents



"On ne peut pas tromper une personne mille fois... 
si, si on peut tromper mille personnes une fois... euh mille fois... 
non, on ne peut tromper pas une fois mille personnes, Odile, 
mais on peut tromper une fois mille personnes, 
oui on ne peut pas tromper mille fois..."

Émile Gravier (Sam Karmann) à Odile Deray (Chantal Lauby)
in La Cité de la peur, 1994

Tirade inspirée d'une citation d'Abraham Lincoln:
"You can fool some of the people all the time and all the people some of the time
but you cannot fool all the people all the time
"
(Vous pouvez tromper quelques personnes tout le temps et tout le monde quelques fois, mais vous ne pouvez pas tromper tout le monde tout le temps)


La Cité de la peur


Bonjour à toutes et tous!


Bon, d'accord, je sais, c'était pas spécialement d'la tarte, l'article de dimanche dernier, ceud mìle fàilte chez les Tochariens (A)


Mais comprenez-moi, cette notion de Satem-Centum est aux études proto-indo-européennes ce que, voyons, euh... l'orge est au whisky, si vous voyez ce que je veux dire...


Orge malté
De très bons Single Malts, ma foi...


Bon, avec tout ça, on n'en a pas fini avec *deḱm̥t-…!
(déjà deux articles dessus! Dix petits Proto-Indo-Européens et ceud mìle fàilte chez les Tochariens (A))


Vous vous souvenez de décimer, basé sur *deḱm̥t-?

Et de bucolique, vous vous en souvenez?
Hein, hein?

Le grec βουκολικος, boukolikos, à l'origine de bucolique, est composé d'un dérivé de *kʷel-1 ("tourner"): kolos, et de bous, le bœuf.


Et si maintenant je vous rappelais qu'en grec ancien, notre forme *ḱm̥-tom ("cent") étudiée la semaine dernière, avatar de *deḱm̥t- (dix), se disait ἑκατόν (hekatón)…


décimer, bous, hekatón…
Cette suite de mots vous ferait penser à quoi?

Un mot qui évoque l'idée de décimer, mais basé sur les grecs bous et hekatón


Oui??


Hécatombe!
Du latin hecatombē, recopié du grec ancien ἑκατόμβη, hekatombê, composé de ἑκατόν, hekatón ("cent"- c'est bon pour tout le monde?) et βοῦς, bous ("bœuf").

Je n'irais pas jusqu'à dire que décimer est à dix ce que hécatombe est à cent, mais on n'en est pas loin…

Hécatombe, devenu pour nous synonyme de massacre à grande échelle, désignait à l'origine un massacre à grande échelle, ou plus précisément un sacrifice de cent bœufs.
(Non, je ne parle pas de cette autre boucherie que fût la révolution française: ça c'était un sacrifice de sang bleu.)

La prise de la Bastille


Mais revenons à hécatombe: n'allez surtout pas croire que des sacrifices de cette ampleur étaient courants dans l'Antiquité!
Ils étaient au contraire plutôt rares, car souvent remplacés par des mises à mort d'une dizaine de chèvres, ou alors d'un seul boeuf.

C'était moins cher, et  puis, surtout, c'est l'intention qui compte.

Hécatombe


Ceci dit, la semaine dernière, nous avions vu que l'anglais hundred était issu du proto-germanique *hundaradą, où *hundą signifiait "cent".

Oui?


Eh bien il existait en proto-germanique un autre composé basé sur *hund(ą):
*thūs-hundi.

Soyons bien clair:
Nous ne sommes plus ici à l'époque du proto-indo-européen, de l'indo-européen commun, la souche de base; ici on se situe plus tard, quand le proto-germanique s'est déjà différencié du tronc commun.

- Ouais justement! Moi, je suis ici pour lire du proto-indo-européen, rien à cirer du proto-germanique…!
- Bonjour! Oui, je vous comprends. Mais bon, ce qui suit va quand même peut-être vous intéresser…

*thūs-hundi, en proto-germanique se serait traduit littéralement par "cent gonflé"!

*thūs- dérivé d'une racine proto-indo-européenne *teuə-2 (ou *teu-), véhiculant l'idée de "gonfler, enfler".


Et un cent enflé, à votre avis, ça pourrait correspondre à QUOI?

