- Paraît chaque dimanche à 8 heures tapantes, méridien de Paris -

dimanche 29 mars 2015

Moi, Egill Skallagrímsson, je dis. - Mais non! Dimanche.






(...) Lorsque tout fut prêt, il hissa les voiles et chanta cet autre couplet :

« Retournons dans notre patrie ; que notre vaisseau rapide glisse sur la vaste surface de la mer ; tandis que les guerriers infatigables qui louent ce pays resteront sur les Furdustrandir, pour y manger de la baleine. »


Extrait de la Saga de Thorfinn Karlsefne et de Snorre Thorrbrandsson
Chap. VIII. — De Karlsefne et de Thorhall.

Auteur anonyme, traduction française de Eugène Beauvois

(Texte trouvé sur http://remacle.org/)



Pierre runique ne racontant aucunement la Saga de Thorfinn
Karlsefne et de Snorre Thorrbrandsson



















Bonjour à toutes et tous!


Dimanche dernier, je vous proposais un (très / trop?) long article pour clore notre étude de la prolifique et surprenante racine *deik-, montrer, à l’origine de notre français dire.

Restons dans notre grrrrrand thème du moment, Langue / mot / Parole, mais cette fois, intéressons-nous à la racine proto-indo-européenne ...

*sekʷ-3, 


dont le champ sémantique couvrait les notions de “dire”, “prononcer”, “émettre un son” …




Alors, *sekʷ-3!

Vous allez voir, il y a nettement moins à en dire…
(Et c'est pas plus mal, ça me permet aussi de souffler un peu.)
Mais bon, elle n’en reste pas moins intéressante. Ah que oui.

On la soupçonne, cette racine, de ne pas faire partie du vocabulaire commun à tous les groupes de langues indo-européennes, et donc d’être arrivée relativement sur le tard, après la période de l’indo-européen commun, quand les grands groupes linguistiques avaient déjà commencé à se former.

En effet, on la retrouve plutôt dans les langues occidentales, et on n’en a aucune trace dans les langues indo-iraniennes.

Notre racine, au timbre o, *sokʷ-, et précisément sous une forme suffixée en
*-yo-
pour donner donc *sokʷ-yo-
nous la retrouvons dans le proto-germanique *sagjan-.

Ce qui vous fait une belle jambe, je n’en doute pas.


*karl- *sagjan-



Mais… ce *sagjan- germanique est notamment à l’origine du vieil anglais secgan.

Qui a son tour s’est développé en anglais moderne pour donner… say!

- Mais oui! To say!
- Tousser?
- Alors, voyons, comment dire...? NON.
NOOOON!
L’anglais to say, pour “dire”.



Et c’est encore le dérivé germanique *sagjan de notre racine *sekʷ-3 qui se cache derrière le vieux frison sega, sedza, devenu sizze en frison moderne (si jamais, c'est toujours bon à placer dans une conversation), ou le néerlandais zeggen et l’allemand sagen (toujours “dire”), ou encore le vieux norois segja, dont dérive par exemple le suédois säga (oui: “dire”).


En anglais, toujours, une forme suffixée de timbre o, *sokʷ-ā, a fini par donner, en passant par le germanique *sagō-saw.

Non, pas la scie, mais bien le dicton.


non, justement



C’est ce même germanique *sagō- qui, passé en vieux norois, est devenu …

... saga! 

Dicton, narration, ou carrément épopée

La saga fut un genre littéraire développé dans l'Islande médiévale, aux XIIème et XIIIème siècles, consistant en un récit historique en prose, ou bien une fiction ou légende.


Eiríks saga rauða (Saga d'Eric le Rouge), manuscript
islandais du 17ème siècle


Comme je vous le disais, pas de trace, hélas, de *sekʷ-3 dans les groupes indo-européens orientaux.

Mais nous la retrouvons bien dans les langues baltes.

Ainsi, en lituanien, où histoire peut se dire … pa-saka, et où le verbe sakýti signifie dire, parler

Même origine pour le letton sacīt (parler, dire)


En proto-celtique, histoire pouvait se traduire par *skʷetlom.
En proto-gaélique, il était question de *skʷetlan, d’où le vieil irlandais a tiré scél - devenu scéal en irlandais moderne -, le manx skeeal, le gaélique écossais sgeul, ou le gallois chwedl.

(Oui, le manx, ou mannois ou manxois, c’est le gaélique parlé sur l’île de Man).

C’est en manx qu’apparaît pour la première fois la notion de la journée découpée en 24 heures.
On parle d’ailleurs encore et toujours des 24 heures du manx.

Voitures sur l'île de Man


On suppose que c’est par une forme suffixée au degré zéro de notre *sekʷ-3:
*skʷ-e-tlo-, “narration”, que s’est construit le germanique du nord *skathla-, dont est issu à son tour le vieux norrois skāld, désignant une sorte de poète satirique.

Traduit par l’anglais skald, ou le français scalde!


skāld

Le scalde pouvait être parfois le personnage principal d'une … saga!

Ainsi, Egill Skallagrímsson (Egill, fils de Grímr le Chauve) est un héros et un scalde islandais né au début du Xème siècle à Borg, une ferme de la région des Myrar (les Marais) dans un fjord auquel elle a donné son nom, dans l'ouest de l'Islande.

Il est le personnage principal d'une des plus grandes sagas de familles de l'île, probablement rédigée par l'écrivain et homme d'État Snorri Sturluson, un de ses descendants, dans la première moitié du XIIIème siècle.

Et je n'invente rien.

Portrait d'Egill Skallagrímsson dans un
manuscrit de l'Egils saga du XVIIème siècle


Vous connaissez peut-être l’anglais scold: sermonner, gronder, réprimander…

Scold nous vient du moyen anglais scolde, personne grossière, injurieuse.

Le mot provient du scandinave, d’une source apparentée à skāld.

Oui, skāld, le poète! 

Peut-être les injures scandinaves étaient-elles particulièrement fleuries, poétiques?

Il semble en fait que le dérivé vieux norois skáldskapr, littéralement “poésie”, revêt, dans les livres de loi islandais, un sens spécifique proche de diffamation


Mais donc, pas de sanskrit, ni de hittite, et encore moins de tocharien A ou B - je sais, c’est dur - pour *sekʷ-3.

En revanche, il est bien possible que ce soit notre racine qui se cache derrière l’ancien grec ἐν(ν)έπω, en(n)épō (dire, raconter, relater…).

Qui proviendrait d’une forme intermédiaire de type *en-sekʷ-.


Et c’est ce même grec que l’on retrouverait transposé dans l’incise latine … inquam (“dis-je”, “dit-il”, “ai-je dit”…), qu’affectionnait particulièrement Cicéron.

