- Paraît chaque dimanche à 8 heures tapantes, méridien de Paris -

dimanche 29 décembre 2013

link





Bonjour à toutes et tous!

La semaine dernière, nous avions découvert l’étymologie de lien, et je vous annonçais un dimanche consacré à l’anglais link, qui - étymologiquement du moins - n’avait AUCUN rapport avec lien.

(Mais alors AUCUN!!)


Eh oui!

Lien nous vient, vous l'avez vu, de la racine proto-indo-européenne *leig-1, alors que l’anglais link, lui, provient de la racine ...

*kleng-.


Nous traduirions la racine proto-indo-européenne *kleng- non pas par “lier” mais bien par “plier”!!
Ou par quelque chose comme courber, tordre, couder, ou même tourner


Oui, j’en conviens, c’est TRES surprenant!

Mais ça l’est déjà nettement moins quand vous prenez le sens anglais du mot en tant que substantif:
link signifie bien lien, certes, mais aussi …

maillon!


- Euuuh oui, et alors??
- Eh bien, regardez la forme d’un maillon de chaîne:

En voici un, observez-le!


Mais non!
C'est le dessin qu'il faut regarder,
pas la légende, enfin!



Eh oui, tout est dans la courbure!
Dans le bout de métal qui a dû, pour devenir un maillon, être courbé, tordu...


Link nous vient de *kleng- via une source scandinave proche du vieux norois *hlenkr, qui désignait la boucle, le maillon d’une chaîne

L'Internet qui nous relie, ou nous enchaîne?


Mais nous retrouvons *kleng- également en français!

Et vous ne devinerez jamais dans quel mot!!!


Allez, je vous aide: au sens littéral il peut désigner une partie de l’anatomie.

On le trouve aussi souvent, par extension, associé aux manoeuvres de troupes sur le terrain…

...

Oui, non?

...

Il désigne en fait le côté du corps… Ou le côté d’un corps d’armée

...

...

...

Trouvé?


OUI, le flanc!

Le flanc (“parties latérales d’un corps, depuis le défaut des côtes - sous les fausses-côtes, donc - jusqu’aux hanches”) désigne étymologiquement l’endroit où le corps est courbé, incurvé.

flanc

flanc

Ci-dessus, quelques illustrations de l'emploi du mot flanc,
avec notamment le flanc d'une montagne et celui d'une
cochonne.

Et flanc nous arrive de *kleng- par le germanique puis le francique *hlanka, de même sens.


Tiens, à ce propos, vous connaissez l’expression tire-au-flanc:
le tire-au-flanc, c’est celui qui essaie d’échapper à ses obligations…

Tire-au-flanc, Jean Renoir, 1928


Eh bien j’ai réalisé il y a de nombreuses années, lors de mon service militaire - oui, ça ne nous rajeunit pas - ce que cela voulait précisément dire:

Je dirigeais une “fouille de couvert”: un peloton d'une trentaine d’hommes, fusil à la main, avançaient d’un même pas, en ligne, en position de battue, dans un sous-bois protégeant un dépôt de munitions, chacun des miliciens étant séparé de quelques mètres de son voisin.

Le sous-bois était particulièrement touffu, et le soir tombait; on ne voyait pas bien loin, et chaque homme ne devait probablement distinguer que ses voisins immédiats...

Quand soudain, une détonation! On venait de tirer! Et pas à la carabine à plomb...



Mince, là on est en train de se faire attaquer” fut ma première pensée.
(euh, probablement égayée de jurons divers, mais le sens est bien là)

En fait, il n’en était rien: un de ces braves jeunes gens avait chargé son arme, l’avait dirigée contre lui, précisément contre son flanc, et avait fait feu.

Avec une blessure par balle, il espérait ainsi échapper aux 3 ou 4 mois de service militaire qu’il lui restait.

Pauvre bougre.
Autant vous dire que ces mois, il les a passés à l’hôpital.
Il s’en est sorti, heureusement.


Quelques autres dérivés de *kleng-?

Oh ben, on a bien entendu flanquer: placer en flanc, à côté de quelque chose.

Et aussi efflanquer: le Wiktionnaire nous en dit: “Rendre maigre des flancs par excès de travail ou défaut de nourriture.”

Nous en utilisons plus souvent la forme du participe passé: efflanqué.


