- Paraît chaque dimanche à 8 heures tapantes, méridien de Paris -

dimanche 25 septembre 2016

un fauteuil pour (*steh) deux





“Non, les accidents de la route ne sont pas dus à l'alcool, ils sont dus à la voiture. La preuve : mettez un alcoolo dans un fauteuil roulant, il ne tuera personne.”

Luis Rego, in C'est à ceux qu'on aime qu'on ment le plus 


















Bonjour à toutes et tous!

(Oui, vous l'aurez remarqué, le blog a quelque peu changé d'apparence: sur Chrome, il ne donnait plus rien de bon, j'ai donc procédé à un reset (une sorte de grand nettoyage), et j'en ai profité pour changer quelques détails).


Je vous propose, en ce beau dimanche, de démarrer l’étude d’une racine que nous avons déjà aperçue à plusieurs reprises, mais que jamais je n’avais traitée à sa juste valeur.


Nous en avions parlé dans …

  • du passage des ans, où on la retrouvait dans solstice, 
  • exister, se redresser, transmettre, où nous la retrouvions dans exister, 
  • troïka, sitar et trèfle, où nous découvrions, charmés, qu’elle se retrouvait encore dans le latin testis (témoin, qui donnera testament, testifier…), via une forme *st- ; la forme proto-indo-européenne sur laquelle se basant le latin ressemblant à quelque chose comme *tri-st-i-, désignant, littéralement, le troisième debout: le troisième homme en présence, celui qui témoigne.
Mais oui, comment ne pas tomber sous le charme de cette superbe petite racine??? Hein, hein?

Et puis, et puis, enfin, nous en reparlions il y a quelques semaines, le 28 août précisément, dans L'évident est journellement l'étendard des imbéciles. Le doute est la foi gênée de celui qui sait.” - Abraham Chlonsky, où nous découvrions qu’elle était encore et toujours là, dans standard, étendard.


Vous l’avez reconnue: il s’agit de la racine proto-indo-européenne …

*stā-, “être debout”.



Je ne peux que vous encourager à relire ces remarquables articles, qui sont une excellente mise en matière pour ce qui va suivre.

Je vous le dis tout de suite: *stā- va nous accompagner pendant plusieurs semaines.

Car cette racine est incroyablement prolifique, et va nous emmener aux quatre coins du monde indo-européen.

(source)

J’oserais même dire que *stā- est une de ces racines élémentaires, essentielles, sans qui nos langues indo-européennes modernes ne seraient pas tout à fait les mêmes…

Et je le promets, elle va vous surprendre…!






























Pff… Oui, alors, j’ai encore une fois peu de temps à consacrer à ce dimanche
Il sera donc plus court que d’habitude, mais plus bref aussi. 


*stā-… Avec un a comme voyelle? N’est-ce pas un peu surprenant? 

Oui, assurément.

Mais si vous suivez le blog depuis déjà quelque temps, vous savez que,
selon la théorie des laryngales,
un *a proto-indo-européen, ou plus exactement un *a long, un donc, proviendrait d’un h voisé et non aspiré, datant d’un état bien plus ancien de la langue.

Ce h voisé et non aspiré est restrancrit, par convention, h2.
Un léger doute sur la théorie des laryngales, mmmh?
Mais relisez donc Un coup de souvláki et on se retrouve avec des points de suture. C'est cousu de fil blanc.

Tout ça pour vous dire que la forme la plus ancienne que nous pouvons reconstruire de la racine *stā, c’est … *steh2.

Cette forme se colorera par la suite en *stah2-, pour se contracter enfin en *stā-.
Et nous, on part de là.
J'ai découvert il y a peu un site trèèèès intéressant, vous permettant de représenter graphiquement la descendance - ou l'ascendance, soyons fou - d'une langue indo-européenne: http://new.multitree.org/trees/id/19655
Voyez ci-dessous les trois grands états de l'indo-européen tels que Wolfgang Meid, professeur émérite de l'Institut für Sprachwissenschaft, Université de Innsbruck, les conçoit, et qui permettent de diviser d'une façon plus fine, plus précise, l'histoire de notre proto-langue bien aimée. 
Wolfgang Meid 
Pour lui, proto-indo-européen et indo-européen commun ne sont pas la même chose, les trois stades (théoriques) de notre proto-langue adorée s'étendant du cinquième au troisième millénaire avant notre ère, avec, par ordre chronologique:
  • le proto-indo-européen,
  • le moyen-indo-européen, et 
  • l'indo-européen tardif (qui correspond à l'indo-européen commun).
En ces pages, nous traitons surtout du dernier état de langue, commun à la plupart des langues dérivées: situez-y *stā-, alors que *stehse situerait, elle, au premier stade.




