- Paraît chaque dimanche à 8 heures tapantes, méridien de Paris -

dimanche 5 février 2017

- Et la Stasi, alors? - Ben oui, c'est la même racine. Évidemment, enfin!





“Avec ma famille, c’était la Stasi.
Aujourd’hui, j’ai l’impression que ça continue avec mon frère, le roi Philippe. 
Leur erreur : avoir accepté un entourage qui voulait me nuire et m’empêcher de travailler ”.

Laurent (Benoît Baudouin Marie), Prince de Belgique

















Bonjour à toutes et tous!


*stā-. On n’y coupera pas.




La semaine dernière, nous avions vu que le grec ἵστημι, hístêmi, “placer, mettre en place…”, à l’origine du français stase, dérivait d’une forme dédupliquée de notre chère *stā-: *si-st(ə)-.
- Et la Stasi, alors? - Non, RIEN à voir.

Et le titre de l’article, sous forme de boutade, était - je l’espère - suffisamment clair: NON, il n’y a aucun rapport entre notre “stase” et l’allemand “Stasi”.

C’est toujours parfaitement exact!

Notre stase n’a rien en commun avec ce Stasi, qui n’est au demeurant qu’une de ces nombreuses abréviations dont les germanophones sont si friands.
Des abréviations! Allez donc! Comme s'ils se sentaient obligés de réduire la longueur de mots allemands jugés trop longs! Alors que nous le savons parfaitement, s'il y a bien une langue réputée pour la brièveté de ses mots, c'est l'allemand.
Rindfleisch­etikettierungs­überwachungs­aufgaben­übertragungs­gesetz 
(“Loi sur le transfert des obligations de surveillance de l'étiquetage de la viande bovine”)  
Kraftfahrzeug-Haftpflichtversicherung 
(“Assurance responsabilité civile automobile”)  
Straßen-Verkehrs-Zulassungsordnung 
(“Règlement relatif à l'admission des véhicules à la circulation routière”)  



Évidemment, si on s’intéresse à Stasi en tant qu'abréviation, et donc aussi et surtout aux mots qui s’y trouvent abrégés, il y a bien un rapport à faire entre Stasi et stase.

Car OUI, en ce sens, Stasi dérive bien de notre *stā-.
Même s’il n’y a strictement aucun rapport entre stase et Stasi.

Suis-je clair?
Ce “suis-je clair”, j’avais appris à l’utiliser il y a des années, du temps où je donnais des cours d’informatique en entreprise. 
On nous avait expliqué à l'époque, et avec beaucoup de bon sens, que si une personne ne comprenait pas quelque chose que vous lui expliquiez, cela ne voulait pas nécessairement dire qu’elle était idiote
Après une explication qui n'avait pas fait mouche, il valait peut-être mieux se demander: “et toi, le formateur, es-tu sûr d’avoir bien expliqué?”. 
Demander, à la fin d’un exposé, “vous avez compris?” sous-entend, insidieusement et très maladroitement, une relation de supériorité, entre vous et la personne que vous formez. “Moi je sais, toi non”. “Et si tu ne sais pas, si tu n’as pas compris, ben… c’est que t'es bête”.  

C’est tellement vrai que si vous posez ce genre de question à des adultes, lors d'une formation, personne ne va jamais vous répondre par la négative. Ou très rarement.
Car cela reviendrait tout simplement à avouer une faiblesse, reconnaître implicitement qu'on est un idiot qui n'a rien compris de ce que toute personne normale aurait probablement dû trouver limpide… 
Et si vous posez cette question en toute bonne foi, pour réellement obtenir une réponse, pour vous assurer que le message que vous aviez à partager est bien passé, c’est raté, vous n’en saurez rien
D’où ce “suis-je clair?”.  

“Ai-je été clair?” Là, c’est VOUS qui vous mettez sur la sellette: si les participants n’ont pas compris, c’est pas leur faute, c’est vous qui vous êtes mal exprimé.  
Et ils n’hésiteront pas, alors, à vous redemander des explications. 
Tout le monde y gagne!


