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dimanche 6 septembre 2015

Urgence et émergence sont en bateau, urgence tombe à l'eau.


article précédent: le sacrum, ça sert d'os?



“La France ne s’en sortira pas en alignant ses salaires sur ceux des pays émergents.”

Ségolène

Sacrée Ségolène















Bonjour à toutes et tous!


En ce dimanche, une demande émanant de mes chers collègues.
Qui s’étonnaient du fait qu’en français, pour signifier l’urgence, nous employions précisément “urgence”, alors qu’en anglais, mais aussi en italien, ou encore en espagnol, c’était un tout autre mot (aux formes respectives emergency, emergenza, emergencia) qui était utilisé.

Y a-t-il un lien entre les deux mots? Et pourquoi ces langues utilisent-elles l’un plutôt que l’autre?


Commençons donc par nous intéresser à l’étymologie du français urgence.

Notre français “urgent” est un emprunt au bas latin urgens, -entis “pressant”,qui ne souffre pas de retard”.
Urgens n’étant que le participe présent du latin (classique) urgeō, urgēre: pousser, presser.

“c’est pressant, donc c’est urgent”. Ca se tient.





Bon, là où ça commence à se compliquer, c’est quand nous recherchons l’ascendance de ce latin urgēre.

Là, les amis / mes chers collègues, on marche sur des œufs.

Donc, prenez ce qui suit avec les précautions d’usage.

Trois écoles:
  • Ceux pour qui (Meillet, Rey…) la forme est peu sûre, l’origine en est inconnue, ou incertaine et/ou qui s’en battent tout simplement les rouflaquettes.
  • Ceux pour qui (Schrijver, de Vaan…) urgeō proviendrait (sans affirmation!) d’une racine proto-indo-européenne “serrer, presser, lier”: *u(o)rǵʰ.
Racine que Watkins retranscrit sous la forme … *wergh-
Ca ne vous dit pas quelque chose? Un Anglais roulant en Jeep Wrangler (et non en Land-Rover) ? Wrong. Simplement wrong.
Nous lui devons, entre autres, l’anglais ... worry (souci, inquiétude…, ce qui vous serre à la gorge).
  • Et enfin, ceux pour qui (Pokorny, Watkins…) “urgeō” proviendrait d’une forme suffixée *wr̥g-eyo, *urg-eyo- de la racine proto-indo-européenne *wreg- “pousser, envoyer, conduire, traquer…”, que nous avons déjà traitée (Un gars, une fille), et à qui nous devons notamment, et en français, gars, garce ou varech.

Pfff, difficile de trancher.

J’aurais tendance à suivre de Vaan, mais ici, lui-même n’est pas trop trop sûr (il ne rejette pas la version de Pokorny / Watkins, naaan, mais bon, il la trouve un peu tirée par les cheveux).

Mais si Michiel de Vaan a raison, alors notre urgent français a comme bon cousins étymologiques …
  • le lituanien ver̃žti “serrer…”,
  • le vieux slavon d’église otbvreSti (où le préfixe ot- équivaut à notre français dé-), que l’on retrouve encore dans le russe poétique oтверзть (“atvjerzt”), “délier, ouvrir” ou le polonais otwieraćouvrir”, ou encore
  • le vieux haut-allemand wurgen, étrangler (würgen en allemand).

Mais sachez que le latin urgērepresser”, mais aussi “pousser”, donc “obliger”, “contraindre”, s’est aussi dérivé dans les italien urgere, espagnol urgir ou portugais urgir.

Et en anglais, toujours sur ce même latin s’est créé to urge: "pousser (à faire), insister sur".
“To feel the urge to do”, c’est “éprouver l’envie irrésistible de …



Et urgency existe bien en anglais, désignant plutôt ce qui presse.
Oui, en ce sens, ce qui est urgent.



Bon, et alors quoi? Quid de emergency?

Oui oui! Relax!



Pour ce qui est de l’anglais emergency, il nous arrive du latin médiéval ēmergentia, basé sur ēmergēns, participe présent de ēmergō, ēmergĕre.

Le latin ēmergĕre était composé de ē- “ex- mais surtout de mergĕre: “plonger”, “s’enfoncer…”.

Et mergō, mergĕre - ouf (ou plouf, finalement) -, nous arrive bien, en passant par le proto-italique *mezge/o-, d’une racine proto-indo-européenne:

*mezg-1

couler, immerger, plonger, ou pourquoi pas “laver” (le linge, par exemple, en le plongeant dans l’eau).