Or donc!

Commençons, si vous le voulez bien, par nous pencher sur la forme de base de la racine,
j’ai nommé *stā-,
et particulièrement, pour ce qui sera de ce dimanche, sur une forme allongée basée sur *stā-, *stādh-.

On la retrouve dans les langues germaniques.
Les toutes premières langues germaniques...

Avec tout d’abord, selon Watkins, le proto-germanique *stōd-jōn-.

Dont dériverait le vieil anglais stēda, qui donnera plus tard l’anglais… steed: l’étalon.

Oh, le mot est aujourd’hui, dans son sens premier du moins, désuet.

Mais il s’emploie encore dans le sens - littéraire - de “cheval de grande valeur”, ce que l’on pourrait traduire par destrier, coursier, monture

toi, mon fidèle destrier...

C’est par ce vocable si évocateur de hauts faits d’armes que vous entendrez peut-être certains cyclistes britanniques appeler leur modeste vélo! 




Ce sens de l’auto-dérision poussé à ce point (auto, pour un vélo?), je ne le connais personnellement que chez certains Britanniques, et chez certains Belges… 
Chez ces derniers, probablement parce qu’ils n’ont pas vraiment le choix: vivre dans un si petit pays, avec autant de gouvernements différents, aussi ridiculement mal géré, avec autant de risibles soucis belgo-belges... Ou bien vous vous pendez, ou bien vous développez votre sens de l'humour. 
Bref.   
Mieux vaut rire de soi-même que de laisser les autres s’en charger.
Surtout quand les autres le font avec un “humour” si remarquablement médiocre, si merveilleusement plat.
Je ne vise personne.

Le rapport, entre steed l’étalon et *stā-, “être debout”?
Très bonne question, assurément!

Ce que je ne vous avais pas dit...
- il faut savoir ménager sa monture, mais aussi ses effets -,
... c’est que pas mal de dérivés de *stā- évoqueront sémantiquement un emplacement, ou encore une chose qui est debout.

Ici, en l'occurence, il s’agirait de l’endroit ... où l’on élevait les chevaux.


John Steed, évidemment.
Patrick Macnee, qui nous a quittés il y a un tout petit
plus qu'un an.

Un autre dérivé proto-germanique de *stā- / *stādh- serait encore *stōdō- (ou *stōda- selon la retranscription de Guus Kronen).

Ce qu’il désignait? La même chose, en fait: le lieu où l’on élève des chevaux.
Ou plutôt, selon Guus Kronen, le troupeau de chevaux, la horde.

Mais oui, c’est ce à quoi correspondent tant le vieux néerlandais stoti que le vieux ‎haut allemand stuot: “horde de chevaux”.

- Oui mais quoi? Lieu d'élevage, ou troupeau?

Ah, c’est parfois difficile de retrouver le fil logique, l’explication étymologique.

En plus, on n'a pas toujours tous la même logique

Mais ce que l’on sait, c’est que dans les langues slaves, cette fois, le proto-slave *stado,...
évidemment descendant de notre *stā-, sinon je n’en parlerais pas ici,
...désignait à l’origine les écuries, l’endroit où l’on s’occupe des chevaux, et que par la suite, il a désigné le troupeau.

un peu de langues slaves, mmmh?

Ceci devrait nous éclairer sur l’évolution du sens du mot: désignant le lieu d’élevage, il en est passé à désigner ses occupants essentiels, l’ensemble des chevaux qui y séjournaient.

pour une horde, ça c'est une horde...

Et le dérivé du proto-slave *stado en russe, ста́до ‎(“stádo”) signifie toujours bien troupeau, horde.

En vieil anglais, le germanique *stōdō- / *stōda- est devenu stōd, pour devenir enfin l’anglais … stud. L’écurie, le haras. 