Il faudrait se représenter un gros cent, un cent fort, un très très gros cent






Mille.

- ...? Mille?
- Oui, mille. Un gros gros cent, c'est mille. Ce germanique *thūs-hundi est à l'origine du mot pour mille dans les langues… germaniques...
- Ah bon, ça alors? Ca j'aurais jamais cru??
- … et aussi balto-slaviques.

Comme dérivés, citons duizend en néerlandais, tausend en allemand, busund en vieux norrois, thousand en anglais…

Ou dans les langues baltes le lituanien tukstantis.
Ce qui explique par ailleurs que les Lituaniens ne parlent jamais en milliers: allez essayer de prononcer ça...

Et dans les langues slaves?
Oh ben, le vieux slavon d'église tysashta, le polonais tysiąc, le tchèque tisic, le russe тысяча ("teussitcheu") …

Bon, va pour les langues germaniques, baltes et slaves…

Mais voilà: jusqu'à cent on peut reconstruire les nombres proto-indo-européens sans trop de soucis; on en retrouve une trace dans le substrat commun proto-indo-européen.
Mais pour mille, il n'est plus question de cohésion, d'une racine commune.

Comme si - c'est l'hypothèse découlant directement de cette constatation - compter jusqu'à mille n'avait pas lieu d'être pour les tribus d'origine, avant qu'elles ne se séparent.
Cela pourrait nous donner une indication sur la taille relative de la société proto-indo-européenne originale…


Et mille dans tout ça? Notre mille français?

Les mille et une nuits


On est déjà sûrs qu'il provient du latin mīlle ("mille"), c'est déjà ça.
Et à partir de là, ça devient franchement flou.

Certains - dont Pokorny - pourraient presque imaginer envisager d'entrevoir l'éventuelle possibilité d'une potentielle filiation du latin mīlle avec la racine proto-indo-européenne


*gheslo-

Qui aurait donc pu signifier "mille"...

C'est sur elle - ou plus exactement une forme suffixée dérivée de cette racine: *ghesl-yo- que se serait créé le grec χίλιοι, khīlioi (mille), qui nous a évidemment donné le préfixe kilo-.

Le K4,
un prototype de kilogramme étalon américain,
1915

Et le latin mīlle dans tout ça?
Eh bien il serait le lointain descendant d'une autre forme composée de *gheslo-: *smī-ghslī, où *smī- signifierait tout simplement "un".

Marrant, hein, qu'au-delà de son parent latin on n'arrive pas trouver l'étymologie d'un mot aussi simple et banal que "mille"…


Inutile de vous dresser la liste de tous les composés de kilo- ou des dérivés du latin mīlle, de millième à milliard, de mille-pattes à mille-feuille, en passant par millésime

Mais bon, citons quand même l'anglais mile(+/- 1609 mètres)
Qui nous vient du vieil anglais mīl, dérivé du latin millia ("mille").
Car le mile anglais est basé sur la distance qui correspondait, pour les Romains, à "mille passuum": mille pas.

PS: ne confondons pas avec le mile marin, qui lui fait 1852 mètres.
Ni avec le mile écossais, qui fait un beau 1,81 kilomètres.
Ou le mile irlandais, qui lui faisait quand même 2.048 mètres.
Evidemment, rien à voir avec le mile londonien, qui se fendait d'un bon 1.524 mètres.

Le Royal Mile, à Edinburgh, long d'un Scots mile


Heureusement, on a simplifié et standardisé tout ça:
En Grande-Bretagne, depuis 1592, on parle désormais du statute mile de 1.609,3426 mètres.
Enfin, jusqu'en 1959, car depuis il mesure 1.609,344 mètres.
Mais ne soyons pas mauvaise langue: cette même année 1959 on a également défini le statute mile aux Etats-Unis.
D'une longueur de 1.609,3472 mètres.

Gaaaaa!!

Quant au mile romain, l'original, il semble qu'il faisait 1.482 mètres.
Mais en Sicile, il en faisait 1486,6.





Bon dimanche à toutes et toutes; passez une très bonne semaine, et…
A la semaine prochaine!




Frédéric

PS: Et si d'aventure vous vous baladez sur le Royal Mile, n'hésitez pas à entrer au Royal Mile Whiskies, où ils ont un très joli assortiment d'orge malté...

