- Paraît chaque dimanche à 8 heures tapantes, méridien de Paris -

dimanche 31 janvier 2016

Se garer sous un manguier? Au Sri Lanka?





Rayon de braquage:
Zone de banlieue où il est dangereux de garer son véhicule si on ne veut rien se faire piquer.

Mots et Grumots, Marc Escayrol, 2013

(C'est aussi Escayrol - qui a son blog -, dans le même recueil, qui a dit:

"Je connais un analphabète qui est mort après avoir cherché toute sa vie l'amour avec un grand H."




Bonjour à toutes et tous!



Sans plus tarder, poursuivons donc la visite de de notre racine proto-indo-européenne *wer-5, entamée la semaine dernière.

*wer-5, vous vous en souvenez, véhiculait le sens de “couvrir”.

Nous l’avions retrouvée dans les latins aperīre / operīre / cooperīre, d’où nous avions tiré une série de dérivés, de aperture à ouvrir, en passant par opercule, couvrir, couvercle, ou même l’anglais (hand)kerchief, calque de notre mot vieux français pour “couvre-chef”.

(ce qui est déjà fou)


De la notion de couvrir, on passe vite à celle de protéger. Non?


Connaissez-vous cet arbre?
(enfin, pas celui-ci en particulier hein ; “les arbres de cette espèce” je veux dire)




Ou son fruit?




Le nom latin de cet arbre? Spondia dulcis.

En français, on appelle cet arbre tropical prunier (ou pommier) de Cythère, ou simplement arbre de Cythère.
Il provient en réalité des îles du Pacifique Sud (Mélanésie, Polynésie).
De là, il s’est exporté un peu partout dans le monde, du moins sous les Tropiques.

- Mais où ce malade veut-il en venir?
- J’y arrive!

Vous imaginez bien qu’il a été baptisé de noms divers, en fonction de l’endroit où on le cultive.
En Indonésie on l’appelle kedondong, aux Bermudes June plum, au Panama mangotín (mais juplon au Costa Rica), cajá-manga ou cajarana au Brésil…

Et ainsi de suite.

Et au Sri Lanka, en cingalais, on l’appelle affectueusement ඇඹරැල්ලා.

Le cingalais, langue officielle du Sri Lanka, est parlé par environ 70% de la population de l'île.
(les 30 autres pourcents travaillent)

le Sri Lanka, c'est là où il y a l'étoile
A ne pas confondre avec Paul Anka


Et le cingalais, voyez-vous, est une langue indo-européenne.
Du groupe indo-aryen, lui-même appartenant à celui des langues indo-iraniennes.

ඇඹරැල්ලා, que nous retranscrirons par ambarella, est un mot dérivé du sanskrit
आम्रवाटक, āmravāṭaka, désignant en fait Spondias Mangifera, le manguier et non pas Spondia dulcis.
Mais bon, on ne fera pas la fine bouche.

plantations de manguiers

āmravāṭaka est un mot composé: āmra-vāṭaka.

आम्र, āmra désigne tout simplement le manguier, ou son fruit. Oui, bravo! La mangue.
Quant à  वाटक, vāṭaka, on pourrait le traduire par enclos, jardin, plantation
Il dérive de वाट, vāṭaḥ, “enclos”. Ce qui est protégécouvert.

आम्रवाटक , āmravāṭaka serait donc, littéralement, le manguier du jardin
PS. La racine proto-indo-européenne à l’origine de notre français jardin, *gher-, a également comme sens clôturer, ceindre…   
Le jardin est donc, étymologiquement parlant, un endroit clôturé, un enclos.
Tout est là: jardins, courtisans, choeurs et ortolans

Et voilà où je voulais en venir:
Ce sanskrit वाट, vāṭaḥ, provient, via une forme allongée dérivée *vārt(r)a‑, d’une forme suffixée de *wer-5: *wer-tro‑.

Soit dit en passant, il se peut que nous retrouvions encore ce même sanskrit वाट, vāṭaḥ (“enclos”, oui?) dans le mot wat, qui désigne un temple-monastère au Cambodge, au Laos ou en Thaïlande.
(Mais il se pourrait aussi que le mot dérivât d’un autre mot sanskrit, अवसथ, avasatha, pour école.)


Le degré o de notre *wer-5, *wor-
(pour ceux qui débarquent, le degré o d’une racine proto-indo-européenne est la forme sous laquelle sa voyelle-pivot, théoriquement un e, devient un o ; ce sont les joies de l'alternance vocalique),
est lui à l’origine du proto-germanique *war-nōn.

*war-nōn qui deviendra notamment le vieil anglais war(e)nian, “prévenir, avertir”.
Oui, toujours cette notion de protection induite par celle de couverture.

Vous l’avez deviné?
Ce war(e)nian est devenu l’anglais warn, de même sens.



Mais une autre forme germanique dérive de notre *wer-5 au degré o, *wor-: *war-, tout simplement.

Et de *war-, que de dérivés!

Encore une fois, vous serez surpris de pouvoir associer des mots qui à première vue n’ont rien en commun…

Commençons par un mot passé du germanique au français par - forcément - le … francique, en l'occurrence *warjan, qui devait signifier quelque chose comme “empêcher, défendre, prévenir...”.

En vieux français, il donnera, au participe présent, warant, guarant, puis, naturellement… garant!
Oui, garantir, garantie, garant: dérivés de notre *wer-5.
Attention, je me dois de vous le dire, tous les linguistes ne sont pas d’accord sur cette étymologie ; pour certains - et surtout les francophones -, garantir provient du francique, certes, mais d’une racine germanique basée sur la proto-indo-européenne ‌‌*wērə-o-, "ami, digne de foi, vrai" (je la notais *u̯erǝ- dans arbres, vérité, druides et dead parrots). 
Mmmwouais.
La notion de garantie, en tout cas , correspond bien à l’idée de protection, de défense.



Allez, je vous propose encore un dérivé, et je vous laisse…
Oui, on continuera la semaine prochaine, quand j'aurai un peu plus de temps!
(Je sais, je sais mais si je veux avoir des nuits de sommeil plus ou moins décentes…)
(Bien sûr, ce que je n’ai pas dit, mais qui va de soi me semble-t-il, c’est que les anglais warrant, warrantee, warranty ne sont que des calques basés sur les vieux français warant, warantir…)


Garer!

no comment



À nouveau, plusieurs hypothèses sont en présence ; je vous propose ici celle qui relie garer à notre germanique *war-.

