- Paraît chaque dimanche à 8 heures tapantes, méridien de Paris -

dimanche 30 août 2015

le sacrum, ça sert d'os ?





Soyons les serviteurs de l'Humanité ; n'en soyons pas les prêtres. Lumière, oui ; Encens, non. On n'arrive pas même à moitié chemin si l'on s'arrête à l'homme. C'est un mauvais sacerdoce que celui qui ne va pas à Dieu.


Proses philosophiques (1860-1865, posthume),
Philosophie,
Deuxième partie [L’Âme]

Victor Hugo















Bonjour à tous !

La semaine dernière, nous avions découvert que derrière le français saint se cachait - et ce via le latin sānctus, participe passé de sanciō , “vouer à une divinité, consacrer”, la racine proto-indo-européenne ...

*sak-

rendre sacré”, “consacrer, sacraliser… 


Allez hop, on repart de là.

D’une forme suffixée, cette fois, de notre *sak- proto-indo-européenne: *sak-ro-, nous avons reçu le latin sacer, “sacré, saint, vénérable…

Mais aussi “maudit, abominable”.

Une explication, peut-être, mmmh ?

Il ne faut pas confondre les latins sacer et religiosus (religieux, pour les mal-comprenants).

On n’accède pas au sacré comme cela.

Sacer désigne ce qui est sacré Ce qui ne peut être touché sans souiller, ou être souillé. 

D’où ce double sens de sacré et de maudit, ce dernier réservé à ceux qui corrompaient le sacré, qui en abusaient, en d'autres termes, qui le profanaient.

Mot particulièrement bien choisi, vous allez rapidement en convenir...

Car dans un dimanche d’il y a déjà quelque temps (en date du 22 juillet 2012), Oktoberfest chez Tiffany’s, que je ne peux que vous recommander, nous avions traité de la racine *dhēs-, passée dans le latin fas, “loi divine”.

Et là où la loi divine était tellement présente qu’elle pouvait presque se palper, c’était dans le temple, le lieu de culte : fanum.

Le profane, c’était celui qui était loin du sacré, car devant (pro-) le temple (fanum), entendez “pas à l’intérieur” : hors de celui-ci.

L'Amour sacré et l'Amour profane, le Titien


Profaner, en ce sens, veut tout dire : attenter à l’intégrité du sacré.
Sortir des éléments d’un cadre sacré - le temple - pour les mettre en pâture dans le monde profane.

C’est hélas monnaie courante. Il suffit de voir les comportements des intégristes, qui ne sont hélas pas à même, dans leur dimension religieuse, d’atteindre à la spiritualité.  Au sacré.

Ils confondent, ils mélangent.
C'est jamais bon, ça.

Alors, ils profanent, au sens absolu.

Si ces gens étaient capables de percevoir ne fût-ce qu’une once de bout de chemin vers l’élévation, la spiritualité - le sacré -, ils comprendraient que le respect de la vie l’emporte sur tout, et que plus on avance dans ladite voie spirituelle, plus on a conscience que chaque rite, chaque religion, chaque vision que nous avons de la vie, de l’Homme, de l'Univers, est honorable, et n’est qu’une représentation humaine, bien limitée, de ce que peut être une vérité qui nous dépasse.

Qu’à ce titre, toutes les religions sont bonnes, toutes les croyances sont bonnes.
Tant qu’elles respectent l’élémentaire, l'essentiel : l’être humain, la nature, le monde, autrui…

En ce sens, tout le monde peut avoir raison. Mais oui !
Mais imposer sa religion à l’autre - et tuer en son nom, a fortiori -, c’est en réalité profaner ce qu’elle véhicule de plus beau.
Et montrer à quel point on n'a rien compris au sacré, à la spiritualité. A sa propre religion.

Quelle ironie, n'est-ce pas.
C’en serait comique, si ce n’était aussi pathétique.

À chacun SA vérité


Psss. Entre nous : c’est pas la croyance qui fait l’homme (tatataaaa continueront les amateurs de Renaud). Ça se saurait.

Et les Liégeois aussi, donc (dauuuk), si on suit ce raisonnement, ont raison / résaaauuu.
 (si ceci vous paraît particulièrement incongru, relisez le dimanche de la semaine dernière)
Enfin, oui, euh théoriquement.  
Le parler liégeois doit vraisemblablement faire partie d’un grand plan, d'un grand dessin dont nous ne percevons rien. 
Je ne peux pas croire qu’il soit arrivé comme ça, par hasard. 
Je me DOIS de l’accepter.
Mais je ne vous le cache pas, c’est dur.  
"En l’acceptant, moi-même je me dépasse, je vais au-delà de mes limites."
Voilà peut-être la raison d’être de l’accent liégeois? Permettre d'aller plus loin ? De se dépasser ?

Sacer, vous vous en doutez - allons, ne feignez pas la surprise... -, nous a donné sacré, sacrer, sacre, consacrer, sacrement, sacraliser et désacraliser.

Le sacre de Napoléon, David 

Mais aussi sacrilège (du latin sacrilegium, littéralement “qui vole (ou plutôt “recueille”) des objets sacrés”) et sacrifier.

Sacrifier, emprunt au latin classique sacrificare : littéralement “faire une cérémonie sacrée”.
Donc offrir en sacrifice, puisque l’un n’allait pas sans l’autre : pas de cérémonie sacrée sans sacrifice.



Ou même sacerdocesacerdotal.
A l’origine, le latin sacerdōscelui qui accomplit les cérémonies sacrées.
Vous y reconnaîtrez, en terminaison, dōs, dérivé de la racine proto-indo-européenne *dhē- (mettre, placer…), à qui nous devons faireoffice, ou l’anglais to do
C’est ICI que ça se passe :
du facteur au préfet, tous des fétichistes, tous des fashion victims moi que j'dis

Et sacer nous a encore donné…
sacristain, ou sacrément.

