- Paraît chaque dimanche à 8 heures tapantes, méridien de Paris -

dimanche 19 février 2017

le style et la manière





La vie n'a de sens qu'en elle-même.
Sa beauté est un coup d'aile sur la paille du fleuve
un chant qui saigne au bord de quelques nuits
et retourne au miroir.
Tout est devenu simple avec cette pensée
je prends des trains sans savoir où ils vont
je débarque nulle part il fait chaud il fait froid
je connais cette ville je ne la connais pas.
Je bois des vins de sable avec l'ombre qui passe.
J'ai connu cette femme c'était sur une plage
où neigeaient des oiseaux je crois que le soleil
a une éternité plus vraie d'avoir touché
douceur et cri
le point d'eau sombre de ses yeux
et le sourire de son sexe.
Je me souviens de la vitre incendiée
au cœur le plus tendre du soir.
Qui aura comme moi
le rêve de n'être plus
que le souffle
le tremblement
l'odeur de l'autre ?
Elle a été le lit du fleuve de mon être
par nous quelque chose du monde s'accomplissait
et je ne sais même plus
lequel des deux a quitté l'autre
qui est mort et qui est vivant
ni son nom ni le mien.
Comme les bougies qu'on souffle
aux courtes fêtes de l'enfance
les voix s'éteignent une à une.
Je la suis par les pontons et les agrès
d'une ville amarrée sous la lune étrangère
qui appareille au petit jour
laissant sur le quai du silence
la phrase nue et sans écho de notre vie. 


Poème pour Lia,

André Sempoux

le poème est tiré de son roman Le Dévoreur
André Sempoux, né en 1935,
poète, nouvelliste, essayiste, romancier et Belge
















Bonjour à toutes et tous!


*stā-. “Être debout”?





NON!

- Mais je?













- Je détecte de l'incompréhension. Mais vous avez bien lu. NON.

Pas ce dimanche.

Je vous propose une petite trève

Car, dimanche dernier, nous avions notamment parlé de style, ce descendant du grec στῦλος, ‎stûlos “colonne”, et qui, en botanique, désigne la partie allongée du pistil, entre l’ovaire et le ou les stigmates d’une fleur.

Et il m’a semblé intéressant de profiter de l'occasion pour nous pencher un moment sur notre français “style”.

L’autre style.

Le style, quoi.

Savile Row, classe et style

Style.

Selon le Grand Robert:
Aspect de l'expression chez un écrivain, dû à la mise en œuvre de moyens d'expression dont le choix, raisonné ou spontané, résulte dans la conception classique des conditions du sujet et du genre, et dans la conception moderne, de la réaction personnelle de l'auteur en situation. 
Manière particulière (personnelle ou collective) de traiter la matière et les formes en vue de la réalisation d'une œuvre d'art; ensemble des caractères d'une œuvre qui permettent de la classer avec d'autres dans un ensemble constituant un type esthétique. 
Manière personnelle d'agir, de se comporter, jugée d'après des critères de valeur.

Le français style, dans ces acceptions, n’a aucun rapport avec le grec στῦλος, ni a fortiori avec notre vaillante *stā-, “être debout”.

Et quand je dis aucun, c’est aucun.

Aucun, petit village des Hautes-Pyrénées (863 m d’altitude)

Vous le savez - si du moins vous me suivez depuis un certain temps -, j’ai des armes linguistiques de prédilection.

J’affectionne particulièrement le “American Heritage Dictionary of Indo-European Roots

de Calvert Watkins,

sans qui, d’ailleurs, ce blog n’existerait probablement pas, ou du moins pas sous cette forme.









Mais parmi les autres ouvrages qui me servent de référence, j’utilise également abondamment d'autres sources, provenant d’une école de linguistique historique moderne et réputée:

les dictionnaires d’étymologie indo-européenne de l’Université de Leiden, aux Pays-Bas:

Leiden Indo-European Etymological Dictionary Series”,

rédigés par une équipe internationale de linguistes historiques de renom.