Le moyen français garer, garrer, guerrer serait le fruit d’un croisement, d’un télescopage entre deux sources:
  • d’une part le vieux francique *warjan, qui a donné le vieux français garir, warir,
  • et d’autre part le vieux français varer, “se battre, se défendre, protéger”, qui se basait lui sur le … vieux norois (aaaaaah…) varask , “se défendre”, dérivé du vieux norois vara , “faire attention, faire le guet, défendre”.
Mais bon, ces deux sources, l'une comme l'autre, proviendraient bien de formes germaniques basées sur notre proto-indo-européenne *wer-5.

Quand je parle de télescopage, vous voyez ce que je veux dire: il y a eu mélange, confusion, tant dans la forme que dans le signifié de ces deux mots.

Garer, figurez-vous - et c'est Alain Rey qui nous le dit -, est d'abord un mot du vocabulaire maritime.

Au XVème, il s'employait dans le sens d'"amarrer un navire".
Un siècle plus tard, par extension, il signifiera "mettre à l'abri un bateau".
D'où les sens, toujours actuels, de "se ranger pour laisser passer".

Qui dit garer dit gare, ou garage!

Le déverbal gare s'employait pour désigner la partie d'une rivière ou d'un canal où les bateaux pouvaient se garer, ce qui permettait qu'ils se croisent.

Au XIXème, le mot, alors sorti d'usage dans le vocabulaire des voies d'eau, s'étendra avec un sens identique au vocabulaire ferrovière.
Pour désigner, de la même façon, la partie de la voie où deux trains pouvaient se croiser.

Au train où allaient les choses (suis-je subtil!), gare en viendra vite à désigner l'ensemble des installations ferrovières pour l'embarquement (ou le débarquement) des passagers et du frêt. La gare, quoi.

St. Pancras International
Juste à côté, la gare de Kings Cross, et le célèbre quai 9 3/4...
... où les petites Hermione peuvent se faire photographier


Quant à garage, même phénomène: il désignera d'abord l'action de garer ... les bateaux.
Puis, par extension, l'action de garer du matériel roulant sur des voies ferrées.
D'où le célèbre voie de garage.

voie de garage


Surprenant, quand même, non?
Auriez-vous cru que ouvrir, couvercle, garantie ou garage étaient, étymologiquement, sémantiquement, des cousins, tous issus d’une seule et même racine proto-indo-européenne?



Pour dimanche prochain, suite et fin de notre tour de *wer-5, avec du français, de l’anglais mais aussi du balto-slave, et de l’iranien! Entre autres.

Et je vous le promets, il y aura encore quelques surprises…




Je vous souhaite, à toutes et tous, un excellent dimanche, et une TRÈS BELLE semaine!



Frédéric



Attention, ne vous laissez pas abuser par son nom: on peut lire le dimanche indo-européen CHAQUE JOUR de la semaine!

(Mais de toute façon, avec le dimanche indo-européen, c’est TOUS LES JOURS dimanche…).

dimanche 24 janvier 2016

Un apéritif pareil, ça réchauffe. Plus besoin de couvertures...






Should auld acquaintance be forgot,

and never brought to mind?
Should auld acquaintance be forgot,
and auld lang syne.

(Doit-on oublier les vieilles connaissances 
Et ne plus jamais y penser
Doit-on oublier les vieilles connaissances 
Qu'on n'a pas revu depuis longtemps)

Auld Lang Syne,
Robert Burns




Bonjour à toutes et tous!


Hier encore, ou plutôt dimanche dernier encore, nous terminions notre tour des dérivés de la charmante *apo-.


Nous avions découvert que c’était probablement à elle que nous devions le ap- du latin aperiō, "ouvrir", mais aussi "découvrir, dévoiler, montrer, révéler, mettre à jour, faire connaître"…

Et que pour ce qui était de la deuxième partie du mot, on soupçonnait la racine proto-indo-européenne *wer-5 d’en être le lointain parent.


Au menu de ce jour, donc, la racine proto-indo-européenne …

*wer-5, “couvrir”.


Pour vous éviter de relire le billet de dimanche dernier - ne serais-je pas un peu trop bon? -, je vous rappellerai simplement, pour expliquer le sens du latin aperiō, que le mot, résultant de l’association
de ap- (de *apo-hors de”) et
de eriō (de *wer-5 “couvrir”)
prenait le sens de “dé- couvrir”.

En fait, on pense même que c’est une forme composée de *wer-5, où l’on retrouve la racine *apo-, qui serait à l’origine du latin aperiō: *ap-wer-yo-.


Ah oui, je me dois de vous le dire:
Ces deux “dimanche” (celui-ci et le suivant) seront plus courts que d’habitude.
Oui, parce que là, je n’en peux plus, je manque de temps.

Oh, n’allez surtout pas me plaindre, mais voilà, j’ai beaucoup d’activités, dont certaines disons… festives, qui font que je dois impérativement changer mes priorités. De jolies soirées sont prévues, incompatibles avec la rédaction d'un quelconque article.



Tant qu'à faire, pour tout vous dire, ce 30 janvier, nous fêterons chez nous, à la maison, la naissance de Robert Burns.
Et ça aussi, ça demande du boulot, de la préparation: du temps!

Donc, encore moins de temps aussi pour le dimanche indo-européen.

Burns, Robert Burns??
Bon, j’espère ne pas devoir vous dire de qui il s’agit, hein?
Ne me faites pas peur…

D’autant qu’on en a déjà parlé…
la jument est ferrée, ou la maréchaussée? (très subtil jeu de mots franco-anglais)

Robert “Rabbie” Burns était un très grand (le plus grand?) poète écossais.
Né en 1759, il est mort en 1796. Il n’avait que 37 ans.

Mais son oeuvre est d’une richesse, mes amis, d’une richesse!
Et puis d'un humanisme, d'un humour, d'un sens social...!

C’est à lui que l’on doit “Auld Lang Syne”, devenu le français “Ce n’est qu’un au revoir”.

En réalité, Burns n’en a pas composé la musique, qui est un air traditionnel, et n’il n’en a pas entièrement écrit les paroles. Elles aussi venaient, en grande partie, d’un lointain passé. Il les a donc surtout mises par écrit.