Mais aussi…
saperlotte - amplifié en saperlipopette -, synonyme euphémique de sapristi, ce dernier étant la déformation de sacristi(e), utilisée pour éviter de blasphémer


Sacripant, de l’italien Sacripante, est une construction plaisante sur l’adjectif sacro (sacré, du latin sacer, hein?), et le nom d’un faux brave dans l’Orlando innamorato, repris par la suite par Berni et Arioste.



Quant à sacrum (en réalité os sacrum), on qualifiait ainsi cet os - de sacré - parce qu’il soutenait les entrailles de l’animal que l’on offrait aux dieux lors des ... sacrifices.

Chouette, non ?

sacrum


Serment ?
Par diverses formes, dont sagrament (842), le mot nous vient du latin sacramentum, terme de loi pour désigner un dépôt consacré au service des dieux, une garantie, en quelque sorte, en cas de perte d’un procès.

Par la suite, en langue militaire, le mot en est venu à signifier un serment personnel - et volontaire.
En cela, il s’opposait doublement au jusjurandum (jurement, qui a donné jurer), serment collectif, et imposé.

Le serment prêté par Harold, le parjure et le châtiment du pécheur
La tapisserie de Bayeux (source)


Scrogneugneu, lui, n’est qu’une altération, par euphémisme (ou tabou) de sacré nom de Dieu !





Je réservais le meilleur pour la fin…

Saviez-vous que exécrer provient aussi de notre racine ?

Nous l’avons emprunté au latin exsecrari : “maudire, charger d’imprécations” (ex-, "hors de" sacer).
On l’employait donc à l’encontre de celui qui ... profanait.


Ah mais, surtout n'allez pas croire que seul le latin a récupéré notre racine proto-indo-européenne *sak-.

Que nenni.

Car en hittite, sāklāis, beau dérivé de *sak-, désignait … le rite.
Toujours en hittite, alors que nous avons sanction, il y avait zankila-, punir...




Je vous souhaite, à toutes et tous, un sacrément bon dimanche, une semaine de rêve, et vous propose de nous revoir, disons… dimanche prochain ?




Frédéric


dimanche 23 août 2015

Bon, Julian Assange, on le sanctifie, ou on le sanctionne?






On condamne à mort le meurtrier timide qui tue le passant d'un coup de surin, au détour des rues nocturnes, et l'on jette son tronc décapité aux sépultures infâmes. Mais le conquérant qui a brûlé les villes, décimé les peuples, toute la folie, toute la lâcheté humaines se coalisent pour le hisser sur des pavois monstrueux en son honneur on dresse des arcs de triomphe, des colonnes vertigineuses de bronze, et, dans les cathédrales, les foules s'agenouillent pieusement autour de son tombeau de marbre bénit que gardent les saints et les anges, sous l'œil de Dieu charmé ! ...

Le calvaire (1886)


Octave Mirbeau













Bonjour à toutes et tous!

Il y a presque deux ans, le dimanche 27 octobre 2013, nous avions découvert que derrière le mot anglais pour "saint": holy, se cachait la racine proto-indo-européenne *kailo- (“tout”).

Ce qui nous permettrait de comprendre la sainteté, vue par *kailo-, comme un état de complétude, de perfection.
Olga, seule avec un soldat, à Halloween? Pas très catholique tout ça...
Ce qui, personnellement, me convient assez bien.


Mais qu’en est-il du mot français saint?

On le connaît depuis au moins 1050, et il descend de sanz, sancz, issus du latin sānctus: “rendu sacré et inviolable”.

Sānctus étant le participe passé de sanciō ‎(“vouer à une divinité, consacrer”).

Et d’où qu’i’ vient, le sanciō, hein, je vous d’mande un peu?

Ben oui, forcément, d’une racine proto-indo-européenne …

*sak-

rendre sacré”, donc “consacrer, sacraliser… ”.


Pour être un peu plus précis, c’est une forme nasalisée de notre *sak- qui a donné le latin sanciō, sancīre: *sa-n-k‑.

*** 
Soit dit en passant, je me suis toujours demandé si la prononciation liégeoise n’était pas en fait le résultat de racines nasalisées?  
“C’est la forbe “*saaaa-n-k‑”, dauuk (donc)” pourrait dire un Liégeois. 
Non, je ne m’en moque pas! - je les aime vraiment bien, les Liégeois
- j'ai (ou j'avais, jusqu'à ce moment précis) plein d'amis liégeois -,
d’autant que je suis persuadé que c’est EUX, les Liégeois, qui se moquent du monde.  
Car il est humainement impossible de parler avec cet accent sans le faire exprès, sans un exercice constant et rigoureux de la volonté, sans une longue et intense préparation.  
On touche là à l’extrême limite des capacités humaines.
Quelques trucs pour arriver (à peine) à prononcer le liégeois: bouchez-vous le nez, rallongez les voyelles, insistez sur les "t" et les "v", et mangez tout groupe de consonnes de fin de mot (tigre => tiiik) ("bouchez-vous l’néééééé, rallaugez les voyèèlles...") … 
(Oui, car les “on” disparaissent, pour être remplacés systématiquement par des “au”: ici, on est même au-delà de la nasalisation). 

J’ai trouvé ici un beau choix d’expressions - et de leur prononciation - pour vous entraîner:
http://catinus.blogspot.be/2011/01/laccent-liegeois.html
Gare de Liège-Guillemins.
Les trains i arreff d'un côtéé, daaaauk, et i partt de l'aautt.
C'est gand bême débent hein.
(un jour j'essayerai de vous parler de MON accent! Je serai peut-être moins fier)
*** 


Du latin sānctus, nous avons hérité de saint, sainteté, sanctifier. 