Le seul problème avec ces dictionnaires? (car il y en a quand même un) 
Leur prix, tout simplement.

Je profite d’ailleurs de l’occasion pour remercier à nouveau chaleureusement l’Université de Mons pour son aide précieuse. 
(de mon temps, il y avait beaucoup plus de filles moches,
et pratiquement que des mecs blancs
C'est vraiment bien, cette évolution!)

Je vous l'avais déjà raconté:
J’avais en effet sollicité l’aide de cette vénérable institution pour me permettre, d’une façon ou d’une autre, d’avoir accès à ces superbes ouvrages au prix prohibitif, et vraiment, l’Université de Mons...
- dont fait partie intégrante, à présent, l’école supérieure où j’avais appris la traduction il y a longtemps, et où j’avais suivi ce cours d’indo-européen dont je parle régulièrement, et à qui je dois la passion qui nourrit ces pages -
... m’a permis d’aller plus loin, de me dépasser


Car pour réponse à ma demande, mon Université, chères lectrices, chers lecteurs, a fait beaucoup plus pour moi que je ne pouvais l’imaginer: elle m’a offert une leçon de vie!
(et dire que certains reprochent aux Universités de ne pas être suffisamment en phase avec la vraie vie) 
Oui, merci à vous, membres du corps académique! Car vous m'avez aidé à comprendre que je pouvais y arriver seul, que donc je n'avais pas besoin d'un accès académique à ces dictionnaires, au demeurant d'aucun intérêt pour l’Université de Mons
De la linguistique historique, à l’Université de Mons!? 

On apprend tous les jours, et à tout âge, vous savez ; et il faut avoir le courage de se remettre en question.  
Et là - révélation! -, je compris que pour le monde académique montois, j’étais ce qu’on appelle, dans le jargon si fleuri du monde universitaire, bien plus qu'un simple alumnus, mieux qu'un ancien, j'étais une sous-merde. 
En toute cohérence, d’ailleurs, avec l’endroit où ils proposaient que je me carre la collection complète desdits dictionnaires.
(C'est du moins ce que j'en déduisis: les représentants de l'Université exprimèrent leur position en termes plus galants ; je vous en donne ici mon interprétation personnelle, forcément subjective, et peut-être légèrement exagérée.)
Et franchement, à présent j’ose le dire: ça m’a fait du bien.  
Oui, bon, je n’ai pas pu m’asseoir pendant un certain temps, mais par la suite, cet épisode m’a permis d’avancer sur le grand chemin de la vie.  
Une bonne gifle, ça n’a jamais fait de mal à personne. Parfois même, ça fait un bien fou (mais ça dépend à qui vous la donnez).


Ah, ça, ils ont bien raison, à l'UMONS!



Mais donc!

Dans mes recherches sur le grec στῦλος, ‎stûlos “colonne” de la semaine dernière, j’étais resté sciéinterloqué, hébété, voire médusé, si pas estomaqué devant un bien curieux passage de l’article de Robert Beekes sur στῦλος dans son monumental “Etymological Dictionary of Greek”, de cette fameuse série des Dictionnaires étymologiques de l’université de Leiden.

Robert Beekes, c'est lui!

Je cite:

“στῦλος, "colonne, pilier, support", aussi = latin stīlus "pièce de métal pointue" (tardivement), cfr. Sempoux Rev. belge de phil. 39 (1961): 736ff. ◀ indo-européen *sth2-u-lo- "poteau" ”
Mais??

Contre toute attente, et surtout à l’encontre de pratiquement toutes les sources auxquelles j’ai accès, Beekes semble dire qu’au grec στῦλος,  il y a également lieu de rapprocher le latin stīlus.

C’est du moins ce que j’avais interprété de ce laconique “also = ...”, dont il use ordinairement pour établir des liens.