Donc, suis-je clair?
Et - entre nous - une fois que vous êtes passés du côté du tableau, du côté du prof, vous vous rendez compte de plein de choses, invisibles, inimaginables, inconcevables quand vous êtes de l'autre côté, celui des élèves! 
(Les profs qui me lisent me comprendront.)

Que, par exemple, après avoir présenté de la matière, rien que par l'attitude, le regard des participants au cours, vous détectez instantanément ceux ou celles qui ont suivi, qui ont compris, qui n’en ont rien à cirer, qui n’écoutaient pas, ou même qui auraient voulu suivre mais qui ont été distrait(e)s, et qui aimeraient que vous recommenciez sans oser vous le dire

Enfin.


L’allemand Stasi est (ou plutôt était, et heureusement, dirais-je) l’abréviation de Staatssicherheit.
La Sécurité d’État, en ce doux pays qu'était l'Allemagne de l’Est, où - comment dire? - le respect de la personne humaine n'était pas à proprement parler érigé en religion d'état.

Et surtout, comment faisaient-ils pour TOUJOURS obtenir ces couleurs
verdâtres?


Le nom officiel de la Staatssicherheit était Ministerium für Staatssicherheit, ou MfS: ministère de la Sécurité d’État.

quelques hauts fonctionnaires de la Stasi

Créée le 8 février 1950, et sous tutelle du gouvernement de la RDA, la Stasi était désignée comme “le bouclier et le glaive du parti” (“Schild und Schwert der Partei”) par l’indigeste propagande du régime.

brrrr, ça donne encore froid dans le dos

Et cet allemand Staat (“état, pays”) que l'on retrouve dans Staatssicherheit provient du latin status, le participe passé de stō, stāre, dont nous avons déjà abondamment parlé.
Relisez peut-être - je dis ça, je dis rien - 
La Statue de la Liberté? Aux Etats-Unis..

Et l’allemand Staat, il l’a trouvé où, le latin status?

Mais enfin? NON, pas LÀ où vous pensez.



Mais quels esprits tourmentés?!
La finesse d'esprit, ça ne signifie donc rien, à vos yeux?


On suppose en fait que l’allemand Staat,
en passant par le moyen néerlandais staet,
puis le moyen bas allemand stāt, 
a emprunté le mot à ... notre ancien français estat - eh oui! -, que nous avions nous-mêmes emprunté au latin status.

Le state anglais, d’ailleurs, n’est aussi qu’un emprunt à l'ancien français estat.
Ce n’est pas pour rien qu’il en a conservé pratiquement toutes les acceptions (gouvernement, pays, peuple, disposition, rang / condition… ). 

OUI, ENCORE un mot français passé en anglais!

Quand, bon dieu, les Britanniques feront-ils enfin quelque chose pour empêcher ce raz-de-marée de mots français qui les submergent, qui ne fait qu’appauvrir leur si belle langue, et depuis si longtemps?
(Pour celles et ceux qui ne me connaissent pas encore: c’est du second degré.) 

Vous apprendrez que je ne comprends toujours pas ce que les francophones, et surtout me semble-t-il les Français, reprochent à l’anglais, d’autant que j’en ai rarement entendu (des Français) qui parlaient anglais. 
De là à dire qu’ils ne savent pas de quoi ils parlent… 
(Oh oui - ne me faites pas dire ce que je n'ai pas dit -, il y en a qui le parlent vraiment très bien ; et d’autres, encore, qui le baragouinent,
- non non, vous ne m’aurez pas, je ne ferai ici aucune grasse et lourde allusion bien machiste à des night-clubs dédiés à une partie de la population féminine -
ça non plus, ce n'est pas une allusion bien grasse

mais il y a aussi ceux qui pensent parler anglais, mais qui se contentent de cet ersatz qu’est le globish. Ou qui, par une méconnaissance crasse de leur propre langue, et de l'anglais, parlent le franglais.)


- Diss izeuh nott troueuh, aïe spiikaanh pairfecli inglicheuh!
- Oui, c’est bien ce que je voulais dire.