Ici, on a clairement relevé le niveau.



Une forme suffixée de *stā-, *stā-lo-, donnera quant à elle le germanique *stōlaz-.
Oui: “siège, chaise…

*stōlaz- donnera stōl en vieil anglais (“chaise, siège, trône”), puis stool, stole, stol en moyen anglais, et enfin stool en anglais moderne, que l’on traduirait plutôt par tabouret, marchepied.

Mais *stōlaz- ne s'arrêtera pas à l'anglais, et donnera aussi...
  • stoel en frison occidental et en néerlandais, 
  • Stuhl en allemand, ou 
  • stol en suédois, en danois et en norvégien: toujours chaise, siège

Alors oui, on retrouve bien *stā-lo- dans le groupe balto-slave, mais il ne s’agit ici que d’un simple emprunt au germanique.

Citons par exemple:
  • le lituanien stálas “table”, 
  • le russe стол ‎(“stol”), toujours “table”, ou 
  • le russe стул ‎(“stoul”), “chaise”, 
  • le serbo-croate stol, “table”, ou 
  • le slovène‎ stol, ‎“chaise”.

Toutes ces formes dérivent du proto-balto-slave *stolos.
Emprunté donc au germanique *stōlaz-.


- Bon, c’est bien, hein, ton article, mais euh… honnêtement, moi je serais plutôt francophone, alors, le germanique, le slave ou le balte, hein…
- Bonjour! Oui, c’est votre droit, d'être francophone, vraiment.
M’enfin, ici, on parle de proto-indo-européen, donc par définition d’une série de langues dérivées…

Mais bon, grand prince, je vais exaucer votre souhait, en vous parlant du composé germanique *faldistōlaz!

Composé donc de *stōlaz-, et de, en première position, *faldiz- ‎(“ce qui est plié, pliant”), qui descend lui de la racine proto-indo-européenne *pel-3 “plier”.

- Mais enfin, tu te fous de ma balle??
- Oui, sans doute, et pourtant…
… ce *faldistōlaz, littéralement “chaise pliante”, est passé dans le francique *fadistôl de sens équivalent: “siège pliant”.

Au XIème, *fadistôl apparaît en français sous la forme faldestoel, dans la chanson de Roland.
Au XIIIème, il deviendra faudesteuil, puis, fin du XVIème… fauteuil!

Le mot désignait originellement un siège pliant, richement décoré, transporté en voyage par les grands personnages.



Et voilà pour ce dimanche!

Pas mal, comme début, non, de constater que l'anglais steed et le français fauteuil sont des cousins si proches...


Ces deux images résumeront l'article: John Steed dans un fauteuil.


Dimanche prochain, on passera en revue d’autres dérivés de *stā-, mais cette fois par le latin
Pas sûr que vous les deviniez tous…



Je vous souhaite, à toutes et tous, un très bon dimanche, une très belle semaine!



Frédéric


Attention, ne vous laissez pas abuser par son nom: on peut lire le dimanche indo-européen CHAQUE JOUR de la semaine!
(Mais de toute façon, avec le dimanche indo-européen, c’est TOUS LES JOURS dimanche…).




Oui, le Requiem de Mozart.
Une petite picouze de rappel:
1. C'est sublime
2. On est pas éternel

dimanche 18 septembre 2016

Le renard était pour la renardocratie

article précédent : A Hard Day's Night




τὸν οὖν Σωκράτη ἀκούσαντα πάλιν τε κελεῦσαι τὴν πρώτην ὑπόθεσιν τοῦ πρώτου λόγου ἀναγνῶναι, καὶ ἀναγνωσθείσης, πῶς, φάναι, ὦ Ζήνων, τοῦτο λέγεις; εἰ πολλά ἐστι τὰ ὄντα, ὡς ἄρα δεῖ αὐτὰ ὅμοιά τε εἶναι καὶ ἀνόμοια, τοῦτο δὲ δὴ ἀδύνατον: οὔτε γὰρ τὰ ἀνόμοια ὅμοια οὔτε τὰ ὅμοια ἀνόμοια οἷόν τε εἶναι; οὐχ οὕτω λέγεις; 

Platon, Parménide


Socrate ayant écouté jusqu'à la fin, invita Zénon à relire la première proposition du premier livre. Cela fait, il reprit : Comment entends-tu ceci, Zénon : si les êtres sont multiples, il faut qu'ils soient à la fois semblables et dissemblables entre eux ? Or, cela est impossible ; car ce qui est dissemblable ne peut être semblable, ni ce qui est semblable être dissemblable. N'est-ce pas là ce que tu entends ?