Intus, intus, inquam, est equus Troianus; a quo numquam me consule dormientes opprimemini. — (Cicéron, Pro Lucio Murena
Dans Rome, oui, dans Rome, est le cheval de Troie; mais tant que je serai consul, jamais on ne vous surprendra pendant votre sommeil.



Et donc, en ce tout petit dimanche, ouiii!
L’anglais say et notre saga, l'anglais scold ou le français scalde, ou même le latin inquam: ils proviennent bien tous d’une seule et même racine proto-indo-européenne…

Quand on vous demandera le rapport entre Cicéron et une saga, maintenant vous saurez quoi répondre...



Bon dimanche à toutes et tous, passez une excellente semaine!





Frédéric


dimanche 22 mars 2015

le syndicat et son paradigme, c'est toujours le même disque...







« Une vengeance trop prompte n'est plus une vengeance ; c'est une riposte. »

Henry de Montherlant, Malatesta (1946)


Henry de Montherlant
















Bonjour à toutes et tous!


Nous sommes toujours à nous intéresser à notre thème Langue / mot / Parole.

Et nous sommes toujours en train de creuser autour de la racine proto-indo-européenne...

*deik-: montrer!


Cette petite racine qui n’a l’air de rien, vous l’avez constaté, nous a déjà donné pas mal de mots - et de boulot (je parle ici pour moi).


Partons à présent de sa forme variante *deig-.
Et plus précisément de la forme au timbre o de cette dernière: *doig-.

Nous retrouverons cette forme passée en germanique, dans le verbe *taikjan-, montrer.

En vieil anglais, elle deviendra… tǣċan: montrer, mais aussi, et par extension et spécialisation: instruire.

En anglais moderne, elle est devenue…

Une petite idée?

Yes! Elle est devenue l’anglais… teach: enseigner, apprendre


Toujours dans le groupe germanique, elle est présente dans le scots tech, teich (“enseigner”), l’allemand zeigen (“montrer, indiquer”), ou même l’allemand zeihen (“accuser, blamer”).






Mais le germanique tǣċan, on le retrouve encore dans le substantif vieil anglais tácen , tácn: le signe, la marque.

En anglais moderne? Token! 

Oui, token c’est le jeton, mais aussi la marque, le signe, le témoignage, comme dans “as a token of our friendship”: en témoignage de notre amitié





Le proto-germanique connaissait encore une autre forme héritée de *deig-: *taiknam-, toujours marque, signe.

Et ici, le gotique taikns, créé sur *taiknam-, serait passé au latin populaire, pour devenir… *tacca: signe, mais aussi - et surtout - tache: une salissure visible.

En français, *tacca a évolué en teche, taje, take, pour se fixer en tache vers 1160.


Eh oui, “tache”! C’est toujours notre racine *deik- qui en est à l’origine…!
C'est fort, non?





Revenons à présent à la forme de base de notre racine: *deik-.

Nous avions vu qu’elle nous avait légué le latin iūdex, le juge, ou encore le latin index, euh… l’index!

Ce suffixe -dex est en réalité la réminiscence d’une forme suffixe  proto-indo-européenne *-dik, qui indiquait l’agent de l'action.

celui qui montre”.


Eh bien, nous lui devons encore, à cette forme agent *-dik, le latin vindex.

La première partie du mot est obscure, d’origine incertaine, mais elle pourrait tout simplement être l’accusatif de vis, force, violence.

Le vindex serait alors, littéralement, celui qui montre (au juge) la violence faite à son client.
Car vindex s’appliquait au défenseur, au protecteur.

En droit, le terme désignait particulièrement celui qui défendait son client en justice, son répondant, son garant.
Dans la langue populaire, le mot finira par désigner le vengeur, celui qui tire vengeance, qui punit

Eh oui, vous l’avez compris, de vindex, dont découle le latin classique vindicō, vindicāre, nous avons reçu… venger!

Avec à sa suite vengeur ou le nettement plus connoté vengeresse, ou revanche, revendication, vendetta, vindicatif, vindicte…

Ou encore l'espagnol vengar, l'anglais avenge / revenge,  ou pourquoi pas le roumain vindeca.

Notre français vendetta est un emprunt à l’italien vendetta, issu du latin classique vindicta (vindicte!).

Vendetta est passé en français par le corse - tiens, comme c’est curieux? - où il désignait un état disons… d’inimitié provoqué par un meurtre, ou plus grave encore, par une offense, et qui se transmettait alors aux parents de la victime…






Un peu de grec ancien?
Allez, ça ne peut vous faire de tort…

Par une forme *deik-mn̥-, *deik- lui a fourni ...

  • un verbe: δείκνῡμῐ, deíknumi, à l’infinif δείκνῠμαι, deiknúnai: montrer, indiquer, pointer…, et 
  • un nom: δεῖγμα, deigma: littéralement la chose montrée, entendez spécimen, échantillon


En linguistique, nous avons formé sur δείκνῠμαι, deiknúnaidéictique, emprunté très récemment (1908) au grec δεικτικός, deiktikospropre à démontrer, démonstratif”.

"Moi", "toi", "ceci", "maintenant"… sont autant d'expressions déictiques…, relatives à la δεῖξις, deixisaction de montrer »).



extrait de "Deixis pour les nuls"


Ca alors, mais c’est Byzance!!

Quel judicieux à-propos!
Car justement, en grec byzantin on a ajouté le préfixe ἀπό-, apo- (au loin, hors de) à δειξις, deixis pour former, je vous le donne en mille…  ἀπόδειξις, apodeixis, qui désignait ainsi la démonstration, la publication, la parution

On n’est pas trop sûr du chemin qu’a emprunté ἀπόδειξις, apodeixis pour arriver jusqu’à nous (probablement par le latin médiéval, puis par l’italien), mais en tout cas, il nous a donné le mot …
police!

Oui bon, pas police dans le sens gendarmerie, non, mais bien police la police d’assurance par exemple: la preuve de la signature d’un contrat.

C’est aussi ce même police qui est passé dans le langage de l’imprimerie, pour désigner un assortiment de lettres et de signes composant une fonte de caractères typographiques…

Fonte puisque cet assortiment était littéralement et proprement fondu par les fondeurs.





Mais ne quittons pas trop vite le grec ancien…

Saviez-vous qu’en France, il existe la Fédération Forge Fonderie, syndicat professionnel qui regroupe, pour les représenter, des adhérents, opérateurs économiques exploitant un ou plusieurs établissements produisant des pièces estampées ou forgées?

Non, vous ne saviez pas??

Fascinant non?














Eh bien, syndicat nous vient de syndic, emprunt du XIIIème siècle au bas latin syndicusavocat ou représentant d'une ville »).