En anglais, nous avons encore lank: long et fin, maigre, grêle

Ou to flinch: sursauter, tressaillir, mais sous la forme “to flinch from”, plutôt “se dérober à”, “reculer devant”…

Le rapport?
Flinch provient, comme beaucoup de mots anglais, du vieux français, en l'occurrence flenchir, basé sur *kleng- et désormais désuet, qui signifiait “faiblir”, dans le sens original de la racine proto-indo-européenne: “plier, fléchir”.

Et le verbe flancher? N'aurions-nous pas là une survivance de flenchir?

Mwouais bof…

Flancher, sémantiquement et phonétiquement parlant, correspond bien au vieux français flenchir, mais rien n’est très sûr: historiquement parlant, l’écart chronologique entre les deux verbes permet difficilement de les mettre en correspondance…


Tiens, et maillon? Puisque link, c’est le lien ou le maillon

Hein, ça vient de quoi, maillon??

Eh bien vous risquez d’être surpris.

Vraiment.

JAMAIS vous ne trouverez le sens original de la racine proto-indo-européenne se cachant derrière maillon!

JAMAIS!!!!

Et pourtant, on la connaît, car elle nous a donné une longue série de mots usuels…

Mais bon, allez, puisque c'est vous, on en parlera dimanche prochain!





D’ici là, je vous souhaite un très bon dimanche, une très bonne semaine, et vous présente surtout ...

mes meilleurs voeux pour l’année qui vient!

Qu’elle vous apporte ce dont vous avez besoin.



A toutes et tous, 

BONNE ANNEE!



A l’année prochaine?






Frédéric


dimanche 22 décembre 2013

Quoi, on est obligé de porter une alliance pour participer au rallye??






Bonjour à toutes et tous!!

Bon, je ne vous referai pas le coup du solstice!
Si ça vous démange, c’est là que ça se passe: du passage des ans

Ni celui de la Noël! C'est Noël!



Non, on va être beaucoup plus terre-à-terre cette fois-ci…


En ces jours d’avant les fêtes, nous sommes nombreux à faire des achats online (ou en ligne, c’est selon), à accéder à des sites internet et cliquer sur les liens se référant à des produits en tous genres…

(Ah les cadeaux!!)




Le lien, l'hyperlink, mais c’est le principe fondamental du web!



Mais “lien”, ça vient d’où?

Hein, hein?


Eh oui! Comm’ d’hab’, du … proto-indo-européen!


Et pour être précis, de la racine proto-indo-européenne qui portait l’idée de lier:

*leig-1


C’est par le proto-germanique *līk- que *leig-1 s’est transmise au mot anglais désignant cet animal qui A-DO-RE se lier à vous: la sangsue: leech.



Et puis, sous une forme au degré zéro *lig-ā- passée au latin ligāre (donnant toujours le sens général de lier, ‘y’a pas d’entourloupe: attacher, nouer, relier, joindre, unir…), *leig-1 nous a laissé une profusion de descendants, que l’on n’associe pas nécessairement les uns avec les autres…

C’est bien du latin ligāre que nous arrive “lien
Ou lier, liaison, ou ligature, ou même ligament.





Mais sur ligāre nous avons aussi créé…


ligue

D’après le site du Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales, nous avons emprunté “ligue” à l’italien liga (alliance), forme ancienne et septentrionale de lega, déverbal de ligāre.

Il semblerait qu’à l’origine, ligue signifiait plutôt une “association de plusieurs états ayant des intérêts communs”.

C’est du moins la définition que nous en donne ce bon Amato, moine bénédictin de l’abbaye du Mont-Cassin (en Italie), dans son Ystoire de li Normant.


La ligue hanséatique


legato

En musique, le legato (ou, tout simplement: lié) est une façon de jouer un phrasé musical, en liant les notes entre elles.



Nous devons aussi à ligāre le nom de cette plante grimpante particulièrement souple qui se sert notamment des arbres pour gagner la canopée et profiter du soleil: la liane




Bon, nous avons aussi alliage, alliance, allié.


Mais aussi… colliger!

Alors, NON, ce n’est pas corriger dans un restaurant chinois.
- "Dites, il y a une erreur dans l'addition"
- "Oui oui, celtainement je vais colliger"

C’est plutôt, selon le Larousse, réunir des textes, des notes pour constituer un tout (recueil, synthèse, etc.).