(traduction de Victor Cousin)


(C'est immédiatement à la suite de ce dialogue que Zénon, ulcéré, soulèvera Socrate à bout de bras par sa tunique et le secouera violemment, et que Socrate lui assènera en retour, ivre de rage, le magistral coup de pied dans les ὄρχειs qui faisait sa renommée.
Quand on aura finalement pu séparer les deux vieux poivrots qui, à bout de souffle, ne tarissaient cependant pas d'invectives, on raconte que les gens du coin, qui appréciaient vraiment Socrate et Zénon car ils les faisaient souvent beaucoup rire, leur dirent, en se tenant les côtes : mais vous voyez bien, pourtant, que vous êtes dissemblables dans vos idées et votre raisonnement, mais qu'en même temps vous êtes semblables dans votre comportement, en vous pochtronant ensemble et en vous battant comme des chiffonniers).



Monty Python -The Philosophers' Football Match (1982)
L'image n'est vraiment pas terrible, mais les sous-titres sont en français




Bonjour à tous !


Dimanche dernier, nous avions entamé l’étude de cette racine proto-indo-européenne que l’on pourrait traduire par “dur, ferme” : 


*kar-1.


Nous l’avions déjà retrouvée, par exemple, dans l’anglais hard, ou le français hardi.

C’est elle, aussi, qui forme le -ard de Léonard, ou de Richard.


J’ai ici une révélation à vous faire.
Je l’annonce ouvertement, officiellement, avant que Dan Brown ne s’en empare pour un prochain livre.

Grâce à un lecteur du blog qui se reconnaîtra, j’ai décrypté l’énigme fondamentale du Prisonnier.




Reprenons la plaque d’immatriculation de la Lotus Seven du Prisonnier :




Nous avons déjà compris que la première partie de la plaque, KAR1 faisait subtilement référence à notre racine *kar-1, et donc à Saint Léonard, le saint patron des prisonniers.

Mais voici : quant à la deuxième partie, 20C, vous devez commencer par lire vingt. 
Ensuite, et selon la prononciation anglaise, vous lirez “C” “SI”.

- Oui mais non! C’est pas vingt, c’est twenty.
- Ah mais voilà, le Village où est enfermé le Prisonnier, c’est Portmeirion, dans le nord du … Pays de Galles ! Galles - Gaule : la localisation même du Village nous renvoie au… français.

Et donc, nous avons là, sous nos yeux, “Léonard (de) Vinci”.

Il est évident que Patrick McGoohan faisait partie du Prieuré de Sion, qu’il était plus que probablement un des Illuminati, et que la série n’a pour but que d’indiquer, sous le voile des symboles, que le trésor des Templiers a bien été retrouvé et déposé par la NASA sur la Lune - d’où le décollage de cette fusée à la fin de la série.



Ce trésor, c'est d’ailleurs la seule raison pour laquelle les Américains sont allés sur la Lune.
Enfin, ils n’y sont pas allés vraiment, bien sûr, mais ils y ont largué le trésor depuis le LEM (Lunar Excursion Module), qui ne s'y est évidemment jamais posé.
LEM comme Lémurien, si vous voyez ce que je veux dire…
Les Lémuriens ne sont jamais très loin ni des Olmèques, ni des Atlantes
Et ne parlons pas des Reptiliens.

Tout est là


Mais là, j’en ai peut-être un peu trop dit.
Si vous n'avez plus de nouvelles de moi dimanche prochain, vous aurez compris.

Je crois que le blog serait plus vendeur si j’y mettais ce genre de c*nneries, non ?

En attendant, allez visiter Portmeirion, c’est vraiment très beau.
Et passez par les Cotswolds en vous y rendant, ou au retour, c'est un conseil…

Portmeirion



Be seeing you!


Allez, on poursuit.


Oh, vous connaissez certainement l’origine du mot renard.