Histoire de bien capter ce que Satem-Centum est aux études proto-indo-européennes...




dimanche 8 septembre 2013

ceud mìle fàilte chez les Tokhariens (A)


article précédent : Dix petits Proto-Indo-Européens




Bonjour à toutes et tous.


Bon, rompons le suspense insoutenable créé la semaine dernière, et relançons-nous courageusement à la conquête de la racine proto-indo-européenne *deḱm̥t-.


Nous l'avions vu, *deḱm̥t- c'est dix.


Mais - pour reprendre précisément là où nous étions restés dimanche dernier -  sous une forme au degré zéro,
(entendez : où la voyelle pivot de la racine, ici - comme très souvent - un *e- disparaît)
 cette racine *deḱm̥t- s'est dérivée en une forme *-konta.

- *-konta? Mais enfin !! Comment peut-on passer de *deḱm̥t- à *-konta? OK, tu recommences à nous embobiner…
- Mais non (soupir).

Mais c'est vrai, ici vous allez devoir vous accrocher…

Pour passer de *deḱm̥t- à *-konta, on explique que sur la racine proto-indo-européenne *deḱm̥t- au degré zéro (*dḱm̥t-) s'est créée une forme suffixée *-dḱm̥-ta.

Cette forme *-dḱm̥-ta, dont la réduction (forme déclinée) est *-ḱm̥-ta, aurait existé sous une variante allongée, mais au degré o cette fois (donc prenant la voyelle o comme pivot):
*-dḱōm̥-ta.

Tout comme *-ḱm̥-ta serait la réduction de *-dḱm̥-ta, *-konta ne serait alors qu'une forme réduite, déclinée, de *-dḱōm̥-ta.


Bon, je sais, ça paraît alambiqué, mais en tout cas, cette variante *-konta nous a donné le suffixe latin -gintā, signifiant "dix fois".

C'est en utilisant ce suffixe que nous avons créé ces mots désignant les dizaines que sont par exemple quarante ou soixante

Ou tous ces mots en -génaire : sexagénaire, septuagénaire, octogénaire, nonagénaire


Prenons par exemple cinquante : il découle du distributif latin quinquegeni ("par cinquante"), basé sur quinquaginta‎ ("cinq, dix fois").

Et quinquagénaire, lui, procède du latin quinquagenarius ("contenant cinquante"), repris sur ce même quinquegeni


Et puis, soyons fous, il existe un autre mot basé sur à la fois sur "cinq" et sur "dix fois"…

Je vous laisse chercher ?

Vous avez dix secondes…







Top !

Trouvé ?


Oui : Pentecôte !

Cette fois, c'est par le grec πεντηκοστή (pentēkostē) que le mot nous arrive.

Nous pouvons le découper en penta ("cinq", voir Comment ça, "Charles-Quint au Pendjab" ?? Mais enfin, combien de verres de punch as-tu bu ?) et *-konta ("dix fois"), ce qui donne littéralement... cinquante.

Il faut ici l'entendre comme "cinquantième".

Le latin Pentecoste s'est calqué sur le grec, et désigne précisément le cinquantième jour après Pâques.

Originellement, le mot désignait la fête juive du don de la Torah, célébrée "sept semaines entières" ou cinquante jours jusqu'au lendemain du septième sabbat après la fête de Pessa'h ; ce n'est qu'à partir de 1671 qu'il est attesté comme désignant également la fête chrétienne, célébrée le cinquantième jour après Pâques, en mémoire de la descente du Saint-Esprit sur les apôtres.

La Pentecôte - 1484-1490, Lazzaro Bastiani
Tapisserie, Santa Maria della Salute, Venise


Mais, bon,  *deḱm̥t- est aussi à l'origine d'une autre racine proto-indo-européenne, très importante.

Sous une autre forme au degré zéro, cette fois suffixée en *-tom, *deḱm̥t- a donné le proto-indo-européen pour ... ... ... cent !

Oui: 100.

Cette racine, c'est *dḱm̥-tom-


Croquis des studio Disney pour un décor dans...
Les 101 Dalmatiens, 1961


Et par une réduction selon le même principe que celui déjà mis en oeuvre dans la réduction ...
de *-dḱm̥-ta en *-ḱm̥-ta ou
de *-dḱōm̥-ta en *-konta,
*dḱm̥-tom- a donné une forme déclinée...