L’homme (je parle ici de Burns), artiste et bon vivant, était aimé.
À tel point qu'après sa mort, ses amis se rassemblèrent pour le célébrer.

Il était né le 25 janvier? Eh bien on le fêterait chaque 25 janvier, autour d’un bon repas, où l’on rassemblerait tous les ingrédients qu’il affectionnait particulièrement: le haggis, le whisky, la poésie, la bonne compagnie, l’amitié, la musique

Au fil du temps, ces soirées Burns se popularisèrent, je veux dire par là qu’elles se propagèrent un peu partout en Écosse, mais aussi dans le monde - essentiellement là où il y avait du sang écossais -, et ces somptueux soupers se virent codifiés.

Et plus de deux siècles plus tard, rendez-vous compte, on continue à célébrer Robert Burns par des Burns Nights, aux quatre coins de la planète.


On ne pratique pas une Burns night comme ça, sur le coin d’une table.

Enfin!?

Non, tout est réglé, ritualisé.

Par exemple, le haggis ne peut se déplacer (des cuisines à la table) qu’au son de la cornemuse.

Ou encore:
Tout repas commence par une courte prière, une grâce, que l'on attribue à Burns, the Selkirk Grace:
Some hae meat and canna eat,
And some wad eat that want it,
But we hae meat and we can eat,
Sae let the Lord be thankit. 
“Certains ont de la nourriture mais ne peuvent en manger,
D’autres en mangeraient, mais n’en ont pas,
Mais nous, nous avons de la nourriture, et nous pouvons en manger,
Que le Seigneur en soit remercié.”

Le haggis sera alors rituellement tranché, à un moment bien précis dans la lecture (ou, idéalement, la déclamation) d’un de ses plus fameux poèmes: Address to a Haggis.

Au cours de la soirée - arrosée au whisky -, se liront des poèmes de Burns, évidemment, ou s’interpréteront des chansons… Toujours de Burns.

Je ne vais pas vous décrire l’intégralité du rituel ; vous pouvez le trouver ici: 
http://www.visitscotland.com/about/robert-burns/supper-whats-involved
ou encore ici:
https://en.wikipedia.org/wiki/Burns_supper

(en vous disant - mais ça va de soi - que la seule façon d’appréhender un rituel, c’est de le pratiquer, de le vivre!)

La fin de la soirée, vous pouvez le supposer, se concrétise par un glorieux Auld Lang Syne, que l’on chante en se tenant par les mains, en formant une chaine d’amitié.

C’est d’ailleurs ainsi que se termine tout ceilidh
Ceilidh?? Si ce mot ne vous dit rien, relisez donc lors d'un atelier basé sur le "faire" (une initiative citoyenne), j'ai trouvé sur Paris un bouquin traitant du rapport à l'autre dans les ceilidh





Un beau Auld Lang Syne



Ah, si vous ne connaissez pas les Burns Nights, vous ne pouvez pas vraiment imaginer

Quand je ne serai plus, j’aimerais que mes amis continuent les Burns Nights que nous avons instaurées à la maison (cette année ce sera la 11ème édition!), tant cette soirée est pour moi l’une des plus belles (la plus belle?) de l’année…


Bon, c’est pas tout ça.

*wer-5, donc, et par sa forme composée *ap-wer-yo-, on la retrouve dans le latin aperiō.

De là, quelques beaux dérivés:

Aperture, bien sûr. Emprunt savant au latin apertura.

En phonétique, notamment, il désigne l’écartement des organes au point d’articulation d’un phonème.

En d’autres termes, il s’agit du degré d’ouverture du canal buccal, celui-ci étant tout simplement l’espace compris entre la langue et la voûte du palais.


En botanique, on trouve encore monoaperturé, ou même (soyons fou) triaperturé.

Simple: on dira d’un grain de pollen qu’il est monoaperturé quand il n’a qu’un seul sillon ou pore germinatif, et qu’il présente donc, par la force des choses, une symétrie bilatérale.

Et vous ne me croirez pas, on dit d’un grain de pollen qu’il est triaperturé quand il possède … trois sillons (ou pores germinatifs).
(Evidemment, dans ce cas-là, même si ce n’est pas très élégant de le lui faire remarquer, il présente une symétrie axiale.)

Vous voyez trois pores germinatifs? Ben voilà!


L’aperture, vous n’allez pas souvent l’utiliser, je suppose, en revanche…

l’apéritif



Savez-vous qu’il s’agit d’un très vieux terme de médecine, du XIIIème? (emprunté au bas latin aperitivus, dérivé de aperiō).

Qui désignait un médicament qui “ouvrait”.

Si vous voyez ce que je veux dire.

Mais oui, qui ouvrait - euh comment dire? - les voies d’élimination.

Parmi les apéritifs, on comptait les purgatifs, les diurétiques, mais aussi les sudorifiques: “qui ouvraient les pores”.

Après 1850, le mot verra son sens glisser, et désignera alors ce qui ouvre … l’appétit.
C’est au XIXème qu’il prendra le sens qu’on lui donne toujours, boisson alcoolisée prise avant le repas. 


Toujours de aperiō , aperīre, notre tellement courant qu'il en devient banal ouvrir.

Ouvrir descend de aperīre par le latin populaire, de même sens, *operire.
Que l’on retrouve également dans l’ancien provençal ou le catalan obrir, par exemple…

Mais d’où vient le o initial de ce bas latin *operire (et par voie de conséquence, de notre français ouvrir)?

L’affaire est intéressante…
En fait, aperīre avait un antonyme: operīre. 
Qui signifiait, en bon antonyme qu’il était, l’inverse de aperīre: couvrir, recouvrir, voiler, clore, fermer…

Operīre nous a donné opercule, dérivé savant du latin operculum, le couvercle.

opercule


Mais en français, c’est surtout par l’intermédiaire de son composé cooperīre que nous connaissons operīre.

Mais oui: c’est de cooperīre (“couvrir entièrement, recouvrir”) que nous viennent couvrir, couverture, couvercle
(aviez-vous jamais fait le - surprenant - rapprochement entre ouvrir et couvrir?)
Pour en revenir à notre affaire, ce bon operīre du latin classique est tombé en désuétude (ou en tout cas a pris un sacré coup de vieux), supplanté qu’il était par son composé cooperīre, qui mettait probablement un peu trop de coeur à l’ouvrage pour se faire utiliser par les Romains.