En revanche, et à l'inverse, Jackie Kennedy parlait un français tout à fait charmant!




Ah, il y a aussi le délicieux accent de Petula!



Bref.

Donc, voilà, Stasi, par sa composante Staat, est bien un dérivé de notre *stā- bien aimée.



Tiens, et qu’en est-il de l’allemand Stätte, alors? Stätte l’endroit, le lieu, le site… 

Eh bien, c’est une excellente question.
La réponse en deux mots: oui, et non.

OUI, Stätte provient bien de notre indo-européenne *stā-.
Et pour être plus précis, par une forme suffixée basée sur son degré zéro: *stə-ti-.
Mais cette fois, NON, la filiation s’est faite, non plus par des emprunts franco-latins mais plus sereinement - et plus classiquement - par la voie germanique.

En effet, on fait descendre Stätte de *stā- par le proto-germanique (non attesté) *stēn-, “être debout”. 
Sur la racine de *stēn- se serait créé un radical en *-ti, donnant une forme *stadi(z)-, “lieu, ville…”, dont découlerait alors ce Stätte.
(Je vous renvoie à l'excellent Etymological Dictionary of Proto-Germanic, de Guus Kroonen - Leiden Indo-European Etymological Dictionary Series.)



Stätte ne vous dit peut-être pas grand-chose…
À moins que vous ne soyez versé dans la paléontologie



Où nous trouvons, même en français, Lagerstätte.

Littéralement, “lieu de stockage”.
Mais plus précisément, et en l'occurrence: gisement, dépôt sédimentaire.

Lagerstätte:
en paléontologie, donc,  
dépôt sédimentaire qui contient une grande diversité de fossiles ou des fossiles très complets.
À ne pas confondre, évidemment, avec l'Académie française.




- Eh mais, tu disais que le germanique *stadi(z)- signifiait aussi “ville”… Se pourrait-il que euh…
- ... Que l’allemand Stadt, la ville, en dérive? OUI, absolument!

Rothenburg, charmante ville médiévale allemande

Tout comme le gotique staþs, “lieu”, les danois et suédois stad, le néerlandais stad, ou même le yiddish שטאָט ‎(“shtot”).

- Et euh... rien en... ?
- Bon, d'accord, j'ai compris.

Et aussi... le vieux norois ...














... staðr.


Ou même, soyons fou, le féroïen staður.

Ou encore l’anglais… stead.
Qui a signifié, dans des acceptions à présent désuètes, endroit, lieu, siège, ville, propriété”.

On l’emploiera encore, aujourd’hui, dans des expressions comme “I’ll work in your stead”: “je travaillerai à ta place”, ou “this recommendation will stand you in good stead”: “cette recommandation vous sera bien utile”.


Loin des langues germaniques,
mais toujours de cette forme *stə-ti- de notre indo-européenne *sta-,
nous avons encore tiré le sanskrit… स्थिति, sthiti, “position, situation…”.
Ou l'avestique stāti, de même sens.


Je vous rassure tout de suite, nous n’en avons pas encore fini avec l’invraisemblable *sta-!



Je vous laisse, pour ce dimanche.

À vous toutes et tous, je vous le souhaite très agréable.
Passez une excellente semaine!

Si vous le voulez bien, retrouvons-nous… voyons? Dimanche prochain?




Frédéric

Attention, ne vous laissez pas abuser par son nom: 
on peut lire le dimanche indo-européen CHAQUE JOUR de la semaine!
(Mais de toute façon, avec le dimanche indo-européen, c’est TOUS LES JOURS dimanche…).

Pour nous quitter, quelques notes d'un compositeur originaire d'Eisenach, 
ville qui eut le malheur de se retrouver de l'autre côté de la frontière,
lors de la création de la RDA, en 1949.

Voici Glenn Gould, jouant ici pour nous (en tout cas pour moi), en 1981,
l'Aria et les trois premières variations des Variations Goldberg,
BWV 988, de J. S. Bach.




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