Wikipédia nous raconte qu’...
"en français, syndic apparait d'abord dans le vocabulaire juridique, pour désigner une personne mandatée pour défendre les intérêts d'une communauté (en général, ecclésiastique), avant de se spécialiser dans le vocabulaire administratif pour désigner sous l'Ancien Régime le représentant chargé de défendre des habitants auprès de leur seigneur suzerain (après 1789, en France, les maires remplaceront ces syndics)."

Et le bas latin syndicus , i’ vient d’où, lui? Hein??

Ben oui, du grec ancien σύνδικος, syndikos.

Syn- (avec, ensemble) et δικος, dikos.

Δικος, dikos qui vient de δίκη, díkê: justice, droit, jugement…, évidemment descendant de *deik-, mais cette fois par une forme *dikā-.


Et donc OUI, à *deik- nous devons encore syndic, syndicat, syndical, syndiquer

syndic



Et j’ai toujours pas envie de quitter le grec…

Il y a toujours cette forme *deik-mn̥-, par laquelle *deik- a passé au grec ancien δεῖγμα, deïgma: la chose montrée: spécimen, échantillon…

Il est un mot français dont on use et abuse en réunions d’entreprise.

Ce terme est à la base même du langage du consultant bon chic bon genre (ce qu’est forcément un consultant).

Au point même que je me demande comment les consultants pourraient vivre sans lui.

Vous le supprimez du vocabulaire, et ce sont au bas mot la moitié des articles publiés sur LinkedIn, et pratiquement toutes les publications de Gartner et de Forrester qui disparaissent d’un coup.

Là devant vous.

Vous rendez-vous compte? Vous supprimez ce mot, et vous mettez des hommes à la rue, vous réduisez leurs épouses désormais sur la paille à conduire leurs enfants au collège dans une 2X4, vous faites perdre, en cascade, des milliers d’emplois chez les concessionnaires de Béhèmeeeeuh.

Ne touchez pas à ce mot!

De grâce, pensez donc à tous ces gens qui en vivent, qui en ont simplement BESOIN.


Ce mot, c’est … paradigme.

Il nous arrive du grec ancien παράδειγμα, paradeïgma, composé de παρά, para (à côté), et, évidemment, de δειγμα, deïgma.

Il désignait à l’origine, en tant que modèle, exemple, une représentation du monde.

Et si vous ne me croyez pas sur l'importance de ce mot dans la "littérature" d'entreprise, tapez paradigme ou sa version anglaise paradigm dans votre outil de recherche préféré, et vous verrez…

Supprimer ce mot serait une catastrophe pour l’ensemble de la profession des consultants mais aussi pour tous ceux qui en vivent en leur fournissant produits et services (fabricants de piscines écologiques, spécialistes en domotique, patrons de car wash, acteurs divers de la culture branchouillo-urbaine, restaurants végétariens, grand crus de Bordeaux, centres de ressourcement et de renouveau spirituel…).






Il y a encore une série de dérivés bien surprenants de *deik- dont je dois vous parler avant de vous quitter…

Tous ces mots, encore une fois, nous sont arrivés par le grec, mais dans ce cas-ci, ils se basent sur un mot grec ancien dérivé d’une forme au timbre (ou degré) zéro de notre formidable racine: *dik-.

Ce mot, je vous le jette: δικεῖν, dikein « lancer, jeter ».

Et il est fantastique!

Je pense même qu'il aurait même pu occuper tout un dimanche à lui tout seul, tellement ce grec δικεῖν s’est propagé en français, mais aussi dans les langues germaniques, et de curieuse façon…

Tout d’abord, un mot d’explication: comment passe-t-on de montrer, sens original de notre racine, à lancer, jeter?

Il faut comprendre ce “lancer” dans le sens de “montrer la direction à un objet”, l’orienter, le diriger vers un endroit précis.


Allez, sans rire, supposez que vous êtes un ancien Grec, vous passez votre temps à lancer QUOI?

S’il y a bien un objet particulier que les anciens Grecs lançaient à tours de bras, c’était … le disque! 

En grec ancien δίσκος, dískos, dérivé de δικεῖν, dikein.


discobole

Dískosdisque, pierre plate”, est passé au latin discus, pour désigner, plus largement, un plat, un plateau, un cadre.
Des choses plates quoi.
Et souvent circulaires.

Inutile de vous préciser - je le suppose et l’espère - que ce δίσκος, dískos se retrouve dans notre français ... disque.

D’où, soyons fou, tous ces dérivés comme disquer, tourne-disque, disco- (-graphie, -thèque, -philie), disquaire, discal, disquette… … …

Mais la liste est loin d’être finie…

Car le latin discus, dans le sens de ”plateau où l’on disposait les mets”, a évolué phonétiquement pour devenir, en français, deis, puis dois et même ders.

Finalement, ce mot nous est arrivé sous sa forme définitive… dais!

Curieux, non?


dais


De “plateau où l’on dispose les mets”, il en est venu, du XIIème au XVIème, à désigner une table d’honneur dressée sur une estrade.
On retrouve une évolution similaire dans l’italien descotable, établi”…

Le sens du mot a donc évolué de “plateau où l’on dispose les mets” à “table d’honneur dressée sur une estrade”.
De là, il en est venu à désigner une table d’apparat, une “table surmontée d’une tenture”.

Pour finalement désigner la tenture elle-même, au sens de plafond, toit, de baldaquin.


L’anglais disk provient du latin discus, par le moyen français disque, rien de surprenant.

Mais …

Attention, ce qui suit n’est pas confirmé par Watkins,
mais c’est l’Oxford English Dictionary qui en parle, donc, à vous de voir!!

… il existe dans beaucoup de langues germaniques des mots, tantôt pour table, tantôt pour plat, qui proviendraient bien de notre racine, et ce - c’est la thèse de l’Oxford English Dictionary - par le latin discus, mais par des chemins différents.

Prenons l’anglais… dish, le plat!

Que l’on reconnaîtra comme disch (table) en néerlandais, Tish (table) en allemand, ou diskr en vieux norois (il faut que ce soit rugueux, sinon ce n'est pas du vieux norois).


Et puis, il y a aussi l’anglais … desk, le bureau!

Issu du moyen anglais deske, apparemment dérivé du latin médiéval desca, dérivé de discus.