Citons encore ...
  • sanctuaire "lieu sacré"
  • Saint-Esprit, 
  • le familier saint-frusquin, pour "bien, capital, patrimoine, ensemble des affaires que quelqu'un possède",
  • sainte nitouche, basé sur Saincte Nytouche, création plaisante du XVIème siècle, « Sainte n’y touche », c’est-à-dire « une sainte qui n’y touche pas », 
  • toussaint ("tous les saints", on ne va p'têt pas l'expliquer) ou 
  • santon! dont le wiktionary nous dit qu’il date de 1896, et provient de l’occitan santonpetit saint », « statuette représentant les personnages de la Nativité et destinée à une crèche ») dérivé de sant (« saint »).

la pluie
santons


(santons sous la pluie)


Je sais.


Mais savez-vous que sanction / sanctionner nous en vient également?

Car à Rome, le verbe sancire, au supin sanctum, dont dérive notre français sanction, s’employait tant en langue religieuse que politique, et signifiait rendre sacré ou inviolable, puis établir solennellement par une loi, d’où ratifier, sanctionner.

En ce sens, la sanction marquait plutôt l’approbation.

Au XVIIIème, la sanction, en droit, sera l’approbation d’une peine ou d’une récompense prévue pour assurer l’exécution d’une loi, d’où la valeur de peine, mais aussi de récompense!

Nous avons à présent oublié ce sens de récompense que revêtait le mot, qui pour nous n’évoque souvent plus que la punition

Sanction du roi. Ou pas


- Ben, et saint-glinglin?
- Ah bonjour! Vous êtes de retour, vous étiez aussi en vacances?

Bon, je dois bien vous le dire: saint-glinglin n’aurait strictement AUCUN rapport avec saint.

AUCUN.

Il semblerait que cette locution “à la saint-glinglin” soit composée de seing (du latin signum: signal, puis sonnerie de cloche, et même, par métonymie, la cloche en tant que telle), et d’un dérivé du verbe dialectal glinguer (“sonner”, à mettre en relation avec l’allemand klingen).

Et donc, il faudrait entendre l’expression comme “quand les cloches sonneront”.

- Oui, mais -
- J'y arrive, patience...

Comme seing s’écrivait aussi saint, on l’a simplement confondu avec le saint issu de sānctus.



C'est pas fini!
De notre racine *sak- nous est arrivé aussi le latin sacer...

Mais ça, eh bien, ce sera pour dimanche prochain!




Bon dimanche à toutes et tous, portez-vous bien, et ... à dimanche prochain!


Frédéric


Et pour vous faire patienter, un cours extrait (la séquence de début) de Ordinary People, superbe film de Robert Redford (1980) - son premier en tant que réalisateur -, qui reprend le Canon en Ré majeur de Pachelbel, mais ... chanté! 



Alors NON, il n'est pas question de saint, de sanctify ou de sanctus dans les paroles.
Mais voilà,  j'avais envie de terminer là-dessus. Sur une note plus intérieure, plus recueillie.
C'est ça aussi, le sanctus...

(et puis zut, j'fais encore c'que j'veux dans mon blog)

Ah, quelle belle entrée en matière pour ce si beau film: l'Illinois aux couleurs de l'automne ; on ressent de la tristesse, le manque, on perçoit la fin de quelque chose ; et en même temps la vie est là, obstinée, précisément comme la basse du canon, qui inlassablement recommence, et recommence, et recommence... (on appelle ça une basse obstinée, c'est le piano qui vous la fait entendre au début du morceau).

En ce sens, ce canon, chanté par une simple chorale d'étudiants, indique le passage, le changement... Douloureux, mais vers le haut.
La fin du morceau, le dernier Alleluia dans la bouche de Timothy Hutton est un peu une affirmation, non?
(Mais je ne vous en dirai pas plus, pour ne pas vous gâcher la vision du film...)

PS. Et toujours pour les amateurs de séries TV british, petit bonus: avez-vous remarqué cette petite brunette au regard si clair, si doux, là à l'avant-dernier rang, pratiquement devant Timothy Hutton, qui lui n'est visiblement pas en bon état?
Allez! Avec le pull vert-de-gris...

Oui! C'est Elizabeth McGovern, que vous connaissez de Downtown Abbey.



"In the silence of our souls, oh Lord we contemplate thy peace.
 Free from all the world's desires,
 Free of fear and all anxiety.
Ooooh. Ooooh Ooooh. Ooooh
Alleluia Alleluia Sing Alleluia!"


article suivant: le sacrum, ça sert d'os?

dimanche 16 août 2015

Amazon vient de me livrer "Deliverance", de Boorman. Génial.






J'ai parlé de ces volontaires qui, chez les Germains, suivaient les princes dans leurs entreprises (…) Tacite les désigne par le nom de compagnons (…) nos premiers historiens, par celui de leudes (…)


Montesquieu,

De l'Esprit des lois, XXX, xvi






















Bonjour à toutes et tous !


Vous êtes-vous déjà demandé ce que les mots libre, liberté signifiaient - étymologiquement parlant, évidemment ?

Quelle pouvait être leur origine ?

Cet article m’a été soufflé par une lectrice, qui se reconnaîtra, et que je remercie ici.




J’avais en fait déjà abordé le thème, à la saint-Jean d’hiver 2014 (surtout, relisez Moi, effrayé par un flibustier ?? Allons allons…), avec la racine *prī-, “aimer”.