C’est Le Roman de Renart… 
- ensemble médiéval de récits animaliers écrits en ancien français et en vers, dont les premiers dateraient de la fin du XIIème -,
…où le personnage principal était un goupil du nom de Renart, qui a rendu si populaire ce nom propre.

Le Roman de Renart


Goupil étant à l'époque - je ne vous l'apprends pas - le nom...
on ne peut plus commun (mais alors, commun de chez commun)
…par lequel on désignait ce canidé du genre Vulpes, que nous appelons désormais…
- pour ceux qui lisent plus lentement -
…renard.
Goupil, soit dit en passant, provenait du latin vulpes, “renard”, que l'on fait remonter à une racine proto-indo-européenne wl̥p-ē-, “renard”.


Renart était en fait la transposition d'un vieux nom propre germaniqueReginhart,
composé de ragin“conseil (reçu des dieux)”, et hart, évidemment, “fort…”,
évolution du proto-germanique de même sens *Raginaharduz (*raginą - *harduz).


Ce renard est donc,
pour dire les choses comme elles sont,
une antonomase, au même titre que “le macadam”, “un bordeaux”, “un don juan” ou “une poubelle”, procédé consistant à employer un nom propre pour signifier un nom commun.


On suppose que l’emploi de “renard” pour “goupil” serait également lié à un tabou :
“Ne prononçons pas le mot goupil, ça risquerait de faire venir l’animal, qui nous mangerait nos poules”.
C’est en tout cas un phénomène de ce type qui a fait que l’ours est souvent devenu “le brun” (bear en anglais, dérivé de la proto-indo-européenne *bher-, “brun”), ou même, et c’est plus sympa, “celui qui mange le miel” en russe (медведь, “‎midvéd’).
Mais oui oh ! Relisez Björn et Ursula, même combat., enfin !?



Et les prénoms ou patronymes Reinhard / Reinhardt / Reinhart sont toujours courants dans le monde germanique.

Installation de Adolph Dietrich Friedrich Reinhardt (“Ad Reinhardt”),
1913 - 1967,
précurseur de l'art conceptuel et de l'art minimal.


Je vous disais dimanche dernier que l’on retrouve notre racine *kar-1 en grec, et même en sanskrit

Allons donc nous faire voir chez les (anciens) Grecs :

Selon Watkins, *kar-1 / *ker- aurait eu une forme (suffixée) au degré plein, *kret-es-.
Sur cette ancienne forme aurait été construite ultérieurement une forme de timbre zéro: *kr̥t-es-.

Vous voyez où je veux en venir ?

Mais oui : au grec ancien κράτος, krátos, “pouvoir, force, puissance, domination…”.
Qu’en ionien on appelait κάρτος, ‎kártos, ou encore κρέτος, ‎krétos en éolien.
(L'éolien était en fait très proche de l'ionien, il fallait simplement le prononcer en agitant fortement les bras pour faire du vent.)

C’est de κράτος que dérive notre suffixe -cratie bien connu, sans qui le français ne connaîtrait pas démocratie, bureaucratie, christocratie
(si si, ça existe : régime ou corps social dans lequel le pouvoir se réclame de l’autorité suprême de Jésus Christ),
gérontocratie, inaptocratie, particratie, ploutocratie (le pouvoir aux riches), technocratie, et ainsi de suite.


Sur κράτος, krátos s’est aussi construit le nom Σωκράτης, Sôkrátês.

Oui, Socrate.




Composé de σῶς, sỗs (“sauf”, dans le sens de “non-entamé”, “intact”…) et κράτος, krátos (“force”).

Socrate incarnerait ainsi, selon son prénom, du moins, la force intacte.




Cette forme *kr̥t-es proto-indo-européenne a donné quelques cognats au grec κράτος, krátos, comme
  • le sanskrit क्रतु, krátu, “puissance (de la pensée)”, ou 
  • l’avestique xratu-, de même sens: “pouvoir (de l’esprit)”.


Mais…

Comme je vous le disais un peu plus haut, ça, c’est la version de Watkins, qui lie donc, derrière une racine unique, mais avec des formes variantes (notamment *kar- / *ker-, *kret-es-), le germanique *hardu et ces dérivés que je viens de vous présenter, en grec, sanskrit et avestique.