En ce sens, le desk anglais serait un superbe cognat de notre dais français, ou de l’italien desco.
(Notez qu'il se pourrait d’ailleurs fort bien que ce soit sur l’italien desco que ce soit créé le latin médiéval desca, et non pas l'inverse, mais sincèrement, est-ce que ca affectera le continuum espace-temps?) 
(latin discus => italien desco => latin médiéval desca


Ce qui est amusant, c’est de constater que les anglais dish et desk (ou leurs équivalents dans les autres langues germaniques), même s’ils provenaient bien d’un seul et même mot - le latin discus, hein, allez, on s’accroche - n’avaient entre eux aucun lien direct

Car - je m’explique -:

  • dish, provenait du proto-germanique occidental *disk(s)-, adopté du latin discus, et reprenait une des significations latines du mot (ben oui, plat circulaire), alors que ...
  • desk, créé sans aucun rapport avec dish, provenait en droite ligne du latin médiéval desca, et reprenait le sens plus tardif que le mot s'était approprié dans les langues romanes (français dais, italien desco…) 


Pour finir en beauté, et pour vous montrer que notre brave *deik- se retrouve ailleurs qu’en grec, dans les langues romanes et les langues germaniques, je vous citerai encore ses dérivés sanskrits दिदेष्टि, dídeṣṭi, assigner, allouer…, दिशति, diśáti, montrer, désigner… et hittite: tekkuššāi pour orteil.



Et voilà, encore une bonne racine de faite!


Fou, non, tous ces mots ce que nous devons à cette jolie petite *deik-!

Récapitulons!
Dire, redire, contredire, interdire, maudire, médire, prédire, indicible, dicter, dictée, dictaphone, diction, dictionnaire, dicton, dictateur, Diktat, bénir, juridiction, juridique, juge, judiciaire, préjuger, préjudice, jugement, jugeote,verdict, véridique, condition, et fatidique,
dédier, dédicace, prédicateur, prêcheur, indiquer, index, indice, édit, édicter...
... plus encore (probablement) doigt, digitale, ou l'anglais toe...
Et enfin teach, token, tache, avenge, vengeance, vendetta, revendiquer, deictique, police, syndic, syndicat, paradigme, disque, dais, et les anglais dish, et desk!!



Très bon dimanche à toutes et tous,
Passez une très bonne semaine!

Je vous donne rendez-vous... dimanche prochain!


Frédéric


dimanche 15 mars 2015

le prédicateur a mis la bague à l'index






"Tout ce qui flatte attire.
On suit jusqu'à un prédicateur éloquent, non pour faire ce qu'il dira, mais pour l'entendre dire."



L'Homme à projets (1807)

Guillaume Charles Antoine Pigault de l'Espinoy, dit Pigault-Lebrun

Pigault-Lebrun
















Bonjour à tous !



Toujours plongés dans notre thème Langue / mot / Parole, poursuivons donc…


Dimanche dernier, nous avions découvert la racine proto-indo-européenne *deik-: montrer.
Et son dérivé, le français … dire.

Et à sa suite une flopée d’autres dérivés, comme par exemple bénir, condition, fatidique, interdire, juge, verdict

Et j’en passe.

Dingue.

Et pourtant, nous n’en avions pas fini avec *deik-.


Car *deik- est aussi derrière…

Mais je vous laisse plutôt deviner ce mot français.

Il se base toujours sur le latin dicō, dicēre.

C’est à l’origine un mot latin composé, en deux parties, dont la première, un préfixe bien connu, indique souvent l’éloignement ou la séparation, ou encore l’achèvement.

Ce préfixe, c’est …

...


...


...


ab-.



Et donc, le composé latin, c'est ... ab-dicēre. 

Le mot français ? Abdiquer.


Abdication de Léopold III (16 juillet 1951)


OUI ! Précisément emprunté au latin abdicāre.


Cette forme dicāre n’était qu’une variante de dicēre, au sens spécialisé de “proclamer”, et proviendrait d’une forme suffixée au timbre zéro (donc sans le “*e”) de notre racine : *dik-ā-.

(*dik-ā-, et non pas dick head)













Forme dicāre illustrée : ici, une sculpture en forme d'Icare

Vous vous en rappelez, le solennel dicēre s’employait en un premier temps dans le cadre juridique, ou religieux.

Dicēre, dans sa dimension juridique, pouvait ainsi signifier accorder, adjuger.
Je dis” s’entendant de la sorte comme “Je proclame / affirme / déclare, devant cette illustre assemblée …

Ab-dicāre, c’était “tout sauf” accorder, en d'autres termes, ne pas accorder, refuser d’adjuger.

D’où, par extension, renoncer. À une possession, à des droits


Sur cette même forme *dik-ā-, et toujours via le latin dicāre, nous avons encore…

dédier.

Emprunté au lain dē-dicāre, qui pouvait signifier, devant un tribunal, déclarer, révéler, ou dans le vocabulaire religieux, et se disant alors d’un temple, dédier, consacrer.

Dédier, dédicacer, dédicace, voilà encore de beaux dérivés de *deik-.


Notons également le moyen français
- mais toujours parfaitement usité dans le nord de la France et dans certaines régions de Belgique -
ducasse, réduction de dédicace au sens religieux, utilisé pour fête patronale, puis à présent pour kermesse.

La ducasse, j’en parlais déjà - notamment - ici : Quoi, tombée enceinte à la kermesse? Là tu cumules...






Eh oui, et tout ça, toujours d’une seule et même racine *deik-…!

Allez, on continue :


On retrouve encore la forme *dik-ā- derrière … prédicat.

Du bas latin praedicatumchose déclarée avec force »), participe passé neutre substantivé (excusez du peu) du composé…

  • prae- ("en avant"
et
  • dicāre ("proclamer solennellement"), 
pour ainsi donner « proclamer, vanter, louer, prêcher ».

Praedicāre nous a légué le désuet prédicament (“catégorie, ordre, rang, classe où les philosophes scolastiques avaient coutume de ranger tous les êtres, selon leur genre et leur espèce”), mais aussi prédication, prédicateur, ou prêcher, prêcheur.

Mentionnons encore ce sermon moralisateur, ennuyeux et généralement peu efficace, le … prêchi-prêcha.

prédicateurs



N’oubliez pas : la proto-indo-européenne *deik-, sémantiquement, correspondait à montrer


Toujours en latin, montrer dans/vers/à l’intérieur se disait in-dicō.

Dans un contexte juridique, indicō pouvait se traduire plus précisément par “déclarer, accuser".

Indicāre nous a bien entendu donné indiquer. Ou indication.
Nous avions encore mentionné, dimanche dernier, le latin iūdex : le juge.
Cette forme dex désigne l’auteur de l’action de montrer en disant.
Et donc ici dans ce cas précis, “celui qui montre le droit (iūs étant la Loi) par un acte de parole”.
Celui qui indiquait, ben oui, c’était …

... l’index.

Index” désignera tout d’abord ce doigt par lequel on montre, on désigne.

Le sens s’étendra par la suite : index se rapportera aussi à une indication, un signe, un indicateur (un informateur, un indic quoi !), une inscription, un catalogue

Nous avons gardé l’emploi juridique d’index dans le français … indice!