Racine qui est à l’origine, par exemple, de l’anglais free. OUI, libre ! 
(Lisez ou relisez Moi, effrayé par un flibustier ?? Allons allons… , car cet article-ci est en quelque sorte la suite de celui-là.)

Oh, qu’est-ce que c’est beau !!! Aimer c’est rendre libre...

Ben non, justement, pas du tout.

Quand vous aurez lu - ou relu - cet article du 21 décembre 2014, vous comprendrez parfaitement ce que je veux dire.

Oui, car la vie en rose, c’était pas trop le genre des Indo-Européens.
Ni des peuples qui les suivirent, des millénaires plus tard.


Cette fois, donc, intéressons-nous au mot français libre.
Mais je vous aurai prévenus.


A l’origine, une racine proto-indo-européenne. Ce qui ne devrait pas trop vous faire sursauter.

*leudh-2

“aimer”, “libérer”?

Non, absolument pas : “augmenter”, “grandir”.

Oh, mais c’est trop géant ! “Etre libre, c’est permettre de grandir” 

Pardonnez-moi, mais là ça devient vraiment du n'importe quoi.
(Et, grand prince, je passerai sur le "trop géant". C'est pas plutôt "trop énorme", non ?)


Avant de vous donner la forme sur laquelle s’est construit le latin, et dont nous avons hérité pour le mot “libre”, je vous propose de nous intéresser à la forme de degré plein de la racine, *leudh-2, tout simplement.

On la retrouve dans le balto-germanique *liud-i‑ (ou *leudi- selon les modèles de retranscription).

Et ce *liud-i- balto-germanique, il désignait l’épanouissement, par la liberté, hein ??

NON.

Il signifiait tout simplement… les gens. L’Homme, avec un grand H.

Mais c’est fantastique, enfin !! Pour ces peuples, donc, l’homme était naturellement libre…

MAIS NON.

Les gens, c’était tout simplement ceux qui croissaient et se multipliaient (l’idée n’est pas vraiment nouvelle).

Ça, c’est pour expliquer le lien curieux, étrange et pénétrant entre le sens de départ de *leudh-2 “grandir” et ce balto-germanique *liud-i‑, “les gens”.


Mais il faut à présent définir ce qu’étaient les gens !

Les gens, c’étaient … vous, nous, ceux qui vous ressemblaient, qui avaient les mêmes prérogatives.
Les genslibres.
Les autres, les esclaves, ce n’était tout simplement pas des gens, des personnes.

Eh oui. Et dire qu'on vient de , les amis !

Pour certains, il y eut un âge d’Or, tout était mieux avant.

Mmwais... Il est parfois sain de remettre les pieds sur terre, et de réaliser à quel point nos sociétés ont évolué.

Pas toujours en bien - je vous le concède -, mais on avanceC'est déjà ça.


Alain Souchon, C'est déjà ça


Ainsi, vous comprenez pourquoi une racine qui signifiait “grandir” désigna une population particulière, les hommes libres.


Dans les langues germaniques, *liud-i- Menuhin est devenu par exemple :

  • le vieux norois lýðrles gens, les hommes”, d’où découlera l’islandais lýður ou le norvégien lyd,
  • le vieux frison liūd “les gens”. Même sens pour le vieil haut-allemand liut, devenu l’allemand Leute ou le néerlandais lieden,
  • le vieil anglais lēod (toujours “les gens”, mais aussi, par extrapolation, la nation, le peuple, ou carrément celui qui incarne la nation (ou du moins qui est censé le faire): le chef, le dirigeant), 
  • le scots lede


Dans les langues baltes, *liud-i- devint par exemple, et toujours dans le sens de “gens”, le lituanien liáudis, ou le letton (mais l’est-on vraiment ?) laudis.

Dans les langues slaves aussi, il est là !
Pensons notamment au russe люди (“ljoudi”), toujours “les gens, les hommes…”, issu du … vieux slavon d’église - mais oui! - l’udъ (de même sens).

Ah oui ! À noter que le *liud-i‑ balto-germanique s'était construit sur le verbe germanique *leudan-, “grandir”, cognat du sanskrit रोधति, ródhati, de même sens.
Ceci simplement pour vous faire réaliser le chemin parcouru par cette si petite mais combien vaillante *leudh-2, qui partit un jour des steppes pontiques, vers le sud-est pour gagner ce qui deviendrait l’Inde, mais aussi vers l’ouest, vers ce qui serait un jour l’Europe occidentale
Ca fait rêver, non ?
(source)


Bon, n’oublions quand même pas que sur ce balto-germanique *liud-i s’est également construit le … francique … *leudi.

Et… - Oui, vous l’avez deviné - sur ce francique *leudi s’est créé un mot ... français.
Le français leude.
En passant par le bas latin leudes.

Un peu vieilli, si pas totalement obsolète, notre leude français…

Le Grand Robert nous explique que chez les Germains et les Francs, le leude était un grand vassal attaché à la personne du chef, du roi.
Ces leudes étaient liés au roi par un serment (le leudesanium) et des dons.

Leudes mérovingiens.
Une bonne tête, non?



Alors, venons-en à présent à notre français libre.
Il nous arrive du latin līber, “libre”.

La signification de līber ? 
Libre comme “libre dans sa tête" ou "il est libre, Max(-ximianus)”, certainement,
mais encore “libre d’agir à sa guise”,
forcément aussi “qui est de condition libre”,
ou encore libre parce que “non occupé”.

Le latin līber dérive lui d’une forme suffixée de notre *leudh-2: *leudh-ero‑.

*leudh-ero‑ ? Mais? ça me dit vaguement quelque chose, mais quoi ?? 