Je dois quand même vous avouer que cette métathèse *ker- / *kre pose bien des soucis, qui poussent même certains à rejeter le lien étymologique entre le germanique *hardu et ces derniers dérivés.

Carrément.


Certes, ce renversement de -re en -er est irrégulier, et ne s'explique pas vraiment, mais de là à rejeter la parenté entre ces mots, c’est peut-être aller un peu vite en besogne.
C’est du moins mon sentiment, strictement personnel, qui vaut ce qu’il vaut.
Maintenant, comme d’habitude, c’est vous qui voyez.

Ce qui est sûr, c’est que nous en resterons là avec notre jolie petite *kar-1.


Sachez malgré tout que d’autres mots ont été épinglés comme dérivés possibles de cette charmante *kar-1, mais qu’il vaut mieux les prendre avec les précautions d'usage

Perso, je m'en méfierais fortement…



Citons ainsi notre français carène,...
- non, je ne parle pas ici de la prononciation carolorégienne du joli prénom Carine -, 
(Marine) Partie d’un navire, ensemble des lignes longitudinales et transversales qui forment le dessin de la coque dans sa partie immergée (la quille et les flancs du navire jusqu’à la ligne de flottaison).


…emprunt, par le latin médiéval carena, à l’ancien génois carena.

Ce carena ligure était lui-même la transposition du latin carina, “coquille de noix”.



- Mais ? Le carina latin serait, lui, apparenté au grec κάρυον, káryon, désignant aussi la coquille de noix ?
- Ben oui, absolument, et le grec ancien κάρυον, káryon figure lui aussi sur cette liste de dérivés possibles.

Pour tout vous dire, cette liste est composée de mots dont le sens évoquerait une coquille dure.

Comme le latin cancer, littéralement le crabe, dérivé du grec ancien ‎καρκίνος, ‎karkínos, de même sens.



On pensait ce καρκίνος dériver d’une forme redupliquée de *kar-1, *kar-kr-o-, mais à présent, on lui attribuerait plutôt une origine non-indo-européenne, en le faisant provenir du fameux substrat pré-grec, donc d’une des langues parlées dans la région AVANT la diffusion des langues indo-européennes.


Les Grecs anciens appelaient eux-mêmes “Pélasges” (en grec ancien Πελασγοί, Pelasgoí) les premiers habitants de ce qui deviendrait (notamment) la Grèce.

Ces Pélasges parlaient une langue (ou plutôt un ensemble de langues) que l’on a appelée avec un certain bon sens le pélasgique. Le voilà, l'essentiel du substrat pré-grec.

Peut-être ce pélasgique aurait-il une origine anatolienne ? Cela pourrait alors le rapprocher des langues indo-européennes. Mais vraiment, rien n’est moins sûr.



Je vous souhaite un excellent dimanche, et une très très belle semaine.




Frédéric


Attention, ne vous laissez pas abuser par son nom: on peut lire le dimanche indo-européen CHAQUE JOUR de la semaine !
(Mais de toute façon, avec le dimanche indo-européen, c’est TOUS LES JOURS dimanche…).



Pour nous quitter, un peu de musique vocale de Johann Sebastian Bach :

le Recitativo e chorale de la cantate BWV 18 “Gleichwie der Regen und Schnee vom Himmel fällt”, “Comme la pluie et la neige descendent des cieux”.

La remarquable Fondation J. S. Bach (située à Trogen, en Suisse)que vous entendez ici,
s'est fixé comme ambition de chanter l'intégralité de l'oeuvre vocale de Bach,
et ce sur environ 25 ans.




dimanche 11 septembre 2016

A Hard Day's Night






It's been a hard day's night, and I'd been working like a dog
It's been a hard day's night, I should be sleeping like a log
But when I get home to you I find the things that you do
Will make me feel alright


A Hard Day's Night

The Beatles






Bonjour à toutes et tous!


C’était quand, encore?

Euh… oui, voilà: c’était ce 28 août, à l’occasion de “L'évident est journellement l'étendard des imbéciles. Le doute est la foi gênée de celui qui sait.” - Abraham Chlonsky.