Ou encore relier plusieurs observations en une notion synthétique permettant d'induire un phénomène non encore détecté.



Et obliger?? Avez-vous jamais pensé que le mot obliger dénotait une liaison?

Obliger, du latin obligare (ob-ligare), c’est littéralement lier fortement!
D’où “mettre quelqu’un dans l’obligation de faire quelque chose”, ou encore “lier quelqu’un par un contrat”, ou même “attacher quelqu’un par un service”…



Nous retrouvons une sémantique semblable dans l’anglais …

liable

Liable (responsable, ou astreint…) désigne celui qui est lié (souvent légalement) à des obligations…


Plus surprenant encore:

rallye!

Eh oui, rallye, qui nous vient de l’anglais rally, qui nous vient en fait… du vieux français ralier (rallier), est un événement rassemblant des personnes liées par une même cause, une même passion…




Mais l’anglais to rely nous vient également de ligāre*leig-1!

To rely pourrait se traduire par “compter sur (quelqu’un)”, “dépendre de”, “faire confiance”, “se reposer sur”…

Rely provient lui aussi du vieux français, cette fois relier.

A l’origine (au début du XIVème siècle), le mot signifie, à l’image du français relier: rassembler.

Alors, comment expliquer que le mot en soit arrivé à dénoter la dépendance, la confiance??

Bof, on n’en sait trop rien, si ce n’est que ce nouveau sens date des années 70 (oui enfin 1570), et qu’il pourrait s’expliquer par une certaine confusion avec to rally (rallier, donc): “ceux que l’on rallie, les alliés, ce sont ceux sur qui on peut compter, de qui on dépend”…


Bon, un solide descendant de ligāre / *leig-1, c’est ... religion!

Mais oui, ce pour quoi l’on tue et on se bat, la religion ne signifierait finalement que “relation, reliance”, “ce qui nous relie à notre créateur”.

Enfin, c’est UNE possibilité, car les spécialistes s’entre-déchirent sur la question:

Pour certains, religion vient bien du latin religare (relier), mais pour d’autres, son ascendant serait plutôt le latin relegere: relire. La religion, donc, serait plutôt la … relecture!


Ah, dur dur de choisir…


En matière de linguistique, pour Pokorny et Watkins, religion correspond bien à reliance, alors que pour Benveniste, il s’agit de la relecture personnelle, intime, que chacun peut se faire.

Ouh, intéressant…!!!




- Ouais bon, mais dans cette liste t’as oublié l’anglais link, évidemment!
- Bonjour! Ben non, j’ai pas oublié link. Evidemment.

Car le mot link, même s’il ressemble à lien, ne nous vient absolument pas de *leig-1, mais d’une toute autre racine proto-indo-européenne, intéressante à plus d’un titre!!


Mais bon, ça, ce sera pour la prochaine fois…




Chères lectrices, chers lecteurs, Hannibal Lecter, je vous souhaite à toutes et tous


un très bon solstice

et 

un très joyeux Noël!




A dimanche prochain, portez-vous bien!




Frédéric


article suivant: link

dimanche 15 décembre 2013

prêtres, princes, propriétaires et primevères


article précédent: Se faire reprocher d'être probe?




Bonjour à toutes et tous!


Bon, disons-le tout de suite: *per-1, on n’a pas encore fini d’en parler!


C’est ainsi que “fournir”, le verbe français fournir, nous en vient.

Pour être précis, c’est sur une forme allongée et suffixée de *per-1: *pro-mo-, que son ancêtre, le germanique *frumen avant”, “vers l’avant” s’est construit.

C’est de *frum que dérive, en vieux haut-allemand, le verbe *frumjan: faire avancer, faire progresser, promouvoir

- C'est cela, oui... Et en quoi l'idée de progrès est-elle liée à celle de "fournir"? Du grand n'importe quoi, ouais!
- Tiens, vous revoilà, vous! Bonjour et bon dimanche!

Eh bien, disons que la remarque est intéressante...
En fait, cette notion de progresser, d'avancer est passée dans *frumjan comme "ce qu'il y a lieu de faire pour progresser": effectuer, accomplir (une tâche), fournir (un effort ...)...

- Ouais, admettons. Facile. Mais pourquoi alors fourNir avec un n, alors qu'en vieux haut-allemand, c'est quand même bien *fruMjan avec un m??