*ḱm̥-tom.

Et c'est surtout cette forme, réduite, de la racine, qui nous est parvenue via les nombreux dérivés indo-européens signifiant "cent".

- Eh oh! Donc, mon coco, ce que tu essaies de nous dire, c'est que ce serait la MEME racine, sous une forme légèrement différente, qui aurait donné les mots pour dix et cent ??
- Euh, mais oui ! Parfaitement.


Alors, l'explication communément admise - et non réfutée par Mallory & Adams !! - qui permettrait de comprendre que la même racine dans une forme ou l'autre signifierait dix ou cent est tout simplement que la forme *dḱm̥-tom- ("cent") serait elle-même une forme abrégée d'une expression *dḱm̥t dḱm̥-tom-, que l'on pourrait traduire par "dix dix".
10 dix, 10 fois dix quoi...


Notre cent français, l'anglais hundred, le russe сто ("sto"), l'avestique satəm ... tous nous viennent de *ḱm̥-tom !

Encore plus fort : pour celles et ceux d'entre vous qui ne sont curieusement pas encore allés en Écosse, vous y voyez, à l'entrée des villages, un panneau marqué ceud mìle fàilte, que l'on pourrait traduire par "cent mille fois bienvenue".

Ceud, le gaélique écossais pour cent, en est lui aussi un fier descendant...




Allez, quelques dérivés de *ḱm̥-tom dans d'autres langues ?

Faites bien attention d'une part, au proto-celte, à l'ancien grec, au latin, et de l'autre au lituanien, au sanskrit, au perse... (je dis ça, j'dis rien)

  • lituanien : šimtas
  • proto-celte : *kantom
  • ancient grec : ἑκατόν (hekatón)
  • indo-iranien : *ćata ("sata")
  • sanskrit : शत ("śatá")
  • pachto : سل (səl)
  • kurde : sed / سەد
  • perse : صد (sad)
  • latin : centum
  • corse : centu
  • italien : cento
  • espagnol : cien, ciento
  • slovène : sto
  • tocharien (ou tokharien) A : känt
  • tocharien (ou tokharien) B : kante


Cette forme *ḱm̥-tom, mes amis, ça c'est du tout bon !
Du moins pour les linguistes spécialisés en proto-indo-européen…

Car - peut-être le savez-vous déjà - cette racine *ḱm̥-tom
- et surtout la façon dont elle a évolué dans les différentes langues indo-européennes -
a permis en son temps de mieux catégoriser et comprendre les processus de modifications phonétiques amenant cette différenciation du proto-indo-européen en toutes ses langues dérivées.

Ce n'est certes pas rien.

On distingue toujours, en évoquant les langues indo-européennes, les deux groupes de langues Centum et Satem, selon que les langues qui les composent présentent une palatalisation des consonnes vélaires originales du proto-indo-européen, ou pas.

Pour nommer ces deux groupes on a simplement repris les dérivés de *ḱm̥-tom en latin : centum, et en avestique: satem, l'un et l'autre étant un parfait porte-parole de leur groupe.

- une palatalisation des consonnes vélaires originales ? Tu't'fous d'ma gl hein ?
- Mais non, ne faites pas cette tête-là !

Les vélaires, ce sont les consonnes de type K, ou G, celles qui se prononcent depuis le voile du palais, "à l'arrière".

  • Si les consonnes sont restées vélaires dans la langue d'arrivée, on parlera d'une langue Centum.
  • Si les consonnes vélaires ont eu tendance à se palataliser - donc à se prononcer plutôt vers l'avant du palais - ou en d'autres termes, si un /k/ proto-indo-européen devient plutôt un /s/, alors on parlera d'une langue Satem.
    On parlera d'ailleurs, dans ce dernier cas, non plus de palatalisation mais carrément de satemisation !

    (bon, je schématise, hein...)

[Je vous l'avais dit, dans C'est alors que Jack Ryan proposa quelques After Eights au capitaine de l'Octobre Rouge, que la palatalisation, ça risquait de déchirer...]


Reprenez la liste des quelques dérivés de *ḱm̥-tom figurant quelques lignes plus haut...