Autres dérivés: indexation, indiciel …


panneau indicateur


Un très surprenant dérivé de *deik- pourrait être …
- j’insiste ! "pourrait", car même si Wikipedia le claironne haut et fort, tous ne sont pas totalement convaincus de sa parenté avec *deik-, certains linguistes, et non des moindres, la proposant simplement comme une éventualité possible

Je disais donc :

Un très surprenant dérivé de *deik- pourrait être …
… le français… doigt.

Le doigt, toujours dans le sens de “ce qui sert à montrer

Ce sur quoi tout le monde s’accorde, c’est que doigt provient du latin populaire *ditus, contraction du latin classique dĭgĭtus (“doigt”).

Ernout & Meillet, et à leur suite Alain Rey, ne se mouillent pas trop, en rappelant que...
"généralement, on propose d’y voir (dans dĭgĭtusle dérivé d’une forme proto-indo-européenne *deig-, variante de *deik-."

Mais si la parenté était avérée, alors il conviendrait de rattacher à *deik- doigté, digital, digitale, ou l'anglais digit …

pendule "digitale" analogique



Dans le groupe germanique, même incertitude sur l’origine des mots pour “doigt”, ou “orteil”, comme l’anglais toe, le néerlandais teen, l’allemand Zehe, ou le suédois .

Je ne vous parlerai même pas du danois et du norvégien taa, du vieux norois (au pluriel tǽr, ce qui nous permettrait de supposer que les anciens Scandinaves possédaient bien plusieurs doigts), ou du frison occidental tean - devenant tuan en frison septentrional, ou carrément tône (tôn) en frison oriental, de quoi vous donner le fris(s)on.

Pour Watkins, si parenté il y a, elle viendrait probablement d’une forme au timbre o de notre *deik- : *doik-, qui pourrait alors expliquer le germanique *tailwō- à l’origine de tous ces dérivés.






Autre mot !

Cette fois basé sur le composé latin ex-dicēre, toujours à comprendre au sens de proclamer, mais teinté de la notion d’ordre, de commandement.

Le latin ēdīcō, ēdīcere faisait au supin ēdictum.

Dans l’Antiquité romaine, cet ēdictum correspondait à un règlement, une ordonnance émanant de l’Empereur, ou d’un magistrat.

Ensuite et par extension, il désignera toute ordonnance rendue par un médecin souverain.

Vous l’avez compris, ēdictum est devenu notre français édit.


Amusant: pour créer un verbe pour édit, on eut recours au latin ēdictum, pour former édicter.

Alors qu'en toute logique, on aurait dû employer éditer, mais qui était déjà pris, dans le sens de publier.

Eh.


(source)



Eh ben, je vais arrêter ici, mais en vous disant qu’on n’a pas encore fini !!

Et pour tout vous dire (psss, rapprochez-vous de l'écran), je réserve les plus belles surprises pour la fin...


Je n’en dirai pas plus.

Pom pom pom…


Et donc, à la déjà longue liste des dérivés de *deik- viennent encore de s’ajouter…

dédier, dédicace, prédicateur, prêcheur, indiquer, index, indice, édit, édicter...

... plus encore (probablement) doigt, digitale, ou l'anglais toe...



Oui, comme l'aurait dit Rimbaud dans son style inimitable,
Cette jolie p'tite racine,
C'est pas d'la bibine.


Je vous souhaite, à toutes et tous, un excellent dimanche, une trrrrès belle semaine, et vous donne rendez-vous… dimanche prochain !




Frédéric

dimanche 8 mars 2015

le dictateur a voulu dicter leur verdict aux jurés, véridique !





Il est effrayant de penser que cette chose que l'on a en soi, le jugement, n'est pas la justice. Le jugement c'est le relatif. La justice c'est l'absolu. Réfléchissez à la différence entre un juge et un juste.

Victor Hugo - L'homme qui rit 



(Oui, c'est de l'infâme cicatrice de Gwynplaine,
l'homme qui rit dans de ce roman philosophique,
oh combien baroque,
que s'inspire le personnage du Joker, dans Batman



Bonjour à tous !



Difficile de creuser un thème dont le titre est Langue / mot / Parole sans traiter du mot… dire.

Alors, ne tournons pas autour du pot, et allons-y, entrons dans le vif du sujet.





Le français dire est issu, sans surprise, du latin.
Précisément : dicō, dicēre, et ce via le latin populaire dīgĕre.

Et, toujours sans surprise, dicō signifiait notamment dire, affirmer, prononcer, exprimer; débiter, réciter.

Vous trouvez ça passionnant ?
Moi : bof.
Jusque là, j’ai plutôt envie de me recoucher.

Ouais, sauf que… le dicō latin, i’ vient d’une racine proto-indo-européenne...
- oui bon, ça va, ne feignez quand même pas trop la surprise -
*deik- (ou *deig-).


Le champ sémantique de *deik- ? Pas vraiment “dire”, en fait.

Eh non, plutôt montrer (même si, j’en conviens, on pourrait déjà également y déceler la notion de proclamer).

Ah, ça devient déjà plus intéressant. Comment d’une racine qui signifiait “montrer”, passer à la notion de “dire”?

Ça c’est une chose.
Et puis, vous allez très rapidement vous en rendre compte, cette racine *deik-, on se demande comment on aurait pu faire sans elle

Le nombre de ses dérivés est impressionnant. Et leur liste ne tiendrait pas sur un dimanche, je vous le dis tout de suite.

Et en plus, JAMAIS - JAMAIS, vous m’entendez ! - vous ne pourriez imaginer que ses dérivés sont à ce point liés, tant les mots se sont transformés, tant les sens se sont modifiés…


Bon, commençons par “dire”.

Et reprenons: dire est issu du latin dicēre, via le latin populaire dīgĕre.

Alors que dans d’autres langues - nous y viendrons, ne vous inquiétez pas -, la racine a évolué en verbes de sens “montrer”, en latin et en osco-ombrien, cependant,...
(non, je ne me fous pas de votre balle, d’ailleurs, en osquedeíkum signifiait “montrer, désigner”)

deíkum
 (oui, et en osque, on adorait écrire très grand, aussi)


Mais je m'éloigne ! Je recommence ma phrase :

Alors que dans d’autres langues, la racine a évolué en verbes de sens “montrer”, en latin et en osco-ombrien, cependant, ses dérivés se sont sémantiquement spécialisés, pour ne plus désigner que montrer, certes, mais par la parole: "faire connaître par la parole".

En d'autres mots: désigner, indiquer. Vous voyez l’idée ?