J’écrivais très précisément, en parlant du composé francique *standhard ...
- oh oui, je n’ai pas la mémoire des dates, mais je suis capable de restituer un texte à la virgule près :
Pour ce qui est de la deuxième partie du composé (“-hard”, pour les moins-bien-comprenants), elle provient d’une gentille racine proto-indo-européenne *kar-1, “dur, ferme…”, qui s’est matérialisée pour l’occasion, par sa variante *ker-, dans le proto-germanique *-hart, *-hard, à notamment valeur de “ferme”.  
Elle aussi, elle mériterait bien un bel article...

Si si, vous pouvez vérifier: à la virgule près.


Bon ben voilà, on va s’attaquer à …
*kar-1

Racine proto-indo-européenne que l’on pourrait donc traduire par… “dur, ferme”.
C’est l’idée, en tout cas. On y retrouve aussi une sémantique évoquant la puissance.


Pfff, franchement, c’est vraiment pas une mince affaire, vous savez, de parler de *kar-1.

On y consacrera plus d’un dimanche - au moins deux -, d’autant que j’ai encore pas mal d’activités diverses - et c’est tant mieux, je ne vais pas m’en plaindre -, qui m’empêchent de passer beaucoup de temps sur le “dimanche”.

Ce qui veut dire aussi un article un peu plus court pour aujourd’hui.


Bon.

*kar-1, on la connaît surtout pas sa forme au timbre zéro (donc, où la voyelle-pivot a disparu), ou encore par une variante *ker-.

Eh bien, commençons par *ker-.

Comme le colonel.
- Mmmh?
- Mais oui, le colonel Parker. Oui, je sais. Même moi j’en ai honte.

Le colonel Parker, manager de Elvis, ici avec son poulain


On s’accroche: une forme *kor-tu- (que Guus Kroonen retranscrit lui *kort-ú-),
que l’on peut comprendre comme étant le degré O de *ker-, *kor-, suffixé en *tu-, 
se retrouve dans le proto-germanique *hardu.

De là, quelques beaux dérivés…

Comme l’anglais hard, évidemment, “dur, ferme, difficile, pénible, sévère…”
Ou encore l'anglais hardly: à peine.

C’est toujours bien *hardu- qui se cache derrière tous ces mots germaniques:

  • le néerlandais hard,
  • le … OUI!!! … vieux norois harðr (dur, tranchant, sévère…),
  • le - ah, je l’aime bien aussi, celui-là - vieux saxon hard,
  • l’allemand hart,
  • le vieil islandais harðr
  • le vieux suédois harþer devenu en suédois moderne hård, 
  • le vieux danois harth, devenu lui hård


Je vous propose à présent deux prénoms français, assez courants, provenant de notre *kar-1 par son descendant germanique *hardu.

Une idée?

Allez, le premier se traduirait littéralement par “fort comme un lion”.

Trouvé?

Mais oui, facile: Léonard.

Ce prénom était porté par un saint du XIème siècle (Saint Léonard, pour les comprenants-bien-mais-beaucoup-plus-lentement).

Selon la légende
- oui, car on le suppose totalement légendaire -,
avant d’être canonisé, ce brave Léonard de Noblat aurait été un noble franc qui fréquentait la cour de Clovis.

Le voici ici devant Clovis

On raconte qu’il aurait obtenu de Clovis, justement, le droit de visiter, mais aussi - et surtout - de libérer les prisonniers qu'il jugerait dignes de l'être (libérés, on suit), et cela à tout moment.

C'est ainsi que Léonard libéra un grand nombre de prisonniers et devint leur saint patron.

Saint Léonard et deux prisonniers

Je ne veux pas être méchant, mais ça ou scier la branche sur laquelle on est assis
Forcément, plus il en libérait, moins il y avait de prisonniers. C'est mathématique.
Et donc moins il était saint patron.

Et on s’étonne qu’il n’est pas plus connu que ça! C’est bien, d’être saint patron des prisonniers, mais enfin, à quoi bon, s'il n'y en a plus un seul??

Clovis, ayant eu pitié de ce pauvre bougre à la logique disons… surprenante, lui donna des terres, sur lesquelles, évidemment - on est saint ou pas - Léonard fonda une ...
- Allez, qu'est-ce qu'un saint pourrait bien fonder sur des terres??? -
... abbaye.