- Oui, la question mérite d'être posée.
L'explication en serait qu'il y a eu assimilation de la forme originale de fournir (fourmir) avec le verbe garnir qui était de sens assez proche, et qu'à l'inverse, il y a eu dissimilation avec le verbe fourmir, fourmier, fromier, qui lui n'avait aucun rapport avec fournir, car signifiait trembler.


Et - restons un peu sur fournir - c’est bien du moyen français fourniture que nous arrive l’anglais furniture, le meuble!

Les  meubles, “cet équipement nécessaire, ces fournitures”!
Utiliser cette acception pour parler de l’ameublement est en réalité tout à fait particulier et propre à l’anglais, la plupart des langues européennes ayant plutôt choisi de baser leur mot pour désigner cette classe d’”objets mobiles désignés à l’aménagement ou la décoration” sur le latin mobile (ben oui: mobile).




Une autre forme allongée de la racine proto-indo-européenne *per-1: *pres-, associée à la racine *gʷā- (racine très intéressante - nous y reviendrons!! - au sens de “aller”, se retrouve dans le composé proto-indo-européen *presgʷu-, que l’on pourrait traduire par “allant (ou venant) devant”.

En grec, *presgʷu- a évolué en πρέσβυς, presbus: le vieil homme, l’ancien, l’aîné

Jusque là...” me direz-vous…

Oui, MAIS c’est sur la forme comparative πρεσβύτερος, presbúteros ("ancien") que s'est construit le latin presbyter.

Qui nous a donné le français... prêtre!

Oui, étymologiquement, le prêtre, c'est l'ancien...

Et puis, sur πρεσβύτερος, presbúteros, le grec a aussi créé πρεσβυτέριον, presbuterion: le conseil des anciens.
C'est de lui que nous arrive presbytère, par le latin presbyterium.

A l'origine, le mot signifie donc l'assemblée des prêtres, pour devenir ensuite le lieu où se tiennent les prêtres, le choeur de l'église, et enfin, platement, la maison du curé!

Eglise et presbytère


Et OUI, presbyte (aille ouille) vient également du grec πρέσβυς, presbus: le vieil homme, dans la mesure où les vieillards sont le plus souvent presbytes, ce qui, il faut bien le dire, donnerait plutôt envie de les fuir.




C’est encore la racine proto-indo-européenne *per-1 qui est à l’origine de privilège, ou privé!

Eh oui: ces mots nous viennent d’une forme allongée et suffixée de *per-1: *prei-wo-, que l’on retrouve dans le latin privus: seul, isolé
Oui: entendez "se tenant debout devant, isolé des autres..."

Le latin privilegium désigne une « loi faite pour ou contre un particulier ».
Privare signifiait quant à lui « mettre à part », de là « exempter ».
Le privatus était celui qui menait une vie de particulier.


Et c'est toujours *per-1 qui est à l'origine de propriété ou propre!! 
Toujours via *prei-wo- et un mot latin dérivé, cette fois: proprius: propre, personnel, "à soi"...


Et puis, *per-véhiculait une notion de premier (celui qui est devant”).
Elle s'est cristallisée dans le latin prīmus, dérivé du superlatif *preis-mo- (et probablement via une forme latine archaïque *prīsmus).
Des dérivés?
Mais à foison: premier, primate, primaire, primitif, prime, ou l'espagnol - ou italien pour printemps: primavera, la première des saisons...

Bien entendu, "primevère" en dérive, la primevère commune des jardins étant une des premières fleurs du printemps...

Primevère


De *preis-mo- nous arrive également le premier élément du composé latin prīnceps, qui littéralement signifierait "celui qui prend la première place".

Nous lui devons prince, principal, principe...!



Et je vous propose à présent de clore notre petite étude de *per-1 en beauté, avec … Priscilla!

C'est à une forme suffixée *preis-ko- que nous devons le latin Prīscilla, féminin de Priscillus, diminutif de prīscus: ancien, antique.
Oui, je sais, rien de très sexy, du moins à l'origine...


Priscilla Presley (avant d'être refaite)



Bon dimanche à toutes et tous, et … à dimanche prochain!

Passez une très très bonne semaine!





Frédéric

dimanche 8 décembre 2013

Se faire reprocher d'être probe?


article précédent: Pravda, perestroika, Alotta Fagina



« La passoire reproche à l’écumoire d’avoir des trous. »
Proverbe persan



Bonjour à toutes et tous!