Il s’est alors opéré un phénomène d’imitation: en latin populaire, on a repris et altéré le latin classique aperīre (ouvrir, découvrir), mais en lui donnant la forme (ou du moins la voyelle initiale) du désormais vieilli (et donc plus vraiment usité) operīre (fermer, couvrir).

D’où le latin populaire *operire.

C’est fou.



Derrière le latin classique operīre se retrouve une forme composée de notre proto-indo-européenne *wer-5: *op-wer-yo-.
- *op- étant la forme courte, à valeur de préfixe, de *epi-: “à côté, chez, contre”, qui donnera par exemple 
le latin ob- (“avant, contre, …”, 
le grec ἐπί, epí (“sur”), ou encore 
le … vieux slavon d’église - mais oui!!! - об (“ob”), celui que l’on retrouve dans le russe область (“oblastj”), région, province… -
l'oblast de Moscou


Toujours du latin classique operīre ("couvrir") nous arrive l’anglais… handkerchief.

Tiens tiens tiens, je suis certain que beaucoup d’entre vous connaissez ce mot, signifiant “mouchoir, pochette”, mais connaissez-vous son histoire?



Car pour partir du latin et arriver à l’anglais, eh oui, il est passé par …  par ... le français.

Comm’ d’hab’. 

Mais par quel mot français a-t-il pu bien passer???


En fait, handkerchief est un composé. De hand, "la main", et de? kerchief. Oui, vous suivez!


Kerchief, on pourrait le traduire, je pense, par fichu.

Fichu, “pièce d'étoffe dont les femmes se couvrent la tête, la gorge, et les épaules.”

Le modèle Jean Shrimpton (ah, le Swinging London).
Pas trop mal fichue, non


Et kerchief, à votre avis, il provient de quoi, en français?

À vous de trouver!

Pensez

  • au sens de operīre
  • aux mots français qu’il a donné, et 
  • à la région du corps que l’on couvre par le kerchief.


Je vous laisse un peu chercher…











Ça y est, vous avez trouvé?

OUI, kerchief vient du français ... couvre-chef!
Ou, précisément, du vieux français cuevrechief.


Quand les Gumbys se mettent un mouchoir, un handkerchief sur la tête, ils ne se doutent probablement pas qu’ils renouent ainsi avec l’étymologie du mot…

Mmmh, quoi?
Les Gumbys? Vous ne connaissez pas les Gumbys?

Mais enfin???

Ces abrutis qui portent un mouchoir noué aux quatre coins sur la tête?
Ce sont des personnages récurrents des sketches du Monty Python Flying Circus.












Allez, agitons les mouchoirs, on en restera là pour ce dimanche.





La suite, dimanche prochain.


D’ici-là, portez-vous bien!




Je vous souhaite à toutes et tous, un excellent dimanche, et une formidable semaine!




Frédéric

Attention, ne vous laissez pas abuser par son nom: on peut lire le dimanche indo-européen CHAQUE JOUR de la semaine!

(Mais de toute façon, avec le dimanche indo-européen, c’est TOUS LES JOURS dimanche…).




dimanche 17 janvier 2016

A propos, vous auriez un postiche de disponible, pour avril?






“Les aifes de la vie & le calme de la profpérité font que les Princes ont de la joye de refte pour rire de tout ; mais les gens moins heureux ne rient qu'à propos.”

Jean de La Bruyère

(on raconte qu'il pondit ce texte devant le miroir de fa falle de bain, en se broffant les dents) 









Bonjour à toutes et tous!


*apo-, formidable petite racine proto-indo-européenne qui marquait l’éloignement.

Nous lui avons déjà consacré quatre (QUATRE) dimanche!



Aujourd’hui, avec un peu de chance, nous en terminerons l’étude...
(Mais non, je l'aime bien, la petite *apo-, mais bon, il y a encore tellement d'autres racines à découvrir...)


Vous connaissez le latin aperiō, aperīre?
Ouvrir!
Mais aussi découvrir, dévoiler, montrer, révéler, mettre à jour, faire connaître…

Eh bien, il se pourrait que son ap- initial descende de notre *apo-.

Bon, je ne m’étalerai pas sur aperiō, aperīre maintenant, car nous y reviendrons très bientôt (si si), à l’occasion de l’étude de *wer-5, la proto-indo-européenne à l’origine de l’autre partie du mot, la principale…

Mais en guise de teasing, sachez déjà que *wer-5,
la racine proto-indo-européenne identifiée comme allant donner le “-eriō” de aperiō,
signifiait couvrir.

*apo-hors de” + *wer-couvrir” = dé-couvrir.



Et croyez-moi, vous ne soupçonnez pas les liens étroits qui unissent des mots bien connus, que JAMAIS vous ne rapprocheriez les uns des autres sans recourir à cette racine….

pom pom pom




Mais restons en latin, ici et maintenant!

L’adjectif aprīlis signifiait littéralement… d’avril.

Alors oui, les mots utilisés pour désigner les mois latins sont en réalité des adjectifs, qui modifiaient le substantif mēnsis, le mois.
Je vous proposerais bien de relire à ce propos l’ébouriffant lune, lumière et mesure 

Et donc, mēnsis Aprīlis c’était le mois d’avril.



Il se pourrait
- c’est du moins une des quelques théories en dispute sur l’étymologie du mot, mais suffisamment intéressante pour que Michiel de Vaan l’avance dans son ”Etymological Dictionary of Latin and the other Italic Languages" (Leiden Indo-European Etymological Dictionary Series) -,
que l'on retrouve *apo- dans Aprīlis.
- je ne remercierai d’ailleurs jamais suffisamment l’Université de Mons pour les invraisemblables efforts consentis pour mettre à ma disposition ces ouvrages remarquables de la série "Leiden Indo-European Etymological Dictionary", mais aussi particulièrement onéreux, du moins pour un particulier
- Ah bon, super! L’Université t’a finalement aidé à en financer l'achat, ou t’a permis d’utiliser un compte de type universitaire pour accéder au formidable moteur de recherche de la collection en ligne? 
- Euh… Ah ben non en fait… Ah non ??!! Mince, Je l’avais rêvé, pardon! Non non, ces beaux ouvrages je me les offre au compte-gouttes, lentement, l’un après l’autre, sur le marché de l’occasion. 
Oui, désolé, je prends parfois mes rêves pour des réalités. Ça doit être l’âge, ou la candeur.
le dico en question


Le mois d’avril était le deuxième mois du calendrier romuléen (celui qu’aurait transmis Romulus), qui ne comportait que 10 mois, et qui commençait en …
(je fais ici appel à votre sagacité) … 
mars.
Bien! Pas mal!