Ne disait-on pas, en latin, “iūs dīcere” pour “exposer le droit”, ou encore
causam dīcere” pour “exposer une cause”…?
(en fait, si, on le disait, hein, c’est juste une façon de parler)

En passant dans la langue communedicēre a perdu son caractère solennel, pour ne plus signifier que “indiquer, raconter”, ou d’une façon générale “émettre les sons d’une langue”.

C’est sous cette acception que le mot a été reçu en français, dès le XIième siècle, signifiant essentiellement “exprimer au moyen du langage oral ou écrit”.

Mais nous retrouvons toujours ses racines juridico-religieuses, au détour de vieilles expressions, comme… “Dire la messe”.

Et si je vous dis “A l’heure dite” ?

Sentez-vous encore la solennité du propos? Ici, on ne rigole plus.
C’est à cette heure-, et pas une autre…
A l’heure désignée, convenue par toutes les parties…!

On retrouve encore ce sens dans des dérivés comme “dédire”, pour se rétracter.
Ou dans le dédit, l’action de dédire, mais aussi, par métonymie, l’amende encourue par la rupture d’un accord (moitié du XIVième).


"cochon qui s'en dédit"


De cette même souche latine nous sont arrivés quelques dérivés français bien connus: indicible, redire, contredire, interdire, maudire ou médire (ah oui, la médisance et les on-dit!)

Prédire, aussi.




Mais sachez également que la forme fréquentative de dīcere, c’était dictāre (traduisez littéralement par “dire souvent”).
Donc, répéter, avec aussi l’idée de “conseiller, prescrire” ou - nettement plus sèchement -, de … dicter.

Oui, dicter, dictée, dictaphone, diction, dictionnaire, dicton, mais aussi … dictateur, sont tous des dérivés de notre racine *deik-.


Sacha Baron Cohen, dans The Dictator, ici entouré de deux
membres de sa garde (très) personnelle et (très) rapprochée


Dictateur, dictée… ??

Mais alors, il y a aussi...

Diktat!
De l’allemand euh… Diktatdictée », « volonté imposée par la force »).

Saviez-vous que le mot s’est popularisé en France du fait que le Traité de Versailles du 28 juin 1919, fut … traité (oui, c’était assez facile ; je n’en suis pas nécessairement fier) de Diktat par les Allemands, car considéré par l’Allemagne comme un traité injuste.


Das Diktat von Versailles



Tiens, je vous parlais de maudire

A l’opposé de la malédiction, il y a bien entendu la … bénédiction.

A l’origine, benedīcō et maledīcō, employés dans le vocabulaire religieux, signifiaient respectivement prononcer des paroles de bon ou de mauvais augure.

Dans la langue commune, ils ont pris le sens de “dire du bien / du mal de”.

Et puis, récupérés par la langue de l’Eglise, ils ont alors pris les sens que nous leur connaissons toujours aujourd'hui : bénir, et maudire.

Et je le précise, le français bénir vient bien de benedīcō.

Curieux ?

Il faut savoir que tout d’abord, on a assisté à un phénomène d’amuïssement du d.

- Mmh? Maiquej?

- A pu d, parti! Plus là! Le phonème d a disparu. Parti le d.
Oui, en linguistique, vous trouverez le terme amuïssement se rapportant à la disparition complète d'un phonème ou d'une syllabe dans un mot ou en finale de mot.
Il en résulta une forme “bénéir”, finalement réduite en bénir..

bénédicité



Et notre tour de *deik- n’est pas fini, loin s'en faut…


Entre nous, vous croyez que ça m’amuse, de citer les expressions latines et de devoir me farcir ces ī et ū, ces infâmes i et u longs, comme dans “iūs dīcere” ? (“exposer le droit” pour celles et ceux d'entre vous qui ont parfois un moment d’absence).

Si je vous ai donné ce joli “iūs dīcere”, c’est surtout parce que de lui - précisément de la forme iūrisdictiō ...
- aaarrg, et ici même le o est long!! Mais bon, ça aurait pu être pire, j’aurais pu être obligé de me taper son génitif iūrisdictiōnis -
... nous arrive le français… juridiction.

Littéralement, l’acte de prononcer le droit.
De là, également, l’adjectif juridique.


Mais il y a encore plus fort.

Car le mot latin pour juge, basé sur les deux termes iūs et dīcere, c’était judex, judicis:celui qui montre le droit par un acte de parole.

Eh! Oui, notre français juge vient de lui, via appia son accusatif judicem.

Et à sa suite, les dérivés jugement, préjuger, préjudice, jugeote (eh oui !)...


Le grand Benveniste voyait dans ce judex, judicis la survivance du lien étroit qui avait existé chez nos ancêtres Indo-Européens entre les notions de droit et de prononcer.

Clairement, en latin, c’est vraiment par cet acte de parole, ce “iūs dīcerejudiciaire que l'ensemble du vocabulaire juridique se constituera, dont nous hériterions plus tard…


Judex, version de Louis Feuillade, 1917


Petit aparté sur le iūs latin:
Ce iūs provenait lui de la racine proto-indo-européenne *yewes-, la loi
Et sur ses dérivés :
  • iūrāreprononcer une formule rituelle”, jurer, et 
  • iūstusconforme au droit, équitable”, descendant lui de la forme composée *yewes-to-, 
se sont ainsi formés nos… 
jury, juré, jurer, juriste, …
juste, justice, justesse, justifier, justification, justiciable ou injustice… 





Mais ... revenons à notre brave *deik-.

Car c’est toujours à elle que nous devons...
- et toujours par sa forme de base *deik-, je ne l’avais pas encore précisé - 
... un autre mot du vocabulaire juridique: le ... verdict.

Emprunt à l’anglais verdict au temps de la Révolution française, mais qui lui même provenait de l’anglo-normand verdit, construit sur l’ancien français voirdit ou veirdit, le jugement d’un jury.

Le mot est composé de ver, veir, ancienne forme de vrai, et de dit, simplement le participe passé de dire.
Le verdict, c’est le “dit vrai”.

D’où aussi... véridique.


Verdict


Allez, un dernier dérivé avant de se quitter :


*deik- se cache encore dans le latin dicio :formule de commandement”, d’où autorité.

Le composé condicio (cum-dicio) < condiciōn-em désignait une formule d’entente entre deux personnes, comme un arrangement, un pacte

De là, par métonymie, il a acquis le sens de “situation résultant d’un pacte”, d’où situation, en général.
Oui, notre français condition en est le descendant.





Comme vous le voyez, on a déjà plein de dérivés de notre *deik- proto-indo-européenne, et nous venons à peine de la découvrir…


Il nous faudra plus d’un dimanche pour en venir à bout, c’est … fatidique !!

Fatidique ?