Regardez :
  • quand le mot dérivé commence par une lettre se prononçant /k/ comme par exemple en proto-celte, en ancien grec, en latin, il provient d'une langue Centum
  • quand le mot dérivé commence par une lettre se prononçant /s/, il provient d'une langue Satem...


Cette distinction Satem-Centum est une magnifique isoglosse traversant les zones géographiques où se parlent les langues indo-européennes !

- mmmh ? Une isoglosse ?? C'est cela, oui... Tu en as encore d'autres comme ça ?
- Oh pardon, je m'emporte.

Une isoglosse (du grec γλῶσσα, glôssa, avec le préfixe iso- : "langue identique") est une ligne (imaginaire, hein) séparant deux zones géographiques qui se distinguent par un trait linguistique particulier.

Un autre exemple d'isoglosse ? Parmi les langues romanes, nous en connaissons une autre, célèbre : celle qui sépare les langues d'oïl des langues d'oc...

Pour en revenir à cette isoglosse Satem-Centum, elle sépare pratiquement parfaitement les langues indo-européennes en deux groupes :

  1. à l'ouest, les Centum : les langues italiques, celtiques, germaniques et helléniques,
  2. à l'est, les Satem : les langues indo-iraniennes, l'arménien, les langues balto-slaves (plus, vraisemblablement la branche daco-thrace des langues thraco-illyriennes - il faut quand même le signaler, même si ça risque d'en perturber plus d'un. Moi je n'en ai pas dormi pendant 3 jours).

En bleu les Centum, en rouge les Satem, et en rouge vif,
le point de départ supposé de la satemisation


- Euh oui, mais enfin on dit bien cent en français, "san", pas "kan" à ce que je sache ??
- Oui, bien sûr !
Forcément, les langues ont continué à évoluer. Les mots aussi...
Le français n'existait pas encore, à l'époque de la satemisation ; en revanche, le latin était bien présent, avec centum - à prononcer "kentum".


- Eh oh bonhomme, et les langues tokhariennes, on s'en tape ??
- Remarquable remarque !

Personnellement, j'aurais tendance à dire que "oui, on s'en tape".
Mais ce ne serait pas très gentil pour les Tokhariens (surtout les A).
(Relisez ce que les Tokhariens B faisaient aux Tokhariens A dans le post scriptum de Quand les hommes vivront d'amour. Vous y trouverez surtout une courte explication sur les langues tokhariennes - ou tochariennes - et leur découverte...)

En réalité, il faudrait plutôt chérir les Tokhariens (oh oui, même les B) car - vous pouvez le constater en relisant la liste des dérivés de *ḱm̥-tom plus haut,
(je vous avais dit de la lire, cette liste, et voilà, vous n'en faites qu'à votre tête, et maintenant, il faut bien que vous y retourniez pour la regarder ! Ah là là…),
les langues tokhariennes étaient des langues CENTUM !!
  • tokharien A: känt
  • tokharien B: kante

Eh oui, alors qu'elles se parlaient dans des régions nettement au nord-est de l'Inde, les langues tokhariennes sont Centum. Sur le petit schéma bleu-rouge qui représente l'isoglosse, elles sont bien là, en gris, sur la droite, à l'est donc...

Bluffant !

C'est d'ailleurs à partir de la découverte - relativement récente - de l'existence passée des langues dites tokhariennes que l'on a revu la théorie : jusque là, tout portait évidemment à penser que la distinction Satem-Centum était simplement d'ordre géographique, et qu'en gros :

Ouest = Centum, Est = Satem.


Ces braves Tokhariens (je parle surtout des A, mais bon, allez, aussi des B) ont à titre posthume permis de supposer qu'en fait, le phénomène s'apparentait plus à un trait aréal.

Qu'en d'autres termes, cette palatalisation - ou non - était plutôt liée aux influences mutuelles que des langues pouvaient avoir l'une sur une autre du fait des contacts de leurs locuteurs respectifs (contacts liés aux échanges commerciaux, aux guerres…).

On suppose ainsi que la palatalisation, la satemisation, est survenue comme une innovation, à partir d'un point de départ que l'on situe au nord de la mer Caspienne (en rouge vif sur le schéma), et que par contagion, elle a gagné les langues dont les locuteurs entretenaient des échanges étroits avec la ou les langues parlées dans cette fameuse zone au nord de la Caspienne.