NON, pas romulien, romuléen enfin!


Et qui serait remplacé plus tard par le calendrier pompilien, puis par enfin le plus connu d'entre eux, le calendrier julien.

Oh oui, on a déjà parlé du calendrier à quelques reprises: 


Le mois d’avril était donc le mois qui suivait le tout premier, le mois de mars.

Eh!
Vous retrouvez ainsi le sens d’*apo- dans aprīlis, qui se traduirait, littéralement, par "(le mois) qui suit".

Oui, quant à la terminaison -īlis, on l’explique par simple analogie avec les mois de Quintīlis et Sextīlis (respectivement le cinquième et le sixième, pour ceux qui n'ont pas encore eu leur café).

Mais donc, si du moins cette théorie est exacte, notre avril, qui est dérivé du latin aprīlis par le latin populaire *aprilius, est lui aussi un lointain descendant de *apo-

On pourrait alors également rapprocher aprīlis  du sanskrit अपर, apara: le suivant, celui qui suit

Je dois cependant vous signaler une autre étymologie possible à aprīlis, émise par Benveniste, que je trouve également très intéressante.

Selon elle, le mot latin aurait été emprunté à l’étrusque apru, lui-même calqué sur le grec Aphrô, simple apocope de Aphroditê, ce qui ferait donc d’avril le mois d’Aphrodite.

Aphrodite's Child.
the singles? Forcément, avec une dégaine pareille, ils ont dû rester célibataires

les mêmes in Rain & Tears, 1968, basé sur le
canon en ré majeur de Pachelbel

Ici, une version intéressante de l'original, 
où les quatre voix sont parfaitement identifiables
('faudra quand même m'expliquer pourquoi
la violoncelliste a besoin d'une partition)



Allez, on continue.

Le latin pōnēre, ou plus précisément son participe présent pōnēns, utilisé dans l’expression “sol ponens”
(“soleil (se) posant”, donc “soleil couchant”), 
s’est retrouvé dans l’ancien provençal ponen, qui désignait la direction du soleil couchant (l’ouest, oui?), ou le vent qui soufflait de cette direction. (Le vent d’ouest, toujours d’accord?).

Et sans vent d'ouest (écoutez-le vouloir), pas de plat pays! 
(Et avec la hausse du niveau de la mer, bientôt plus de plat pays du tout! 
Quand on y pense, De Wever a raison: d'ici quelques dizaines d'années, la Flandre aura quitté la Belgique)

le soleil couchant, sans qui une aventure de Lucky Luke ne peut se terminer

Au XIIIème, le mot est passé en français, ponant, avec le même sens: vent d’ouest et occident.



Sachez encore que c’est aussi sur le latin “(sol) ponens” que se sont construits l’italien ponente et l’espagnol poniente.

Citons encore, en français, le curieux lantiponner!
À ne pas confondre avec l’anti-poney (M.A.P., “Mouvement Anti-Poney”), ce mouvement qui s’érige contre le dessin animé “My little Pony”. 
Je ne peux que les encourager, “My little Pony” étant à l'origine du suicide de très nombreuses cellules cérébrales. 
Ce mouvement existe vraiment! (Chtijiir, selon l'expression communément usitée dans ma rue)
Pour une fois, je n’ai RIEN inventé!


effrayant

Lantiponner apparaît chez Molière, dans Le Médecin malgré lui, avec le sens de “faire les choses maladroitement”, ”harceler en tiraillant”.



Le mot (1666) est composé de lent - mais influencé par lanterner -, et de ponner (poser), transformation du latin pōnēre.
Et lantiponner a vécu ce que vivent les roses
L’espace d’un matin.
Le mot s’éteignit, doucement, sereinement, au XIXème siècle.



Plus surprenant encore…

Saviez-vous que pondre (oui, le pondre de “pondre des oeufs”) provient lui aussi du latin pōnēre?

Oui, littéralement, pondre c’est poser, déposer des oeufs. Sans plus!


Qui est venu en premier: l'oeuf ou la poule?



Et pendant ce temps, en Espagne, les petits espagnols chantaient des refrains, des comptines, forcément enfantines

L’une d’entre elles scandait
María pósate, descansa en el suelo”:  
“Maria, pose-toi, repose-toi par terre”.

C’est de là que vient l’espagnol pour papillon: le très joli mariposa! 



Toujours du latin pōnō, pōnēre, le français pour “dont on peut disposer”: disponible.


Ou encore positif.



Du bas latin positivus (“posé”, “qui repose sur quelque chose”, d’où “établi, conventionnel”), basé sur le supin de pōnēre, positum.

En effet, au XIIIème siècle, positivus, terme de philosophie et de grammaire, signifiait “conventionnel”, et en parlant d’un adjectif, “employé pour poser une qualité, sans la comparer”.

Le mot est passé en français pour qualifier ce qui a un caractère d’évidence, qui résulte non de la nature des choses, mais d’un acte volontaire, s’opposant ainsi à naturel (je cite ici Alain Rey).

Ne parle-t-on pas de droit positif?

Ou de philosophie positive, avec Auguste Comte?



De l’acception grammaticale “qui pose une qualité sans la comparer” découlera le sens moderne que nous donnons au mot: “qui a un caractère de certitude, affirme une chose, la donne comme vraie”. 
Qui s’impose, autrement dit!

Positif donnera, hélas, séropositif, mais aussi diapositive! 

Dia (du grec, à travers), et … positive.

Le mot apparaît dans les expressions cliché diapositif ou plaque diapositive, en 1892.

Positif, tout simplement car inverse photographique d'un film ... négatif.

le fameux projecteur de diapositives, et cet ingénieux mécanisme d'introduction
des dias destiné à se bloquer aléatoirement, ou à accepter deux dias à la fois



Tiens, peut-être connaissez-vous le positif, ce clavier d’orgue?

Sur un orgue baroque, c’est - souvent - le premier des claviers (avec, dans l’ordre et de bas en haut, Positif, Grand Orgue, Récit, Écho).