Du latin fatidicus : qui prédit l’avenir, composé de fatum (destin, fatalité) et de dīcere.

Tiens, bête réflexion : pourquoi ne pas dire “dire l’avenir”, plutôt que le prédire ?  
Forcément, si c’est de l’avenir dont on parle, on ne peut que le pré-dire. Et a contrario, on peut difficilement prédire autre chose que l’avenir non?
Ne trouvez-vous pas, donc, que cette construction “prédire l’avenir” ressemble fort à ces pléonastiques “monter en haut” ou “sortir dehors”, mmmh ?


On fait vite un dernier point ?

Nous savons déjà, rien qu'en UN dimanche, que *deik- nous a donné...
dire, redire, contredire, interdire, maudire, médire, prédire, 
indicible, dicter, dictée, dictaphone, diction, dictionnaire, dicton, dictateur, Diktat, bénir, 
juridiction, juridique, juge, judiciaire, préjuger, préjudice, jugement, jugeote,
verdict, véridique, condition, et fatidique.


Dimanche prochain, suite de notre étude sur la formidable *deik-.

Elle va encore vous surprendre…



Bon dimanche, bonne semaine à toutes et tous, et …

A dimanche prochain !




Frédéric

dimanche 1 mars 2015

Le mystique myope se mura dans un profond mutisme






"La mystique reste toujours en deçà du Mystère : ce n'est pas l'esprit qui mord sur le Mystère, mais le Mystère qui mord sur l'esprit et l'oblige à rejeter les formes où il pensait le saisir."


(ayant choisi de se faire appeler Swami Paramarubyananda
- probablement par haine des gens qui le présentaient à leurs chers amis dans les soirées mondaines),

in De l'esthétique à la mystique, 1955


- Ah bonsoir-euh cher ami-aah,
je vous présente-euh
Swami-aan Pareuh-..., Pamara-... mmh param... rubia euh,  ... Jules Monchanin !




Bonjour à toutes et tous !


Nous continuons en ce dimanche à creuser notre thème consacré à la langue d’une façon générale :



Un thème consacré à la langue, aux mots, dans un blog d’étymologie…?

Je viens de réaliser (le mot est choisi) que je suis en fait en train de faire mon Truffaut sur ce coup-ci…


Oui, vous avez forcément vu La Nuit Américaine de François Truffaut, un des plus beaux films qui soit, sur le cinéma !





Une fantastique mise en scène, mais surtout une merveilleuse mise en abyme.
Un film sur un film ; un film dans un film, un film qui se fait filmer…


Il n’y avait que Truffaut qui pouvait imaginer faire ce film. Et le réaliser !




Et puis, la musique du film, ou plutôt des films, c’était le Grand Choral, ce morceau magique de Georges Delerue, construit comme un concerto pour trompette baroque, qui entre littéralement en symbiose avec l’image.

Oh, la scène de fin, avec le Grand Choral, cette séquence où la caméra s'envole, embarquée par hélicoptère, et révèle les décors des studios de la Victorine...

Si vous saviez ! Il y a si longtemps, j’étais un gamin ; ce film et cette musique m’ont marqué. À vie.


Ah, en parlant de cinéma…

Leonard Nimoy nous a quittés il y a à peine deux jours.

Mais je suis sûr qu’il est toujours là, quelque part, aux confins de la galaxie peut-être.
Il n'est pas mort, il a simplement changé de quadrant.


LLP!


Allez, revenons sur terre et allons-y, the show must go on!

Aujourd’hui, au centre de notre recherche, le mot… mot !

mots...



Lointain descendant d’une racine proto-indo-européenne (oui, je sais, c’est surprenant), en l’occurence…

*meuə-3
(retranscrite aussi *mu-,*mewH-*mew(ə)-...,
peu importe, il s'agit toujours de la même racine)


Mais ce qui est VRAIMENT surprenant, c’est que 
*meuə-3 n’évoquait pas la notion de mot, de parole, d’émission de son.

Que nenni, bien au contraire !!

Car 
*meuə-3 signifiait … être silencieux !


C’est une forme au timbre zéro de notre racine 
*meuə-3, dérivée d’une forme intermédiaire *muə- : *mū, qui est la base de notre mot.

Mot est issu du bas latin muttum, que l’on traduirait par “son émis”, dérivé de muttīre : souffler mot, grommeler…
Autrement dit, émettre un son, mais inintelligible, pas un … mot à proprement parler, chargé de sens !

Muttīre, littéralement, c’était produire le son mu. Sans plus.

Muuuuu, ou Mmmmm si vous voulez.

On trouve muttīre chez les auteurs archaïques (je sais, ce n'est pas très gentil pour eux, le latin archaïque - prisca latinitas - étant l'état du latin en usage de l'origine jusqu'au tout début du Ier siècle av. J.-C.), puis plus tard dans la Vulgate.
La Vulgate ? Mais on en a déjà parlé, dans les sorties du Prince consort

Tout tourne, en réalité, autour de mu - non pas le continent, mais l’onomatopée. Muuu.


le mythique continent de Mu


En ce sens, le latin mūtus est éclairant, car signifiant “son, bruit de voix qui n’a pas de signification”.
On peut supposer, d’ailleurs, que le mot s’appliqua d’abord à des animaux, “ceux qui ne savent que faire muuu”.
Ensuite, il s’est appliqué aux hommes.

Oui, il nous resté, sous la forme ... muet ! 

Mais ça ne nous explique toujours pas pourquoi de la notion de ne rien exprimer, on est passé à celle de mot, intelligible, au contraire.

Eh!
En fait, le muttum bas latin s’employait dans des phrases négatives !
Avec un sens littéral de “ne pas émettre un son”.

C’est d’ailleurs ainsi qu’il passe au français, dans des locutions comme “ne sonner mot” (ne rien dire).
Nous employons toujours l’expression “ne dire mot”, lointaine survivance de cette utilisation à la négative.

Ce n’est qu’au XIème siècle que le mot mot commencera à s’employer au sens collectif de discours, parole.
Lointaine héritière de cet usage, l’expression “dire deux mots à quelqu’un”.

Il faudra attendre le XIIème siècle pour que le sens que nous donnons actuellement à mot ...
“Son ou groupe de sons articulés ou figurés graphiquement, constituant une unité porteuse de signification à laquelle est liée, dans une langue donnée, une représentation d'un être, d'un objet, d'un concept, etc”
... apparaisse, pour s’imposer finalement très longtemps après, au XVIIème !

Car jusque là, c’était le mot verbe qui était utilisé en ce sens… (mais oui, relisez Un verbalisateur en verve, quelle ironie !)