Les Tokhariens, reclus dans leurs montagnes, n'ayant vraisemblablement rien à f. du côté de ces petits br...eurs de la Caspienne et n'ayant de toute façon aucun contact avec d'autres peuples, et s'en portant très bien comme ça, n'auraient pas suivi l'innovation… et auraient donc conservé le caractère Centum de leurs langues...

En résumé, et selon la théorie :
"Au début, le proto-indo-européen est non-palatalisé, les différentes langues qui finissent par se former sur la langue originale ne le sont toujours pas, elles sont "Centum".
Ces langues indo-européennes s'étendent progressivement au continent....
Et puis, comme ça, du côté du nord de la mer Caspienne, on commence à zozoter. Certaines consonnes, vélaires: K, G ...,  commencent à être prononcées S (ou CH, ou TS, on va pas chicaner). On a affaire là à un phénomène de palatalisation.
Cette nouvelle façon de prononcer les choses finit par être reprise dans d'autres langues, par contact.
Les langues qui n'ont pas subi cette influence seront dites Centum ; les autres, ayant opté pour cette innovation, seront dites Satem..."

- Ouais, c'est encore une fois du grand n'importe quoi ! On ne change pas sa prononciation comme ça !
- Peut-être... Pourtant les exemples abondent...

Encore récemment, une étude vient de montrer que certains habitants de Glasgow férus de EastEnders, une série télé censée se dérouler dans les quartiers populaires de Londres, commençaient à parler cockney comme les protagonistes de la série dans lesquels ils se retrouvaient !

On a ainsi constaté qu'ils commençaient à prononcer, comme de vrais Cokneys, le "th" de mots comme think et tooth comme un "f": fink, toof.

Et le "i" de mots comme milk ou people (piipeul) se transformait en "ou": moulk, poupeul.

Le générique de EastEnders


- Bon, admettons... Mais revenons-en aux dérivés de *ḱm̥-tomOn comprend que cent vienne de *ḱm̥-tom par le latin centum, mais quid de  l'anglais hundred ?? Aucun rapport, enfin !!!
- Oui, c'est juste, ça mérite une explication :

La racine *ḱm̥-tom se cache bien derrière l'anglais hundred, mais il faut chercher un peu pour la trouver :

hundred provient du vieil anglais hundred, basé sur le proto-germanique *hundaradą,
mot composé de ...
  • *hundą (c'est ici que vous voyez poindre le proto-indo-européen *ḱm̥-tom, le *ḱ proto-indo-européen pouvant devenir un h dans les langues germaniques), suivi de
  • *radą, qui évoquait tout simplement l'idée de nombre. Hundred, c'est le nombre cent.




Je vous souhaite, à toutes et tous, un très bon dimanche, et une très bonne semaine.

A dimanche prochain.
Au programme ? Ben, on ne va pas encore quitter les nombres...
Et peut-être pas encore tout à fait *deḱm̥t-...





Frédéric

article suivant : des mille et des cents


dimanche 1 septembre 2013

Dix petits Proto-Indo-Européens


article précédent : neuf



"Dix petits Indiens" ("And Then There Were None"),
René Clair, 1945,
d'après Ten Little Niggers d'Agatha Christie



Bonjour à tous !


Oui, aujourd'hui, et toujours dans le cadre de notre thème sur l'étymologie des nombres : ce sera DIX.

"The Ten", 1908

Le français dix nous arrive, vous le savez certainement, du latin dĕcem ("dix").

Qui lui-même descend d'une racine proto-indo-européenne, j'ai nommé:

*deḱm̥t-


Vous aurez rapidement déduit
- du moins ceux qui suivent, mmmh -
que ce k à chapeau aura tendance à palataliser, donc à virer au "s" (Une sieste dans la Chapelle Sixtine? Chaque année bissextile?), et que ce m à contrepoids représente un m sourd (QUOI?) (Une semaine en septembre...).


Ah, *deḱm̥t-! 
Racine proto-indo-européenne intéressante à plus d'un titre… 

Elle signifiait bien "dix".

Et se retrouve dans de NOMBREUSES langues issues du proto-indo-européen.