Ouiiiiiii! L’ancien grec ἐλεύθερος, eleútheros !

Beh oui, encore un dérivé de notre petite *leudh-2.

Dans lequel on retrouve cette même notion de condition de l'homme libre ; ἐλεύθερος signifiait libre, mais revêtait également le sens de "qui convient à un homme libre, digne d’un homme libre".
Comme quoi, à l’époque le grec et le germanique s’entendaient à merveille…


Mais revenons au latin līber.

Nous lui devons libre, et liberté, libération, libérateur...


(source)



Libération de Paris




Libération rendue possible, entre autres, par ces gens. 
Sans qui nous serions peut-être encore sous la coupe nazie.
L'équipage d'un B24, Liberator :






Mais à līber, nous devons aussi...
  • libéral, libéraliser, 
  • livrer (du latin liberare, « libérer, mettre en liberté », et délivrer (du bas latin de-liberare, créé sur liberare, qui l’eût cru), délivrancelivraison, livreur 
(oui, si liberare signifiait "rendre libre, affranchir", en langue populaire cependant, il signifiait aussi "remettre à", "fournir", d'où cette double descendance) 
  • mais aussi libertin et libertine, libertinage.
Libertinage ! En littérature, on peut bien évidemment penser à Beaumarchais, à Marivaux et son marivaudage...   
Mais l'insoutenable légèreté du monde s'exprime aussi particulièrement bien en musique, comme dans Così fan tutte, ossia La scuola degli amanti, opéra de Mozart sur un livret de Lorenzo da Ponte  -"Laurent Dupont", ça sonne tout de suite moins bien -, avec qui il venait d'écrire Les Noces de Figaro et Don Giovanni.

Ci-dessous, un véritable petit bijou, une pure merveille...   
(Bon d'accord, ça n'a pas le niveau de papaoutai, évidemment, mais quand même, quand vous entendez ce genre de choses, vous réalisez tout le beau dont l'Homme est capable. Et ça fait du bien.)
Le trio "Soave il vento", tout simplement un des plus beaux morceaux de musique jamais écrits, et divinement interprété ici lors du festival de Glyndebourne, en 2006.
Fiordiligi - Miah Persson (soprano), la blonde - et Dorabella - Anke Vondung (mezzo), la brune, accompagnées par Don Alfonso (basse) - Nicolas Rivenq. 
Fiordiligi et Dorabella sont sincères, lui...  un peu moins, mais se met en retrait.
Ecoutez comment ces voix vibrent ensemble... 
Comme l'une a besoin de l'autre pour exister, 
comme chacune permet à l'autre d'exister, 
comme elle s'écoutent et se respectent
comme le tout est tellement supérieur à la somme de ses parties.


Soave sia il vento
Tranquilla sia l'onda
Ed ogni elemento
Benigno risponda
Ai nostri desir. 
Suave soit le vent,
Tranquille soit l'onde,
Puissent tous les éléments
Favorablement répondre
A nos désirs.

Pour les amateurs de séries télé british, sachez que Barrington Pheloung, le compositeur des musiques des Inspecteur Morse puis des Inspecteur Lewis, a repris, pour le thème principal de Lewis, les violons de Mozart... Ecoutez !
En hommage à Morse, qui était fou d'opéra, et particulièrement de Cosi Fan Tutte. (mais je suis sûr que s'il vivait encore, il écouterait Stromae en boucle, je vous rassure)




  • ou même libéro. (oui, je poursuis la liste des dérivés de līber, 'faut remettre les pieds sur terre)
- Je vous avoue que je ne savais pas ce qu’était un libéro, n’étant pas vraiment un amateur de balle au pied (c’est un euphémisme). 
Mais soit. -
Libéro, emprunt à l’italien libero (libre!), désigne - c’est du moins ce qu’affirme Alain Rey - le joueur de l’arrière ou du milieu de terrain qui, étant libéré du marquage individuel, peut agir en attaque comme en défense.

Ce qui est quand même fantastique.


Ouf, impressionnant. Et donc, ils courent dans des cerceaux rouges?


Ah oui, et il y a aussi le très intéressant... livrée.
(merci à Alain Rey pour cette étymologie)
A l'origine (1290 !), le terme désignait les vêtements livrés, remis par un seigneur aux personnes attachées à son service.

Puis, par extension (fin XIVème), les habits dont les galons, les boutons, l'étoffe... rappelaient les armoiries du maître.

Sans plus de lien avec son sens original, le mot prit alors son sens actuel : "habit d'une couleur convenue porté par les domestiques d'une même maison"... Par extension : parure, apparence d'un animal...

Grande livrée de la Maison du roi (de France):
Justaucorps de grande livrée, vers 1770-1780,
drap de laine bleu foncé, parements de serge rouge,
galons en passementerie de soie rouge et de lin crème
source : Bulletin du Centre de recherche du château de Versailles


Eh ben voilà…

Comme ça vous saurez tout (ou presque) sur le français libre, et avant de vous plaindre de votre condition - ce que nous faisons tous, je pense -, peut-être vous direz-vous qu’au moins, vous êtes un homme, une femme libre.

Enfin, je l’espère pour vous.
Vous savez, c’est surtout dans la tête que ça se passe…


Puissions-nous nous libérer. Qu’au moins ce blog vous fasse rêver, c'est déjà ça.




Je vous souhaite, à toutes et tous, un excellent dimanche, et une TRES bonne semaine !

A dimanche prochain ?

Duel(l)ing banjos,  extrait de Deliverance, John Boorman, 1972





Frédéric,
plus vraiment en vacances…
Mais bon, ça aussi, c'est dans la tête que ça se passe.




dimanche 9 août 2015

Mmmh, enveloppante, cette rhapsodie...