Aujourd’hui, on va encore se faire une livraison de dérivés de cette confondante racine proto-indo-européenne qu’est *per-1.


Nous l’avions découverte à l’occasion de demain matin.


Et puis, nous lui avions consacré deux articles à elle toute seule:
Jouons un peu avec *per-1
et enfin:
Pravda, perestroika, Alotta Fagina


Cette racine ébouriffante est à l’origine de mots vraiment - d’apparence - dissemblables; et c’est bien ça qui lui donne tout son charme!

En ce dimanche, commençons par …

Je vous donne la définition du mot à trouver, puis son étymologie, et puis enfin le mot lui-même!

Ancienne unité de mesure de longueur”.
Ce mot, adjoint de “carré”, peut signifier également une unité de mesure de superficie.
L'unité toujours respectée sur le terroir était autrefois variable selon les contrées agraires.


Une forme allongée et suffixée de la racine *per-1 au degré zéro: *pr̥ə-i- a donné le proto-celtique
*(a)ri, ou *are.

Sur lui s’est construit le gaulois ari/are: “avant”.
Le mot gaulois se retrouve dans le composé latin arepennis - on ne sait hélas pas bien d’où provient le second élément (non, rien à voir) - qui devait signifier à l’origine l’extrémité, le bout, mais finit par désigner une surface.
Il aurait également pu indiquer la distance de portée d'une flèche.

Du latin, le mot est repassé en français, pour donner …

arpent!

Même si en tant que tel il n’est plus guère usité sinon dans nos campagnes, nous connaissons toujours arpenteur, arpentage, ou même le verbe arpenter, aux sens multiples.

Arpenteur
 et...

Arpents


Allez hop, un autre:

Employé chargé de s'occuper des chevaux. Il se charge du nettoyage des écuries et des soins quotidiens aux chevaux: nourriture, pansage, surveillance des poulinages, soins vétérinaires élémentaires…


Une autre forme allongée de *per-1: *pr̥əa-, celle-là même à l’origine de l’anglais “before”: devant, avant, a donné le grec παρά, para: à côté, le long de, au-delà.

πάριππος, parippos, c’était le “cheval mis de côté”: le cheval de réserve!

Le gaulois *verēdos, quant à lui, désignait un cheval de selle, ou plus précisément un coursier...

Ces deux mots πάριππος et *verēdos se sont réunis dans le latin tardif paraverēdus, nom donné aux chevaux des relais de poste.

Le vieux français a fait évoluer le mot en … palefroi

Palefrois

Le palefroi, durant le Moyen Âge, est un type de cheval de grande valeur utilisé pour la selle, par opposition au destrier, la monture d'un chevalier, une monture de guerre, donc.

Et donc OUI, le mot à trouver était… palefrenier!

Palefrenier


Notons également que “palefroi” se rapproche du mot allemand désignant le cheval (de tout type): Pferd, tous deux descendants du latin paraverēdus.




Le rapport entre la proximité et le reproche?

Oh ben, tout s’éclaire par la racine *per-1:

Proximité, approcher, rapprochement ou reprocher, tous nous viennent, par le latin prope: presque, près de, de l’adverbe suffixé *pro-kʷe-, basé sur notre racine *per-1, cela va de soi.

Reprocher, du latin populaire repropriare, dérivé de prope et reprenant le préfixe à valeur intensive re-, signifie étymologiquement “rapprocher”: entendez: “mettre sous les yeux”!

Ce que je te reproche? Mais CA, là, ce que je te mets sous les yeux”.




Et le rapport entre la preuve, la probabilité, la probité, la probation et l’anglais probe ("enquête, sonde, fouille …")???

Mmmh?


Tous nous arrivent du latin prŏbo: prouver.

Prŏbo se basant sur probus: bon, habile, probe.

Si probus signifiait “bon”, prŏbo signifiait “vérifier que c’est bon”, en d'autres termes: “valider”.

C’est ainsi que prŏbo pouvait vouloir dire par extension recruter, enrôler dans l’armée, car cet enrôlement avait eu lieu du fait que le candidat ait été jugé apte au service militaire.