Transi, fébrile, je suis allé voir chez son copain Alexander Lubotsky, en charge, lui, dans la même série, du dictionnaire étymologique de latin.

Alexander Lubotsky, c'est lui!

Et là, à stīlus, RIEN. Pas la moindre référence au grec στῦλος, ni à notre *stā- indo-européenne.

Mais enfin!?

euh... Maisje... 


- Mais coco, puisque Beekes cite ses sources: “Sempoux, Rev. belge de phil. 39 (1961)”, arrête de nous bourrer le mou, t’as qu’à y aller vérifier!
- Ben ouais. C’est ce que j’ai fait.

Oui, je les ai trouvées, ces
Notes sur l'histoire des mots « style » et « stylistique », d’André Sempoux (tant mieux pour lui), 
in 
Revue belge de philologie et d'histoire, tome 39, fasc. 3, 1961.
Langues et littératures modernes - Moderne taal- en letterkunde,
pages 736-746.

Et je les ai, au demeurant, beaucoup aimées.

Ça commence comme ça:
“NOTES SUR L'HISTOIRE DES MOTS «STYLE» ET «STYLISTIQUE» 
Contrairement à une opinion qui se rencontre encore, le latin stīlus n'a pas de rapport étymologique avec le grec ὁ στύλος qui désigne une colonne, un poteau, et remonte à l'indo-eur. *sthäu- *sthu-, « être debout ».” (…)
Plus clair que ça!

J'en conclus donc que le malheureux also = Lat. stīlus 'pointed piece of metal' (late)” de Beekes  voulait en réalité plutôt dire
à ce propos, voyez aussi le latin stīlus (avec ce qu’en dit Sempoux), que l'on a tardivement rapproché - erronément - de στύλος”.

Ouf.

Allez, on repart du bon pied. Mais vous n'imaginez pas le temps que ça prend, ce genre de détour...




Le français style, “manière”, ne provient donc pas de στῦλος, ‎stûlos mais bien du latin classique stīlus.

Le y de notre style est une réfection (un retour à l’étymon d’origine, donc) savante mais complètement stupide, ridicule, loufoque et farfelue, du temps où on croyait précisément que le mot descendait du grec στῦλος, ‎stûlos.



Qui dit réfection sous-entend que le mot en question avait connu un état précédent, d’avant la réfection. C’est assez logique.

Et OUI, avant de bêtement écrire style (fin du XIVème), on trouvait bien un très classique estile (fin du XIIIème), qui évoluera en stile au XIVème.


Nous devrions donc écrire “stile” pour du moins être en accord avec l’étymologie du mot.


le style hipster. Parfois, j'ai peur. Pour nous, pour l'Humanité.


Mais revenons un instant au latin.
Et nous devrons également expliquer comment, de pièce de métal pointue, on en est passé à manière!

Le stīlus latin pouvait désigner beaucoup de choses. 

Comme le disent Alain Rey, et avant lui Ernout et Meillet:
“Tout instrument composé d’une tige pointue”. 

Le mot s’était spécialisé en langage technique, pour désigner par exemple la tige du cadran solaire.



Et surtout, surtout, le mot désignera un poinçon (de fer ou d’os), terminé par une lame plate, la pointe servant à écrire sur la cire des, des… non, pas des abeilles: des tablettes, et la surface plate à … effacer.
















C’est ce sens bien précis qui explique que le mot, en rhétorique, deviendra synonyme de scriptura, “écriture”.
Oui, un peu comme notre “plume”, en français.

De là, il en viendra à désigner la façon d’écrire, puis, en s’étendant, la manière, d’une façon générale, la coutume, l’usage.


Le français reprendra tant les emplois concrets du mot, que ceux relatifs à la manière.
On y reviendra bien vite.


Mais avant tout, je me dois de répondre à cette question qui vous hante:

MAIS DE QUELLE RACINE INDO-EUROPÉENNE DESCEND-T-IL?