Mon grand-père l’avait repérée, ils avaient dansé, et tout le monde avait pu constater une harmonie entre leurs genoux. Ensemble, ils étaient comme une rhapsodie des rotules. Leur évidence se transforma en mariage.

Les souvenirs 





Bonjour à toutes et tous!


Cela fait maintenant quelques semaines que nous passons en revue les racines dérivées de la racine proto-indo-européenne *wer-3, “tourner”.


Mais voilà, toutes les bonnes choses ont une fin
Et en ce dimanche, nous traiterons de la dernière de ces racines.









Je sais.

Allez, pour - très rapide - rappel,

*wer-3, et sa racine dérivée IX. *wrmi- / *wrmo-
26 février 2012,
Serpents, vers et dragons. Ah, et aussi ophiolites. 


Quant à ses autres racines dérivées (il y en a neuf):

I. *wert-
21 juin 2015,
Convertir (au proto-indo-européen) en divertissant? Ca c'est une idée! Je n'y aurais JAMAIS pensé...!

II. *wreit- et III. *wergh-
28 juin 2015,
Un Anglais roulant en Jeep Wrangler (et non en Land-Rover) ? Wrong. Simplement wrong.

IV. *werg-  
5 juillet 2015,
"converge", ou "osons aborder l'hermaphrodisme"

V. *wreik-
12 juillet 2015,
De La bruyère à John Irving en passant par JS Bach. Pas mal non?

VI. *wrib- (racine germanique)
19 juillet 2015,
Dans nos cerveaux ribote un peuple de Démons (Les Fleurs du mal, Baudelaire)

VII. *werb- (ou *werbh-)
26 juillet 2015 et 2 août 2015,
I dannae if she can take any more, Captain! 
Une dernière p'tite verveine, avant d'aller allumer les réverbères, M'sieur l'allumeur?



Aujourd’hui, en ce beau dimanche, en ce 9 août 2015, nous clôturerons le sujet par la racine proto-indo-européenne …

VIII. *werp- 


Tourner. Peut-être enrouler.


Si vous aimez les métathèses, vous allez être servis!



Car c’est une forme métathésique de *werp-, *wrep-, qui sera à l’origine de notre premier dérivé.

Nous retrouvons *wrep- dans le germanique *wrap-, enrouler.

Nous suivons encore sa trace une fois passée dans le danois dialectal vravle, de même sens, via le vieux norois (aaaah) *vrappa, *vrappla.

C’est à partir d’une source perdue, mais vraisemblablement apparentée à ce vravle danois que s’est construit le moyen anglais wrappen, qui deviendra l’anglais… to wrap! Enrouler, emballer…


Nous remarquons dans certains dérivés de la racine un glissement de sens, comme dans le danois dialectal vrappe "farcir, fourrer", ou le frison septentrional wrappe "presser à l’intérieur".

Ici, l’emballage s’efface devant ce qu’il contiendra.
Dans l’emballage, on fourre, on glisse quelque chose.
Sinon - question salutaire -, à quoi bon avoir un emballage?

C’est bien ainsi qu’il faut comprendre l’anglais wrap dans son acception de “sandwich roulé”.
C’est le contenu, certes enveloppé, qui importe!

wraps


Comme souvent, il n’y a qu’un pas entre le proto-germanique et le francique
Comme ici, entre le germanique *wrap- et le vieux francique *wlappan, *wlappōn.

Vous savez déjà ce qui va suivre, non?

Que je vais vous dire que ...
par le francique, c’est un nouveau mot français qui est né, par la voie germanique.

En ancien français, il s’agissait de vloper, voloper, ou même voleper.

En bas latin, il devait être présent sous la forme *vuloppare, *guoluppare.
Car en vieil italien, il donnera *viluppare, goluppare.

Vous lui rajoutez le préfixe en-, à notre ancien français vloper, et vous aurez notre français moderne… envelopper!




Et tant qu’à faire, rajoutez-lui le préfixe dé-, et vous obtiendrez évidemment… développer.

à propos de développement durable

(Je ne veux pas faire de mon nez, mais pour beaucoup d'étymologistes francophones - et non des moindres -, l’ancien français voloper est “d’origine obscure”.
Ce qui se traduirait en visualisation encéphalographique par quelque chose comme...
(il s'agit en réalité d'un cardiogramme, mais vous voyez
ce que je veux dire)

Il serait peut-être bon qu’ils se penchent un peu plus sur les apports germaniques au français, par le francique
Oui, le latin et le grec c’est bien - c’est même très bien, hein Natacha! (private joke) -, mais il n’y a pas qu’eux, à l’origine de notre vocabulaire si riche…)

Plutôt que de mettre à mal les études dites classiques en France (politique regrettable, lamentable, voire tragique, et en tout cas éminemment triste), il serait peut-être nettement plus judicieux de les renforcer, de les enrichir!
 En y rajoutant le francique par exemple…
Mais bon, comme apparemment, pour les élites françaises, le proto-indo-européen est désormais un mythe 
- je vous rassure, pour le RESTE DU MONDE ce n'est pas vraiment le cas -,
c'est vraiment pas gagné...

Tiens, mais… Et le rapport entre envelopper et développer? 
Développer (ou plutôt desvoleper) signifiait tout simplement "sortir (quelque chose ou quelqu’un) de son enveloppe".

Quant à l’idée de “développement”, dans le sens de progrès, d’accroissement, que véhicule le mot à l’heure actuelle, elle vient de cette croyance, au XVIIème siècle, qu’un oeuf contenait l’animal miniature, déjà complètement formé, qui croissait - se développait - en grandissant en taille à mesure qu'il se défaisait de ses enveloppes successives, à l’imitation de la mue des lézards et des serpents.


c'était ça ou une mue de lézard
Vous pouvez me remercier


Quelques autres cognats?