Quelques exemples, pour le fun ? (à prononcer "feunneuuu") 

Allez, juste quelques-uns :
  • arménien : տասը (tasë)
  • letton : desmit
  • lituanien : dešimt
  • cornique : dec
  • gallois : deg
  • gaélique écossais et irlandais : deich
  • mannois : jeih
  • anglais : ten
  • allemand : zehn
  • néerlandais : tien
  • danois : ti
  • islandais : tíu
  • grec : δέκα (deka)
  • sanskrit : दश (daśa)
  • cingalais : දහය (dhahaya)
  • goudjarati : દશ (daśa)
  • hindi : दस (das)
  • sindhi : ڏَهَه (daha)
  • ourdou : دس (das)
  • pendjabi : ਦਸ (das)
  • persan : ده (dah)
  • espagnol : diez
  • galicien : dez
  • italien : dieci
  • roumain : zece
  • bulgare : десет
  • kachoube : dzesãc
  • macédonien : десет
  • russe : десять (diésit’)
  • tocharien A : śäk
  • tocharien B : śak
(merci Wikipedia !)

Alors, justement, tant qu'on en parle: Wikipedia

Je vous ai épargné toutes les théories sur l'origine, sur l'étymologie même des racines proto-indo-européennes représentant les nombres…

Car il y en a ! Parfois intéressantes, parfois même curieuses, mais, au vu des connaissances les plus récentes en matière de proto-indo-européen, franchement peu plausibles, voire totalement infondées. 

Wikipedia, encyclopédie participative, aime pourtant souvent reprendre ces théories, comme si certains contributeurs s'étaient arrêtés à une époque précise, refusant tout 109 (sang neuf).

Pour Wikipedia, Julius Pokorny est toujours une référence, et heureusement !

Mais surtout, il n'y figure parfois que comme LA SEULE référence, alors que d'autres lui ont succédé, et ont après lui continué à faire évoluer les connaissances en matière de proto-indo-européen…

Les Wikicontributeurs donnent l'impression de n'accorder aucun crédit à des linguistes pourtant particulièrement distingués comme J.P. Mallory et D.Q. Adams, co-auteurs de cette indigeste brique qu'est "The Oxford Introduction to Proto-Indo-European and the Proto-Indo-European World", qui eux n'hésitent pas à reconsidérer - et bien souvent invalider - toutes les précédentes théories. 

Soyons clair, c'est pas des marrants. Leur plume (ou plutôt leur clavier) est sèche, implacable. 
Mais elle est également précise, et claire. 

Et leurs théories - qui confinent parfois, je dois bien le reconnaître à des affirmations, ce qui me gonfle quelque peu - sont étayées d'exemples, d'explications les éclairant parfaitement, du moins à mes yeux.

J.P. Mallory

D.Q. Adams

Et donc, cette fois encore, Wikipedia nous donne le sens original de la racine: elle serait constituée d'un élément *ḱm̥t-, qui pourrait provenir de *ḱomt- ("main"), auquel cas *de-ḱm̥t- aurait signifié originellement "deux mains".

Théorie rejetée par J.P. Mallory et D.Q. Adams comme "aucunement convaincante", pour au moins deux raisons : 
  • on n'a aucune explication sur le prétendu passage de *dwo- ("deux") à *de-, et 
  • cette racine *ḱomt- ne se retrouve tout au plus que dans quelques groupes de langues, et donc peut difficilement prétendre pré-exister comme base commune à *deḱm̥t-.

Bon, là-dessus, examinons quand même quelques dérivés de *deḱm̥t- !

A la suite de septembre, octobre et novembre, on a ... décembre, le dixième mois.

- Mais enfin, décembre c'est le douzième m…
- Gaaaaaaa! (voir Une semaine en septembre...)



Décurion.
Dans la Rome antique, un décurion est un officier subalterne de l'armée à la tête d'une décurie, troupe composée de ... dix hommes.

Le Décalogue, littéralement les dix paroles, généralement traduit par les Dix Commandements, est un ensemble écrit d'instructions morales et religieuses reçues, selon les traditions bibliques, de Dieu par Moïse au mont Sinaï. 



décade : emprunté au latin decas, -adis et decada, "dizaine, nombre dix, espace de dix ans, partie d’un ouvrage divisé en dix parties", du grec ancien δεκάς ("groupe de dix, dizaine").