La probabilité, c’est l’apparence de vérité: la vérité, mais pas encore prouvée!
Probable, c’est étymologiquement du moins, “ce qui peut être prouvé”…

Le latin probus est construit sur le composé proto-indo-européen *pro-bhw-o-, qui évoque les notions de “bien grandir”, ou “de façon directe” (“sans artifice”).
C'est cette dernière notion de "franchise", d'"aller de l'avant" - que nous avions par ailleurs déjà retrouvée dans "preux" - qui s'est transmise au latin probus.


Nicolas Cage est un vampire, en voici la preuve
(minutebuzz.com)




Bon dimanche à toutes et tous, et …

A dimanche prochain!

Avec, OUI, encore de la descendance de *per-1 à traiter...




Frédéric

dimanche 1 décembre 2013

Pravda, perestroika, Alotta Fagina


article précédent : Jouons un peu avec *per-1




Bonjour à toutes et tous !


Dimanche dernier, nous continuions notre périple à la rencontre de la racine proto-indo-européenne *per-1 commencé la semaine précédente avec demain matin.


Eh bien, sans surprise, nous le poursuivons (le périple) en ce dimanche, avec encore quelques mots issus de cette remarquable racine…


Au programme, des mots qui franchement n’ont aucun rapport entre eux !

Enfin...  sauf à vos yeux, heureux élus qui savez que derrière chacun d’eux se cache rigoureusement LA MEME racine proto-indo-européenne…



Premier mot !

Vous le retrouverez dans le nom du personnage incarné par l’actrice très classe que voici dans un James Bond !

Nom très politiquement incorrect…

Honor Blackman


La racine *per-1 s’est dérivée, vous le savez, dans le latin -pro.

Mais ‘y’a pas que le latin dans la vie !

En celtique, elle est devenue, par le biais d’une forme allongée *pro-, le préfixe intensif (marquant donc l’intensité) *ro-.

Un mot composé celtique *ro-wero renvoyait à l’idée d'"état de suffisance", de satiété, la racine derrière *wero signifiant quelque chose comme “fournir, approvisionner”.

De ce composé *ro-wero, le vieil irlandais a fait roar : suffisant, en quantité suffisante.
Et c’est sur roar que le premier mot dont je vous parle s’est bâti : l’anglais galore.

Galore se traduirait par “à profusion, à gogo, en veux-tu en voilà”…

Et le nom du personnage incarné par la très classy Honor Blackman dans le film Goldfinger, c’est  ... ... Pussy Galore ! 

Foufounes à satiété? Foufounes à gogo?

D’où le dialogue issu du film, où Double O Seven rencontre Pussy Galore pour la première fois:

James Bond: Who are you?
Pussy Galore: My name is Pussy Galore.
James Bond: I must be dreaming.

Dans la même veine, dans Austin Powers: International Man of Mystery, nous retrouvons une charmante Powers girl italienne répondant au doux nom de … Alotta.
Alotta Fagina (A lot of vaginas, prononcé avec un accent italien).

Alotta Fagina



Passons du Coca Light, et intéressons-nous à présent à Mikhaïl Gorbatchov !



Notre racine *per-1 a donné, sous sa forme de base, le vieux russe пере (“piri”): autour, à nouveau

Dans son sens de “à nouveau”, nous pourrions comparer le russe пере à notre très utilisé préfixe français re-.

Eh oui, c’est *per-1 que nous retrouvons dans le composé russe перестро́йка (“piristroïka”) : littéralement la restructuration, la reconstruction.

La perestroïka ce fut bien entendu ce monumental train de réformes économiques et sociales menées par Mikhaïl Gorbatchov en URSS d'avril 1985 à décembre 1991.

Un grand Monsieur, Gorbatchov !



Un autre dérivé de *per-1 me tient particulièrement à coeur: le grec ancien πρῶτος, protos (“premier”).

Il nous arrive en fait d’un superlatif de *per-1, sous la forme suffixée *prōw-ato-, elle-même basée sur une forme allongée de la racine au degré zéro: *pr̥ə-.

C’est, sans mystère, du grec protos que nous vient le “proto” de “proto-indo-européen”. Respect !

Mais aussi proton.

proton


Ou protéine !

Le proton ? C’est son découvreur, Rutherford, qui le baptisa ainsi en 1919, le considérant comme la première particule - ou la particule première

Quant à la dénomination de protéine, elle fait référence au fait que les protéines sont “premières”: essentielles, indispensables à la vie.