  • Les italiens avviluppare, inviluppare
  • les scots lap, wrap, vrap, wraple...

(Il y en a plein d’autres! Et encore une fois, c’est du français que sont arrivés en anglais envelop, develop…)

Psss! Vous imaginez l’horreur pour l’anglais, si à l’époque, les Anglais avaient décidé de fonder un comité de défense et de protection de la langue anglaise (ou quelque chose du même acabit), et se seraient insurgés contre l’emploi des mots français?

Je dis ça, je dis rien.

Et je passe à la suite!


Par une forme au degré zéro (donc sans ?? “voyelle-pivot”, voilà! - vous voyez, quand vous voulez? -), notre vaillante racine proto-indo-européenne *werp-, devenue ainsi *wr̥p‑, ensemencera l’ancien grec.

ῥάπτω, rháptō, c’était… coudre, piquer.

Ouais, je connais déjà votre question: “Le rapport??”.
Vous êtes tellement prévisibles.

Je suppose qu’il faut y voir la forme de la couture, ces petit bâtonnets.
A ce titre, on pourrait alors rapprocher ῥάπτω, rháptō de *werb(h)- 
(voir dimanche dernier).



Ou alors, à l’origine du mot, le bâtonnet utilisé pour coudre: l’aiguille.

Selon une source, encore, le mot grec aurait pu signifier originellement “nouer”. Nouer en tournant? C’est un peu ce qu’on fait en cousant, il faut bien le dire. Alors pourquoi pas?

A vous de voir!


Ce qui nous intéressera plus, c’est que l’ancien grec a créé un composé sur ῥάπτω, rháptō: ῥαψῳδός, rhapsôidós, le… rhapsode.

De ῥάπτω, rháptô, coudre (on est d’accord), et ᾠδή, ôidế, chant.

Le rhapsode allait de ville en ville, chanter (déclamer) des pans entiers de l’Iliade et de l’Odyssée.
('faut vraiment n'avoir rien d'autre à f*tre.)

Il restituait ainsi une séquence ininterrompue de vers épiques, qu’il avait, en quelque sorte, cousus ensemble!

rhapsode


Cette récitation d’un poème épique, c'était la ῥαψῳδία, rhapsôidía, passée au latin en tant que rhapsodia (les Romains n'ont pas toujours eu beaucoup d'imagination), et toujours utilisée en français pour désigner cette forme musicale particulière, où plusieurs motifs sont présentés les uns après les autres, comme cousus ensemble... la rhapsodie!


Et sa version multimedia...

Au clavier, Valentina Lisitsa


Au grec ancien ῥάπτω, rháptô, coudre, nous devons également raphide ou rhaphide, en botanique, faisceau de cristaux en aiguilles qu'on trouve dans les cellules de quelques végétaux...
Le mot est précisément basé sur ῥαφίς, raphis, l’aiguille (à coudre!).

r(h)aphides


Enfin, sur ῥαφή, rhaphḗ, “couture”, la langue médicale a bâti quelques composés en -r(h)aphie, comme staphylorraphie (“suture du palais, pour réunir les bords d'une fissure palatine”), ténorraphie (“suture chirurgicale d’un tendon sectionné”)…



Aaah.
Eh ben voilà, on en a fini avec notre “super-racine*wer-3 (“tourner”), et ici sa jolie petite racine dérivée *werp-...


Et donc, l’anglais wrap, enveloppe et développer, rhapsodieTous proviennent d’une seule et même source, une racine toute mimi, *werp-.


Merci qui?
Le proto-indo-européen, pardi!


Allez, on se quitte sur une version live de Bohemian Rhapsody, de Queen





Je vous souhaite, à toutes et tous, un excellent dimanche, et une TRES bonne semaine!!!


Frédéric, en vacances… (mais plus pour longtemps <soupir>)

Le chien


dimanche 2 août 2015

Une dernière p'tite verveine, avant d'aller allumer les réverbères, M'sieur l'allumeur?





(...)
Seuls, l'allumeur de l'unique réverbère du pôle Nord, et son confrère de l'unique réverbère du pôle Sud, menaient des vies d'oisiveté et de nonchalance : ils travaillaient deux fois par an.


Le Petit Prince (1943), 
Chapitre XVI (la septième planète : la Terre !)

Antoine de Saint-Exupéry

l'Allumeur de réverbères, mais ici de la
cinquième planète
(source)























Bonjour à tous.


Nous avions découvert, dimanche dernier, la gentille petite racine proto-indo-européenne *werb(h)-, dérivée de notre prolifique *wer3- (tourner…).

Nous lui avions déjà trouvé, à *werb(h)-, deux très beaux dérivés, l’anglais warp et le français déguerpir.


Sans surprise, nous continuons aujourd’hui à faire le tour cette charmante racine.


En latin, c’est elle qui se cache derrière le substantif verbera, verberum.
Verge, baguette, bâton, fouet, lanière

(En gros, tout instrument bon à frapper les condamnés, les esclaves…)

Aaargh, la crème fouettée de Nigella !


De là, le mot en est même venu à désigner les coups de fouet en tant que tels.

Déjà, c’est pas très gai, mais … quel est le rapport avec la notion de tourner, courber, ployer portée par la si gentille *werb(h)- ?

Je crois que le lien est à chercher dans la nature de l’instrument en question…
A l’origine, une baguette.