Nous l'utilisons à présent surtout pour désigner un espace de dix jours

Orson Welles et Claude Chabrol, lors du tournage
de La Décade prodigieuse, 1971

Sachez qu'en anglais, decade signifie dix ans.

Décimal, décennal, décupler, décathlon… 
Bon, rien de très particulier à en dire, faut-il vraiment s'y attarder ?

Cependant, comme dérivé moins connu de notre racine *deḱm̥t-, je vous proposerais bien dîme.
De l’ancien français dixme, lui-même du latin decima (... pars : la dixième partie) qui a également donné le dérivé savant décime.

Les éditions de 1694 et 1718 du Dictionnaire de l’Académie admettaient encore trois formes : dîme, disme ou dixme
Attesté en 1174-76, disme signifiait la "fraction de récolte versée à l’église (ou au seigneur)", qui équivalait donc à un dixième de sa récolte...

Le Paiement de la dîme, Pieter Brueghel le Jeune,
XVIIème siècle


Et puis, il y a le latin denarius
mot composé de... 
  • deni, le distributif de dĕcem ("dix par dix"...),
  • as (apparenté au grec ancien εἷς, eis, "un") et de 
  • -ius
qui signifiait littéralement "qui contient dix unités", et désignait une pièce de monnaie d’argent.

Un denarius

Sur denarius, nous avons créé… 

  • denier : on parle toujours du denier du culte: la contribution volontaire des fidèles, en France, en Belgique et en Suisse, en faveur de l'Église catholique romaine.

    (Depuis 1989, on l'appelle en France denier de l'Église, bien que l'ancienne appellation soit encore d'usage courant.)

Mais aussi…
  • dinar. Dinar, unité monétaire toujours en vigueur en Algérie, en Irak, en Jordanie…

    Oui oui, le mot provient bien du lointain latin denarius

Un billet de 100 dinars serbe (figurant Nikola Tesla)


Doyen.
Et oui ! Le doyen : le plus ancien, le plus âgé, celui ou celle qui est le plus ancien suivant l’ordre de réception dans un corps, dans une compagnie, désignait originellement un chef de dix personnes (le chef d'un groupe de dix moines), via le latin decanus

L'Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, par une Société de Gens de lettres, rédigée sous la direction de Diderot et D’Alembert, nous précise que le ...
"Doyen d'un Monastere, étoit un religieux établi sous l'abbé pour le soulager & avoir inspection sur dix moines. Il y avoit un doyen pour chaque dixaine. Dans quelques monasteres ces doyens étoient bénis par l'évêque ou par l'abbé, ce qui leur donnoit lieu de s'égaler à l'abbé: ils étoient électifs & pouvoient être déposés après trois avertissemens. Comme les monasteres sont présentement moins nombreux, l'abbé ou le prieur n'ont plus tant besoin d'aides; c'est pourquoi il n'y a plus de doyens dans les monasteres. Voyez la regle de S. Benoît, traduite par M. de Rancé, tom. II. ch. xxj. & ci - devant à l'article Doyen d'un Chapitre."

L'Encyclopédie


C'est par ailleurs sur decanus qu'a été bâti décan, désignant originellement un génie qui préside à dix degrés du zodiaque...

Les décans


L'anglais dean, que l'on peut traduire par "doyen" provient en droite ligne de l'ancien français deien, qui allait donner "doyen".


Décimer.
Et oui, décimer est basé sur "dix". L'eussiez-vous cru ?
Le mot provient du latin decimo, lui-même dérivé de dĕcem

Les Romains pratiquaient la décimation lors des défaites de leurs propres armées: ils tiraient au sort un soldat sur dix, qu'ils punissaient alors de mort, lorsqu’il y en avait un grand nombre qui avaient commis quelque lâcheté ou manqué à l’obéissance.

Non, ce n'était pas des comiques... 
Je crois que je leur préfère encore J.P. Mallory et D.Q. Adams...


Et puis, la racine proto-indo-européenne *deḱm̥t-, sous une forme au degré zéro, a donné…

- Mais enfin, Monsieur, je vous connais à peine ?!
- Oups, c'est vrai, il est peut-être encore un peu tôt pour vous parler de cette forme de *deḱm̥t-, à l'origine de … ... ... 


… Mais vous le découvrirez dimanche prochain...





Bon dimanche à tous, 
Bonne semaine, et …

A dimanche prochain !






Frédéric