Mmmh. La réponse n’est pas immédiate.
Du tout.

Oh, oui, il y a des mots que l’on pourrait rapprocher du latin stīlus.

Comme le grec ancien στίζω, stídzô, “marquer d’un instrument pointu (d’où tatouer), piquer”)

Ou le - non-attesté- proto-germanique stikaną, “piquer”, “poignarder”…

Derrière στίζω, stídzô et stikaną, en tout cas, on détecte une racine indo-européenne de forme *stegh- ou *steig-, ou même *st(e)ig-, *(s)teig-, qui aurait signifié “être pointu, poignarder, percer, piquer, aiguillonner…”

Je dois vous l’avouer, bien peu de linguistes s’aventurent à faire le lien entre cette racine et stīlus, dont l’étymologie restera pour moi, jusqu’à nouvel ordre, inconnue, ou au mieux, incertaine.
  • Watkins ne l’évoque même pas, et nos amis de Leiden se montrent particulièrement réservés à son égard.
  • Alain Rey, lui, avance que le mot se rattache sans doute à une racine *sti-, mais sans aucune démonstration.
  • L’une des très rares références qui semblent ne pas douter de l’étymologie du latin stīlus, et le rapprochent bien d’une forme indo-européenne *steyg-, je l’ai trouvée en ligne, citée dans un article du wiktionary anglais: “l'Etimologico — Vocabolario della lingua italiana”, d’Alberto Nocentini et Alessandro Parenti, à l’article sur “stilo, istigare”.
  • André Sempoux, encore lui, le fait bien remonter à un primitif *stei- *sti-, « piquer ».

Et c’est tout ce que j’ai pu trouver.

Mwouais.
Moi, je resterai sur mes positions prudentes et conservatrices.


Bon, c’est pas tout ça.

Sur le latin stīlus, nous avons créé style, mais aussi, sans surprise, stylo (1912).

Abréviation de stylographe, emprunté dix ans plus tôt - oui oui, c’est bien ça: en 1902 - à l’anglais stylograph, 1882, construit lui-même sur stīlus et le grec γράφω, gráphô, “écrire”.

Le stylographe était, à l’origine, un porte-plume à réservoir.

un superbe stylographe des années 20



Par l’italien stiletto, “poignard à la lame mince et pointue”, diminutif de stilo, “poignard”,

stiletto


nous devons encore à stīlusstylet.
Oui, toujours affublé de ce stupide y.

Le stylet désigne toujours un poignard, mais peut désigner aussi l’aiguille d’un enregistreur (comme d'un sismographe),



ou en chirurgie, une petite tige métallique dont une extrémité est parfois percée d’un chas, destinée à explorer les canaux naturels et les plaies.




Et rien en entomologie? me demanderez-vous.
Mais si: rostre, pièce buccale pointue d’insectes piqueurs et suceurs. 




Pour dimanche prochain, je vous propose de continuer sur cette racine *steig-, “piquer, pointu”, qui pourrait bien vous surprendre…

Prenez cela comme de petites vacances, avant de reprendre le collier, avec notre intarissable *stā-.
Eh oui, vous ne pensiez quand même pas que j'allais oublier?




Je vous souhaite, à toutes et tous, un excellent dimanche, une très très belle semaine!



Frédéric

Attention,
ne vous laissez pas abuser par son nom: 
on peut lire le dimanche indo-européen CHAQUE JOUR de la semaine!
(Mais de toute façon,
avec le dimanche indo-européen, 
c’est TOUS LES JOURS dimanche…).


et pour nous quitter, 
le premier mouvement, 
Pezzo en forma di sonatina,
Andante non troppo - Allegro moderato, 
en ut majeur, de la très belle
Sérénade pour cordes en ut majeur
(Серенада для струнного оркестра),
op. 48, 
de Piotr Ilitch Tchaïkovski 




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