Plus tard, le clavier de positif deviendra généralement le deuxième des claviers (Grand Orgue, Positif, Récit, Echo).

Ici donc, le positif est en deuxième position. Les organistes, très taquins,
l'appellent parfois le Poulidor

autre illustration avec textes descriptifs:

remarquez le tabouret de l'organiste: Le Républicain Lorrain,
on distingue aussi le micro, dit Le Républicain Lorrain, ainsi que
l'avant-bras de l'organiste (Le Républicain Lorrain)

(Curieusement, dans le langage fleuri du facteur d'orgue, il n'y a qu'une seule
expression pour désigner à la fois la choriste ménopausée ou le porteur de 
lunettes griffées: Le Républicain Lorrain

Mais pourquoi diable l’appeler ainsi positif? Les autres claviers seraient-ils négatifs?

Mais non, bien sûr! À l’origine, l’orgue positif était - très relativement - un petit instrument, que l’on transportait et … posait quelque part, sur un meuble, ou sur le sol.

Peut-être même sur un sol fa si la si ré.

Si le sol était bien ciré, ça permettait en plus de le faire glisser.
D’où la notion de glissando.
Ah ah ah, je n’en peux plus.

le célèbre glissando de Rhapsody in Blue

Mais oui, au clavier le glissando se fait à un doigt,
que vous glissez vers les graves, ou les aigus:

ici, la Mazurka en Glissando, de Ernesto Lecuona, 
grand compositeur cubain, le Chopin des  Caraïbes


Bon, dérivé de pōnō, pōnēre, nous avons encore posture. Vous l’aviez trouvé, je suppose!

Daredevil en (bien) mauvaise posture

Mais auriez-vous pensé à …

postiche?

“non naturel, feint, artificiel”

Le mot proviendrait peut-être de l’italien porre (“placer, poser”, d’où poste), ou plus certainement du latin tardif appositicius: “placé à côté”, d’où, au figuré, “feint”.
Ce appositicius étant dérivé de appositus, le participe passé de apponere (qui nous donnera notre apposer).

Dès la fin du XVIIème, le mot désignera ce montage de cheveux remplaçant (ou complétant) une partie de la chevelure …




Allez, un tout tout dernier, et nous aurons, je le pense, fait le tour complet de notre incroyable racine *apo-.


Propos!

Oui, propos vient bien de pōnō, pōnēre.

On peut effectivement, intuitivement, le sup-poser.

Mais quel est donc le rapport entre le propos (entendez les paroles échangées dans la conversation), et cette notion de “poser”?

Propos est le déverbal de proposer.
En toute logique, en ancien français, il a eu, comme le latin propositumprojet, dessein, thème…”, le sens de “dessein, résolution formée”. Ce qu’on se propose de faire, intention, projet.

D’où le “de propos délibéré" (XVème siècle), pour volontairement.

C’est vers la fin du XIVème siècle que son sens évoluera, pour signifier “ce dont on parle, qu’on se propose de traiter dans un ouvrage”.



Bon!

Je pense que maintenant, ça y est, on peut en rester là.
Du moins pour ce qui est de *apo-.


Non mais, c'est dingue!!
Vous rendez-vous compte de la descendance d'*apo-?
after, compost, compote, compositeur, imposteur, prévôt, préposé, position, post-, poste, posthume, potron-minet, (de)puis, puisque, Dniepr, pogrom, ablaut, aphorisme, apothicaire, apôtre, of/off, propos, positif, postiche, ponant, pondre ... ... ...


À toutes et tous, je vous souhaite un excellent dimanche - enneigé peut-être? -, et une très belle semaine!

Je vous donnerais bien rendez-vous mais quand?
Dimanche prochain?





Attention, ne vous laissez pas abuser par son nom:
on peut lire le dimanche indo-européen CHAQUE JOUR de la semaine!

(Mais de toute façon, avec le dimanche indo-européen, 
c’est TOUS LES JOURS dimanche…).


Frédéric



dimanche 10 janvier 2016

Et puisque je me suis trempé le postérieur dès potron-minet dans le Dniepr, ... (continuez la phrase)





Merveilleux encore est le Dniepr par une chaude nuit d'été, lorsque tout est endormi : homme, bête et oiseau; quand Dieu seul majestueusement contemple le ciel et la terre et secoue son manteau, d'où tombent les étoiles; les étoiles étincellent et brillent sur le monde, et toutes se reflètent dans le Dniepr. Il les reçoit toutes dans son sombre sein ; et aucune ne lui échappe - à moins de s'éteindre dans le ciel. Une forêt noire aux corneilles assoupies, des montagnes jadis éboulées, en surplomb, s'efforcent de le couvrir de leur ombre longue - c'est en vain ! Rien au monde ne peut couvrir le Dniepr! Son flot bleu coule, toujours bleu, au milieu de la nuit comme en plein jour; on le distingue d'aussi loin que peut porter l'oeil humain. Se dorlotant et se resserrant plus près des rives à cause du froid de la nuit, il a parfois un flot argenté qui brille comme les raies d'un sabre damasquiné; mais il se rassoupit de nouveau, toujours bleu. Merveilleux alors est le Dniepr, et nulle rivière ne lui est comparable au monde!

"Une terrible vengeance",
deuxième nouvelle de la seconde partie du recueil
(de nouvelles - un petit café du matin, avant de poursuivre?) 
"Les Soirées du hameau près de Dikanka" (Вечера на хуторе близ Диканьки)

que Nikolai Gogol écrivit entre 1830 et 1832

Nikolai Gogol














Le Dniepr est un fleuve, 
long et bleu.
Et argenté, aussi, parfois.

"Gogol pour les gens pressés ou qui travaillent",
Frédéric Blondieau, 2015




Bonjour à toutes et tous!


*apo-! Racine proto-indo-européenne marquant l’éloignement.

Nous l’avions découverte ici: 
Se faire la malle de Bergame à Bombay...
Puis, nous avions continué son étude ici:
Oui, il était passé chez Pivot pour son "apologie de l'apothicaire"...
Enfin - c’était la semaine dernière -, nous continuions d’en découvrir les dérivés: 
le préposé au compostage était là, fixé sur mon billet, comme absorbé, absent...

En ce dimanche, nous allons évidemment poursuivre l’étude de cette racine ô combien riche et intéressante…


Tout petit rappel?
Nous savons déjà qu’à *apo-, nous devons… poste, ablaut, aphorisme, apothicaire, les anglais of / off, after, ou ces mots en abs-, ou compote ou compost, poser (dépôt, entrepôt …), ou même prévôt.