Un autre dérivé de *per-?
Mais avec joie :

Qui a autant en commun avec galore qu’avec proton… :


Proue ! La partie d’avant d’un bateau.

A son origine, une forme suffixée de *pr̥ə- : *pr̥ə-wo-.

C’est encore ici par le grec ancien, en l’occurrence πρώρα, prôra (“proue”) que la descendance de *per-1 nous est parvenue…


Ben oui, la proue de HMS Victory



Nettement plus surprenante est la parenté de *per-1 avec l’allemand… Frau ! Madame, ou femme.

C’est une forme allongée de *per-: *pro- qui en est le glorieux ancêtre.

On suppose qu’à la forme *pro- était associée une sémantique relative à l’autorité, à la justice.
*pro- aurait ainsi désigné le maître, le seigneur, le juge.

Quoi qu’il en soit, en proto-germanique, *pro- est devenu *frawan- : le seigneur, le maître.
Si le maître, le Lord, c’était *frawan-, la maîtresse, la Lady, c’était *frōwō-, la version féminisée du mot.

En vieux haut-allemand, *frōwō- est devenu frouwa, avant de devenir Frau


Frau Blücher 
Young Frankenstein (1974)


En vieux norois, ce germanique *frōwō- est devenu freyja, la dame.

La déesse Freyja, littéralement donc : la Dame, est un peu l'équivalent nordique de Vénus pour sa symbolique de la beauté, mais aussi de Minerve du fait de ses attributs guerriers.

Freyja


C’est aussi du proto-indo-européen *pro- que nous arrive, par le proto-slave *pravъ puis le vieux slavon d’église правъ (pravŭ) le russe actuel правый (“pravouï”): vrai, véritable, ou juste.


La Pravda, Правда c’est la vérité !

Tout ce que n’était pas La Pravda, le célèbre journal soviétique, publication officielle du parti communiste du temps de l’Union Soviétique.
Une merveille de propagande, un monument à la contre-information, un hymne à la langue de bois, le mensonge organisé porté au rang d’Art majeur…




J’ai retrouvé un style pas vraiment identique mais équivalent dans les rapports de certains cabinets de consultance que j’ai pu côtoyer étroitement.

L’art de ne rien dire”, pendant des pages et des pages.
Ne riez pas, ça demande vraiment de l’expérience, du travail, de l’imagination !

Je peux même vous dire que dans un cabinet de ce genre, on avait fait développer - je n'invente rien - un petit programme qui s’appelait le Bullshit fighter, que l’on devait exécuter avant l’envoi de tout rapport au client ; le petit add-on scrutait votre texte pour y rechercher les traces de “rien”, de langue de bois vide de sens.
Oui, ça en était à ce point-là, même EUX ne supportaient plus leur propre vacuité.

Ces gens, dont j’avoue ne pas penser grand-chose - il n'y a pas non plus grand-chose à en dire - aiment à employer des locutions, des expressions typiques, comme “Paradigm shift”, “leverage” (“Vertical skills foster our core leverage”) …

The human resources swiftly enhance our support structure”.
The clients adapt a goal-oriented and service-oriented decision making

(pas besoin de traduire, ça ne veut de toute façon strictement rien dire)

De nos jours, on aime bien aussi les e-enable, e-market etc…

J’en ai des milliers comme ça !!!



Allez, encore un dérivé de *per-1 pour me calmer et me changer les idées !

Mon but ici est bien de vous montrer à quel point la racine a essaimé, et nous a laissé au travers des langues indo-européennes des dérivés totalement improbables !


Pour le dernier dérivé de ce dimanche, je vais taper fort, et vous donner le mot… paradis !

Eh oui ! Paradis est un superbe mot indo-européen !

Oh bien sûr, le français paradis nous vient du latin ecclésiastique paradisus, lui-même issu du grec ancien παράδεισος parádeisos (“l’Éden, le paradis”).

Mais le grec παράδεισος nous arrive bien de l’avestique *pairiḍaēza (“jardin, enclos, espace clos”), composé de pairi (“autour”), dérivé - vous l'aurez compris - de *per-1, et de daēza (“mur”).


Oui, le paradis, c’est juste un endroit clos, un jardin !!

Finalement, c’est pas si mal, non?






Bon dimanche à toutes et tous, bonne semaine et…
à dimanche prochain,  pour une nouvelle déferlante de dérivés de cette invraisemblable racine *per-1!!





Frédéric