Vraiment curieux, non, que le sens du muttum latin se soit à ce point altéré, pour qu’il en vienne, plusieurs siècles plus tard, à signifier rigoureusement l’inverse de son sens d'origine, par l’entremise de son descendant français mot

Oh, il y a plein de choses truculentes en français !
Ca me fait penser à notre particule de négation “pas” (oui, celle de ne ... pas),  si commune.

Originellement, elle n'évoquait d'aucune façon la négation.

Mais non. Elle désignait bêtement le pas, le mouvement que nous faisons pour avancer.




Il se fait que le mot pas, on l’a utilisé dans des expressions comme “il n’avance pas”, ce qui signifiait en réalité “il n’avance même pas d’un pas”, donc aucunement.

Et plus tard, ben, on a dû oublier ce que le mot pas venait faire, à l’origine, dans ce type d'expressions ; de ces expressions on n'a retenu que le sens global, sans plus s'attacher aux mots qui les formaient, et pas en est venu à renforcer la négation ne.

Curieux non?
Car en plus, on n'a pas vraiment besoin de pas ; ne devrait pouvoir se suffire à lui-même, non?


Construit sur le mutus latin, nous avions encore, en ancien français, le verbe amuïr, rendre muet.

Oh, nous avons bien évidemment toujours mutisme, qui désignait anciennement l’état d’une personne… muette.

N’oublions pas non plus le motet, littéralement petit mot, qui désignera, à partir de la deuxième moitié du XIIIème siècle un petit poème destiné à être chanté, souvent à plusieurs voix.

Voici, en guise d’hommage à Leonard Nimoy, l'un des six motets que Bach composa ; il s’agit ici du motet funèbre BWV 118 "O Jesu Christ, mein's Lebens Licht”.




Si vous avez une platine de mixage à la maison, ou simplement une télécommande, vous connaissez le sens de l’anglais mute : “couper le son”.




Mute, c’est aussi assourdir, ou plus largement “masquer, ignorer”, et le substantif mute désigne le muet.

En vieux slavon d’église (aaaaah), *meuə-3 se retrouve dans нѣмъ (němŭ): muet, issu du proto-slave němъ: muet, ou même idiot! (l’idiot étant celui qui ne sait pas parler).

Nous retrouverons нѣмъ en russe moderne, sous la forme… немой (“nimoy”), eh oui !

Mais le russe a un autre mot créé sur la même racine: немец (“niemits”).

Allemand !

Oui oui, немец  signifie Allemand, c’est sa traduction !

Du temps du proto-slave, les quelques étrangers qu’on pouvait croiser en terres slaves, c’étaient des germanophones. Et ces braves gens ne parlaient guère la langue du coin !
Le terme désignait ainsi l’étranger, celui qui ne parle pas notre langue

Oh, ne vous offusquez pas outre mesure !
Les Germains firent de même avec ceux qui ne parlaient pas leur langue, ceux d’ascendance celte ou romane, en les traitant de “Walha” : les autres, les étrangers, "ceux qui ne parlent pas comme nous".
D’où tous ces mots issus du germanique Walha pour désigner les populations non-germaniques proches des territoires germains : Gaule, Wales, Valachie ou Wallon
Oui, relisez Tour de France et Tour de Babel.

Allez, continuons !

Par le grec μύω, múô (“se fermer”, qui a dû en un premier temps s’appliquer aux lèvres, et par extension à toute espèce d’ouverture: aux yeux, aux coquillages…), la racine proto-indo-européenne 
*meuə-3 s’est …mu-ée en… μύστης, mústêsinitié »).

Initié ??
Initié à quoi ? Mais aux cultes à … mystères, ceux de Déméter et d’Eleusus.



Car μυστήριον, mustêrion provient également de là, de μύστης, mústês l’initié.

Et l’initié, il fermait quoi ??

Eh bien, sa grande gueule la bouche vraisemblablement.
Il se taisait, il ne répétait rien de ce qu’il avait vécu lors de ces cérémonies.

C’est quand même pas pour rien qu’on parlait de religions, ou de cultes à mystères !


C’est toujours le grec μύστης, mústês, celui qui a été initié, qui a donné μυστικός, mustikós, “secret, mystique”, dont nous avons hérité, via le latin mysticus, sous la forme ... mystique !


Cette notion de “se fermer” attachée àμύω, múô, nous la retrouvons également dans le grec ancien μυωπία, muōpía, “myopie”, composé de μύειν, múein, (“fermer, se fermer” donc) et de ὤψ, ṓps, “oeil”.
Nous en avons déjà parlé !
par l'oculus, l'autopsie du cyclope aveugle


Bon, on pourrait parfaitement supposer que le français muserémettre un bruit sourd la bouche fermée” vient aussi de notre 
*meuə-3 proto-indo-européenne…

Dans ce cas, cornemuse en serait un joli descendant…




En tout cas, pour l’Oxford English Dictionary, l’anglais mutter (grommeler, marmonner), par l’ancien français mutir, provient bien du latin muttīre.


Certaines sources, encore, rapprochent l’anglais mew - la mouette, de 
*meuə-3.
Bon pourquoi pas ?

Même si, honnêtement, le volatile en question n’est pas particulièrement réputé pour son silence



Mais si d'aventure l’anglais mew, le néerlandais meeuw, l’allemand Möwe provenaient bien de 
*meuə-3, alors notre français mouette en proviendrait lui aussi!

Car il nous arrive, par l’anglo-normand mave, mauve, du vieil anglais maew, à l’origine de l’anglais moderne mew

Et c’est vrai qu’entre muette et mouette, il y a peut-être plus qu’une coïncidence…


Ah oui! En sanskrit, de notre 
*meuə-3 on trouve encore मूक, mUka, pour muet, ou silencieux


- Mais? Et motus, le latin motus ???
- Ah bonjour, j’allais terminer, je m’étonnais que vous ne m’aviez pas encore posé la question…

Motus n’est pas un vrai mot latin…

C’est une invention, une latinisation plaisante (prout ma chère) du mot mot, qui doit dater de la deuxième moitié du XVIème siècle.

Motus aussi, était à comprendre comme une négation, dans le sens de “pas un mot”…, comme dans “motus et bouche cousue”…



En conclusion, avec 
*meuə-3, ce n’est même plus à un glissement de sens auquel nous avons assisté, mais bien à une radicale inversion de sens: d’une racine qui à la base signifiait être silencieux, on en est arrivé à précisément ce qui ne l’est pas, le mot !

L'auriez-vous cru, vous, que mot, muet, myope, mystère et mystique sont TOUS dérivés d'une seule et même racine indo-européenne ?

Hein, hein ??


Je vous laisse méditer là-dessus, en vous souhaitant un excellent dimanche, une très belle semaine, et en espérant vous retrouver…

... dimanche prochain.


D’ici là, portez-vous bien !



Frédéric