Jusqu’à présent, nous avons surtout parlé, pour ce qui est de la descendance de *apo-, de grec, de langues romanes, et de langues germaniques.

Ce qui n’est déjà pas mal, surtout pour une si petite racine!

Elle est toute mimi!




Mais *apo- se retrouve aussi … en sanskrit!
- ah bon, et c'est où qu'on sanskrit? 
- je ne sais pas, mais je peux te montrer par où on sort.
Où, par exemple, le préfixe अप, ápa se traduirait par “loin, hors de”.

Le verbe अपयाति, “apayAti”, c’est partir, disparaître.

अपर, “apara”, en tant que substantif, peut se traduire par “futur”. 

En tant qu’adjectif, il pourra signifier “suivant”, ou “postérieur”. 
Oui, nous y retrouvons la même notion que dans l’anglais “after”.

Postérieur?
POST-érieur?

Mais? Mais…?

Eh oui!

Notre français postérieur est lui aussi dérivé de *apo-, et toujours par sa variante *po(s)-
Oui, nous avions vu que c’était probablement elle qui se retrouvait dans le latin pōnere, que l’on suppose être un composé de *po(s)- et de sinere, ce qui en ferait ainsi le reliquat d’une forme proto-italique *posinō (*po-s(i)nere).
postérieur de chien (ou de chienne, c'est difficile à dire)

Hormis pōnere, on soupçonne *apo- - par sa variante *po(s)-, donc, on se concentre - d’avoir donné le latin post (après, puis, depuis, en arrière, derrière…).

Si c’est le cas, une avalanche de mots dérivés en découlent! 

Naturellement, tous les mots français en post-, de postérité à posthume.

Posthume, que l’on devrait en réalité écrire postume, car provenant du latin postumus, dernier. 
Mais en latin déjà, la variante posthumus est apparue, sur le tard

Ce h inopiné vient du rapprochement avec humus, terre, d’où humare “enterrer” (ben oui: inhumer). Ce qui finalement collait bien avec le sens de “ce qui se fait après la mort de quelqu’un”: “après son enterrement”.

Remords posthume (Les fleurs du mal), Baudelaire


Et si humus vous semble si proche de humain, ou de humilité, c’est que votre petit doigt vous dit (ou vous rappelle) peut-être qu’une seule et même racine proto-indo-européenne se cache derrière ces mots! 

*dʰéǵʰōm-, terre. 

Oui, pour les Indo-Européens, l’Homme était tout simplement le terrien, celui qui vit sur, ou est issu de … la terre!

D’où ce remarquable titre, pour cet article admirable, que vous ne manquerez pas de lire ou de relire: 
Terre des hommes? Pléonasme!
PS: (ce post-scriptum tombant particulièrement bien à propos) s’il y a quelque chose qui me gonfle, c’est cette expression “les droits humains”.  
C’est nul, c’est moche. Et je reste poli. 
Pourquoi, simplement, ne pas user de ce très beau, de ce très solennel, de ce parfait français “les droits de l’homme”?
- Ah oui, mais tu comprends, alors on ne considère pas les droits de la femme, ou ceux de l’enfant.
- Et ma main, tu la considères?  
Mais enfin, soyons sérieux! Jusqu’à nouvel ordre, le terme homme, dans ce genre d’expressions, représente - justement - le GENRE humain.  
Les hommes, les femmes, les petits nenfants, les adolescents (boutonneux ou pas), les prépubères qui s'imaginent que One Direction et Justin Bieber font de la musique, Adeline Blondieau (qui apparemment serait une lointaine cousine), les vieux réac, les blancs-becs, les numismates ou les presbytes (aïe ouille), les clowns blancs, les pète-sec, les Ucclois, Stromae, les consultants, les coiffeurs...  tous, quoi.  
Peut-être ma cousine...

Ça vous pose vraiment un problème? Au point d’utiliser une parodie de traduction littérale de l’anglais Human Rights - une translation, oui! - qui ne veut RIEN dire?  
Des droits humains? Mais enfin?? Les droits ne sont pas humains ou inhumains, c’est des droits
On parle des droits des animaux. Vous trouvez que ça sonnerait mieux, les droits animaux? Les droits bestiaux, tant que vous y êtes.




Pour en revenir à nos dérivés (car ci-dessus, c'est moi qui dérive), peut-être ne faites-vous pas le lien entre le latin post et les quelques mots français que voici…
  • apostiller!
Dérivé de l’ancien français postille, emprunté au latin médiéval postilla (post illa: “après celles-ci, après ces choses”)

À l’origine, il signifiait gloser un texte.

À présent, d'emploi vieilli, l’apostille est une note additionnelle en marge d’un écrit, ou, plus généralement, un mot de recommandation ajouté à une lettre…

Apostille

Une amie avocate me signale que ​l'apostille n'est pas partout d'un emploi vieilli, loin sen faut!
Car elle est encore quotidiennement adressée par les juges d'instruction à la maréchaussée ou à des détenteurs d'informations, pour solliciter l'accomplissement d'un devoir.

Elle se retrouve dans les dossiers répressifs sous forme d'une feuille A4, reprenant souvent la demande sous forme manuscrite (afin d'appuyer la diligence du magistrat!).

  • poterne!
Eh oui, du bas latin posterula, “porte de derrière”.  
(Non, n'y pensez même pas. Pas de fines allusions, pas d'illustrations grivoises)
À partir du XIIème, le mot désignera spécialement une porte dérobée dans une muraille d’enceinte


poterne

  • potron-minet!
Au XIXème, on remplacera l’expression “dès le poitron-jacquet” (“dès l’aube”) par ce “dès potron-minet”.

Le jacquet, c’était l’écureuil.
Et poitron se basait sur le bas latin (et ici, vraiment bas ; l'expression latin vulgaire prend ici tout son sens) posterio.

Le cul, pour faire simple.

L'expression ô combien imagée “dès le poitron-jacquet” signifiait donc clairement et précisément “dès qu’on voit le cul de l’écureuil”
Donc à l’aube, l’écureuil étant réputé pour s’activer dès l’aube.

Au XIXème siècle, on substitua le chat (le minet) à l’écureuil, probablement parce que le chat passait lui aussi pour être matinal. (?)