(Mais c'est vrai qu'il aurait pu tout aussi bien y fonder une prison)


Un village s’établit non loin de là, que l’on nomma, en son honneur, Saint-Léonard-de-Noblat.

Ce qui n’était peut-être pas très original, mais bien sympathique quand même.

Et c'est très beau, Saint-Léonard-de-Noblat.
Ici, la superbe église romane


Ce prénom Léonard dérivait du vieux haut-allemand Leonhard, composé de levon ("lion") et de … hardu (“fort, courageux…”).
Notez qu’il se pourrait aussi que ce léo dérive du latin leo, le lion, tout simplement.

*kar-1, se retrouvant dans Léonard, le nom du saint patron des prisonniers?

Surprenant, non?

(pour ceux qui n'ont pas eu la chance de voir cette énigmatique série qui,
moi, m'aura simplement marqué à vie, il s'agit d'un bout du générique de 
The Prisoner, de et avec Patrick McGoohan, 1967 - 1968).

Moi, c'est déjà en rediffusion que j'ai pu la découvrir ; ça devait être dans les
années 70...

Reste maintenant à expliquer le 20C de la fin de la plaque.



Pour le deuxième prénom à trouver, vous devez pensez au roi.

À la racine proto-indo-européenne qui nous a donné ce mot roi: *reg-1.

C’est elle que vous trouvez dans le hindi महा राजा, mahārāja, les français reine, ou riche, le latin rex.

Rex, chien flic (celui au regard intelligent, à gauche)

C’est elle encore, qui termine ces Vercingétorix ou autres Frédéric

Alors, ça y est, trouvé?

Pour vous aider, le mot descend du francique, et se décompose en *rīkô (Macias, oui, c’est bien), “seigneur, chef…” et *harduz, “dur”.

en *rīkô Macias

Oui?

...

...


OUI!!!

Richard!

Le mot nous arrive du francique *Rīcohard, et se traduirait littéralement par “chef courageux”.


Richard Cœur de Lion. Lui, on peut dire qu'il cumulait.

Tiens, à propos de roi / reine: ces mots descendent tous les deux de la même racine proto-indo-européenne, *reg-1, ça saute aux yeux.

Vous pourriez donc parfaitement supposer que, de la même façon, les anglais king et queen descendent tous deux de la même racine.

Non, pas de *reg-1. C’est pas ce que je veux dire.
Vous ne seriez pas un peu obtus aujourd’hui?



Eh bien, il n’en est RIEN. Les mots king et queen ne sont en aucun cas étymologiquement liés
Et si vous aviez lu The Queen, une femme comme les autres, vous le sauriez déjà…
pom pom pom…
Oui, l’étymologie nous réserve parfois quelques formidables surprises.


Alors, on continue?

On retrouve probablement aussi notre racine *kar-1 en grec, et même en sanskrit

Mais ça, ce sera pour dimanche prochain.


Pour le moment, restons en français, avec …
- vous l’aurez deviné -
hardi!

Oliver Hardy,
18 janvier 1892 – 7 août 1957

Oui, la première occurrence connue de hardi, on la situe dans La Chanson de Roland, 1080.

Le mot n’était que le participe passé d’un ancien verbe, hardir: “rendre / devenir dur”.
Non, ne cherchez pas le lien avec hardeuse. 
D’où “rendre courageux”.

le sacre de Philippe III le Hardi

Ce hardir, n’en doutez pas, provenait en droite ligne du francique *hardjan, “rendre dur”, dérivé, évidemment, de notre *hardu germanique.

Si hardir a disparu, nous utilisons encore enhardir, formé lui vers la moitié du XIIème…





Et là-dessus, je vous laisse!


Je vous souhaite, à toutes et tous,
un excellent dimanche, et une superbe semaine!





Frédéric


Attention, ne vous laissez pas abuser par son nom: on peut lire le dimanche indo-européen CHAQUE JOUR de la semaine!
(Mais de toute façon, avec le dimanche indo-européen, c’est TOUS LES JOURS dimanche…).



Françoise Hardy, bien sûr,
ici, dans ce sublime "Des ronds dans l'eau", 1967
paroles de Pierre Barouh, musique de Raymond Le Sénéchal