Ici, l’étymologie comparative peut venir à notre rescousse…
(notez, c'est un peu le but de ce blog, mais bon)
Car dans les langues balto-slaves, on retrouve aussi notre *werb(h)-, comme dans le tchèque vrba ou le russe верба (“vierba”) pour “saule”, le lituanien virbas (“jeune branche, verge”), le serbe vrba (“osier”)…
En vieux slavon d’église - mais non, je ne vous avais pas oubliés, enfin !! -, on parlait de врьба (“vrĭba”).

Oui.
Vous voyez où je veux en venir ? L’important, c’est le matériau de départ ! Une jeune branche, de l’osierflexible.

La souplesse, la flexibilité : c’est là que nous retrouvons le sens de notre *werb(h)- : plier, courber..

Baguettes dans un panier
en osier

On pourrait donc supposer que le mot latin devait originellement désigner la jeune branche, la baguette flexible, et que par la suite, par extension, il servit à nommer tous les instruments, qui comme la baguette, permettaient de battre quelqu’un.

(Enfin, “quelqu’un”, n'exagérons rien. Un esclave en tout cas.
Ne mélangeons pas les torchons et les serviettes…)




Mais ce qui va surtout vous surprendre, c’est que de ce verbera descend notre français … réverbérer.

Eh oui. Réverbérer nous arrive du latin reverberō, reverberāre : “repousser, rebondir”, le préfixe re- exprimant ici le mouvement en arrière.

Rien de plus imagé : vous imaginez le coup qui s’abat, et l’objet par lequel le coup a été porté qui rebondit sur la cible.

Action - réaction !

Alain Rey nous explique qu'en français, son déverbal, à réverbérer (ben oui : réverbère bien entendu), fut tout d’abord synonyme d’écho.

Puis, au XVIIème, dans la locution feu de réverbère, il indiquera le “feu dont on fait rabattre la flamme sur les matières qu’on expose à son action”.

On parlera plus tard de fourneau de réverbère, ou à réverbère, ou encore de four à réverbère, pour désigner des fours à métaux où on utilise la chaleur réfléchie par une voûte.

Encore plus tard, réverbère désignera un dispositif en miroir que l’on adaptait à une lampe, pour mieux en diriger le faisceau lumineux.

Enfin, par métonymie, fin du XVIIIème, il désignera ce fameux appareil destiné à éclairer la voie publique, sans qui Paris ne serait pas Paris…

De superbes photos en argentique ici



Mais refaisons un saut de quelques siècles en arrière, et revenons au latin.

Car verbera n’est pas le seul descendant latin de notre *werb(h)-
Non non non.

Pour rester dans le monde végétal, il semble bien (c’est du moins la thèse de Pokorny, quand même confirmée par Watkins) que le latin verbenă (surtout employé au pluriel : verbenae) en dérive.

Verbenă, le feuillage sacré, le rameau d'un arbre consacré, comme le laurier, l’olivier ou le myrte.
Les prêtres portaient notamment en couronnes ces rameaux durant les sacrifices.



Et si verbenă en est issu, alors en découlera naturellement notre français … verveine.

Le mot nous vient du latin populaire *vervena, altération du latin classique verbenă.

- Mais ???
- OUI, le mot en viendra à désigner d’autres plantes médicinales que le laurier ou le myrte.
Au nombre desquelles... la verveine...



verveine


En ancien grec, enfin, notre si gentille racine *werb(h)-, par une forme au degré zéro *wr̥b‑, (donc, sans quoi? SANS ... voyelle-pivot, bravo) nous aurait donné ῥαβδος, rhábdos, le bâton, la baguette.

En anatomie, on parlait de suture rhabdoïde pour qualifier la suture du crâne (en forme de petites baguettes) qui sépare les deux pariétaux ; ce qu’on appelle aujourd'hui la suture sagittale.




Et il existe encore le mot rhabdomancie, pour désigner l’art du sourcier, qui, en tenant par les deux bouts une baguette de coudrier, retrouve l’eau souterraine.

sourcier à l'oeuvre


Oui, la médecine a pas mal utilisé le mot grec, que l’on retrouve dans, par exemple, rhabdovirus : un virus en forme de... bâton

le rhabdo de la Méduse
Même moi, je n'aurais pas osé la faire, celle-là.



Une forme variante nasalisée de notre *werb(h)-, *wrembh‑, serait quant à elle à l’origine de rhombe, du grec ῥόμβος, rhombos via le latin rhombus.

Le rhombe, c’est cet instrument de musique primitif, de forme ovale, attaché à un fil, qui produit un son lorsqu'on le fait tournoyer au dessus de sa tête.

Tout en restant poli, il faut bien le dire, c'est quand même assez primitif...

rhombe


"Rhombe", c'est également le nom que l'on donnait au... losange.
(Ben oui, avant de l'appeler losange)


dessin préparatoire pour la confection d'un rhombe :
il n'y avait plus qu'à découper le bois selon le trait, y
graver des décors primitifs, y attacher une cordelette
et le faire tourner autour de sa tête comme un débile



Rhombifolié ? Dont les feuilles sont en forme de rhombe.
Rhombiforme ? Qui a la forme d’un rhombe, et ainsi de suite…

Arisaema rhombiforme


Bon, pour ces deux dérivés grecs ῥαβδος et ῥόμβος, sachez que les avis sont plus que partagés, et que pour Robert Beekes, l’ascendance proto-indo-européenne est loin d’être établie ; pour lui, nous avons ici affaire au, au … - Allez, on va reconnaître les habitués - au… fameuxsubstrat pré-grec.



Passez donc un excellent dimanche, et une très très belle semaine.

A dimanche prochain…



Frédéric, en vacances...

Pas d'Alexandre le bienheureux sans les taches de rousseur
d'Agathe Bordeaux (Marlène Jobert, évidemment)