Je dis (?) parce que dans les langues régionales, on confond souvent l'écureuil et le chat.
(Pendant des siècles, on n'a pas su classer l'animal, méconnu, difficile d'approche.)
En breton, par exemple, l'écureuil se dit kaz-koad, littéralement "chat des (ou du) bois". 
En Berry, on l'appelle encore le "chat garreau" ("chat bariolé, bigarré").
Ne serait-ce pas une piste?
Ah oui, pour ce qui est de la forme potron, il ne s'agit là que d'une simple évolution de poitron.
(J'aime beaucoup cette étymologie - reprise de Alain Rey, quand même -, mais d’autres existent ; il en est une qui donne l'expression comme d'origine bourguignonne, et qui relie po(i)tron avec paître: "dès le paître jacquet" signifierait alors "dès le moment où l'écureuil va au paître", donc de grand matin. Mais c'est nettement moins gai.)

grosse feignasse d'écureuil n'en ayant rien à glander (en toute logique) de
s'activer dès l'aube

  • puis, depuis!
Puis, dérivé du latin populaire *postius, qui dérivait lui du latin classique post (ou de son dérivé postea, “ensuite, après, depuis”).

Même origine pour les espagnols pues, después, les portugais pois, depois, ou les italiens poi, dopo.


Ce postea latin a par ailleurs survécu en italien avec “poscia”, “après”


Et notre puisque provient lui aussi du latin post, car descendant du latin post que, “après que”

En français, il a rapidement perdu son sens d’origine, pour signifier, comme c’est encore le cas, “étant donné que”, “dès l’instant où”…

Puisque tu pars, Jean-Jacques Goldman



Je vous citais le sanskrit ápa, “loin de”.

Mais en hittite, soyons fou, “après” se disait appa.

Et vous pourriez - mais vraiment, uniquement si vous n’aviez rien d’autre à faire - traduire l’avestique apa par “loin”.


En proto-slave, de notre *apo- proto-indo-européenne, on retrouve … *po, ou *pa: “après, à côté, chez”.
Ce qui nous donnera plus tard, par exemple, les prépositions po, en tchèque, ou по (“po”) en russe.

Du vieux slave поздѣ (“pozdě”), dériveront le russe поздно, (“pozdna”), “tard” , ou le tchèque pozdě, “tard, en retard”.

Toujours construit sur le proto-slave *po-, le russe по́сле (“posli”), “après”.



En proto-slave, le tonnerre devait se dire грôмъ (“gromŭ”).

D’où le … (mais oui, je sais!) vieux slavon d’église pour tonnerre: громъ (“gromŭ”).

Il faut croire que pour les Slaves de l’époque, le tonnerre pouvait être particulièrement dévastateur, meurtrier, car le verbe construit sur громъ, le tonnerre: громить (“gramitj”) - entendez donc, littéralement … tonner - signifiait aussi saccager, détruire, piller, mettre à sac!

Le préfixe по- (“po-”) peut vouloir dire plein de choses en russe. 
Il peut ainsi désigner l’achèvement, l’accomplissement de l’action. 

C’est ce qu’il fait ici:
Le verbe погромить (“pagramitj”) pourrait se traduire, dans l’idée du moins, par “avoir tout détruit”: éradiquer, exterminer, réduire à néant.

Oui, c’est hélas bien de là que nous arrive le tristement, le sinistrement célèbre russe погром (“pagrom”), francisé - via le yiddish פּאָגראָם ‎("pogrom") - en ... pogrom, que l’on traduit platement par “extermination”. 

Il faudrait plutôt comprendre, si l’on se base sur l’étymologie, quelque chose comme “fureur dévastatrice”, ou alors “anéantissement fulgurant”

pogrom


Restons encore en Russie… Ou en tout cas par là...

Il se pourrait bien que le Днепр ‎(“Dniepr”), 
ce long fleuve qui traverse la Biélorussie, la Russie et l’Ukraine pour finalement se jeter dans la mer Noire, 
le Dniepr à Kiev

trouve l’origine de son nom, 

via le proto-slave *Dъněprъ,
puis le vieux slave oriental Дънѣпръ ‎(Dŭněprŭ), 

dans le samartien 
(du groupe des langues scythes, sous-groupe des langues indo-iraniennes)
Dānu apara,le fleuve (Dānu) du côté éloigné (apara)”.

le bassin du Dniepr


Pas mal, non?

Moi ça me fait rêver! 

Qu’à l’origine de l’anglais after ou de notre français depuis, figure une lointaine, lointaine racine proto-indo-européenne, qui aurait permis de nommer ce fleuve majestueux, qui coule à des milliers de kilomètres d’ici…

(mais tout près de là où l'on situe le berceau de la société indo-européenne! - du moins selon l'hypothèse kourgane, celle que je préfère)
l'hypothèse kourgane


- En samartien, le fleuve c'était Dānu? Mais alors, se pourrait-il que ...
- Oui, je sais à quoi vous pensez! Donau, le Danube!

OUI, il se peut, en effet, que les noms de tous ces fleuves: le Danube, le Donets, le Dniepr, le Dniestr, le Don russe, le Don britannique, ou même le Dão portugais, proviennent d'une ... source! indo-européenne - qui aurait pu désigner une divinité des fleuves



Et je n’ai toujours pas fini. 
Mince.



Oui, on a encore plusieurs dérivés de *apo- à passer en revue.

En latin, en français, en espagnol…

Je pense que la semaine prochaine, on aura vraiment fait le tour de cette incroyable *apo-



Réalisez-vous le chemin qu’elle nous a déjà fait faire? 

Géographiquement et temporellement parlant?

Aaaaah... 







Je vous souhaite, à toutes et tous, un excellent dimanche, et une très belle semaine!

En espérant vous retrouver… dimanche prochain...




Attention, 
ne vous laissez pas abuser par son nom: 
on peut lire le dimanche indo-européen CHAQUE JOUR de la semaine!

(Mais de toute façon, 
avec le dimanche indo-européen, 
c’est TOUS LES JOURS dimanche…).



Frédéric


Daniel Barenboim nous interprète ici le nocturne n° 20 de Frédéric Chopin, en ut dièse mineur. 
Oeuvre posthume.


On parlait de pogroms? 
Ce morceau est joué dans "The Pianist", de Roman Polanski, 2002