Si mergĕre signifiait plonger, couler, ē-mergĕre signifiait en quelque sorte l'inverse: sortir de l'eau, (ré-)apparaître à la surface.

C'est ainsi que de ēmergō, ēmergĕre, nous avons aussi tiré notre français émerger.
Mot du XIVème (mais rare jusqu'au XIXème), signifiant notamment sortir d'un milieu liquide de manière à apparaître à la surface, ou encore - par extension - se manifester, se produire, apparaître plus clairement.



Tiens? Mais ... en anglais, nous avons emergency, mais aussi emergence?
Oui. Á l'origine pratiquement des synonymes.
Avec comme sens initial - et littéral -, comme en français, "le fait de sortir de l'eau", d'apparaître à la surface.
D'où, par extension, apparition, irruption, naissance...

Avec le temps, ces deux mots si proches se sont spécialisés: à l'heure actuelle, emergence s'emploie plutôt pour désigner l'apparition à la surface de l'eau d'un corps submergé, ou plus généralement, l'apparition de quelque chose, alors que emergency s'emploiera ordinairement pour désigner une situation imprévue, demandant action immédiate.
Ce que nous appellerions un cas d'urgence.



Mais donc, le mot emergency ne s'est pas vraiment coupé de son sens d'origine: il désigne toujours bien l'apparition de quelque chose.

Même si son emploi s'est spécialisé, il faut donc toujours le comprendre comme désignant un cas imprévu, qui apparaît, là, soudainement.

C'est par cet imprévu qu'il y a crise.

L'urgence ne fait qu'en découler: il faut prestementrapidementurgemment, résoudre la situation de crise.

Ainsi donc emergency n'est pas vraiment l'urgence en tant que telle.

Subtil.

Mais emergency, en cela, est aussi plus fort que urgency!
Car renvoie avant tout à une situation de crise, à quelque chose de grave, de non prévu, à un malaise.

Alors qu'urgency ne désigne que ce qui est pressant.
Comme ce besoin pressant que vous éprouvez après avoir bu quelques verres de bières.



Oui,vous l'aurez naturellement compris, l'italien emergenza et l'espagnol emergencia proviennent, comme l'anglais emergency, de la même source, du latin tardif ēmergentia.

Et c'est donc à ce sens original et littéral d'"apparition - brusque, imprévue - à la surface de l'eau" que tous ces mots nous renvoient, avant de désigner l'urgence qui s'en suit.


Quant à notre français émergence, dans son acception moderne ("l'émergence d'un phénomène", "l'émergence d'un nouveau comportement...") il n'est en réalité que le calque de l'anglais emergence, rendu populaire en nos contrées par Newton, quand se diffusèrent ses traités d'optique (1704), où il était question, en matière de réfraction de la lumière, d'incidence et d'...émergence (la (ré-)apparition d'un faisceau lumineux au sortir d'un prisme, par exemple).



Faut-il vraiment le préciser, nous devons au latin mergō, mergĕre, outre émerger, submerger, immerger, immersion et émersion...

Émersion, lac et palmes
Emerson, Lake et Palmer

Si si, j'ai osé.


En anglais, vous trouverez encore merge: fusionner, confluer, se fondre dans... (ce qui se passe quand vous plongez dans l'eau, où vous ne faites plus qu'un avec l'élément liquide).

Il y a encore le très vilain mergers and acquisitions, qui donne en français - tout en conservant son extrême laideur - fusions-acquisitions.

mergers and acquisitions


Le merge anglais, figurez-vous, vient du ... français! (et je ne dirai rien)

Précisément du vieux français merger: plonger.
Obsolète chez nous, mais qui a continué sa vie outre-Manche.

L'ancien français merger, vous l'aurez compris - enfin je l'espère -, provient de notre latin mergō.



Des dérivés de *mezg-dans d'autres groupes linguistiques?

Allez, d'accord, mais c'est bien parce que c'est vous:
  • le sanskrit मज्जति, majjati "couler, plonger sous", 
  • le lituanien mazgoti et le letton mazgat: "laver". 


P'tite récap'?

  • Urgence, urgency, urgir, to urge... <=  (probablement) *wergh- "serrer, presser..." par le latin urgēre. L'urgence: ce qui presse.
  • Emergency, emergenza, emergencia, émergence <= *mezg-1 "plonger, s'enfoncer, couler..." par le latin mergĕre "couler, plonger...". Emergency: ce qui émerge: apparaît, d'une façon imprévue.


Je vous souhaite, à toutes et tous, un excellent dimanche, et une semaine radieuse!

On se retrouve ... dimanche prochain?



Frédéric

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