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dimanche 30 avril 2017

"Tribord, c'est à troite" - Georges Buyse





“Le malheur a un bord et un fond. On attend que nous soyons au fond pour nous demander comment nous sommes arrivés au bord.”

Xavier Forneret 

Xavier Forneret,
dit
« l'Homme noir, blanc de visage »,
1809 - 1884

















Bonjour à toutes et tous!



Un dimanche spécial Élections françaises!


Vous êtes Français, et vous ne savez pas pour qui voter?

Ou vous avez décidé de ne pas voter, tout simplement, au risque de voir l’extrême droite l’emporter, parce que, franchement, “Macron et la démocratie, hein!”.


Ah là là…

Il y en a qui, décidément, ne retiennent rien de l’Histoire.




Vous n’en avez (plus que) probablement rien à cirer, mais voilà, dans ma grande bonté, j’ai décidé de voler à votre secours.

Oh, vous êtes grands, vous êtes de grandes filles et de grands garçons, maintenant ; mon rôle n’est pas de vous aider à choisir entre un représentant du grand capital et l’extrême droite, entre le mondialisme à outrance et le repli facho et national-identitaire
(ou si vous préférez, entre un trou du cul et un gros tas de merde - j’assume pleinement ; vous pouvez franchement, à tout moment, vous désabonner. Si vous êtes d'extrême droite, je ne vois même pas pourquoi vous me lisez, à moins peut-être que vous attendiez de moi l'apologie de l'aryanisme?). 
Non. Non non. Il ne tient qu'à vous, en votre âme et conscience, de les départager.


(Et entre nous, en tant que Belge, je n'ai vraiment pas de leçon à donner, à personne...)




Moi, petit Belge, je vais plutôt me borner à vous expliquer comment ne plus confondre votre gauche et votre droite.

Mais ... sur un bateau.


Car sur un bateau, vous le savez, on ne parle plus ni de gauche ni de droite, mais bien de tribord et de bâbord.




Tribord?
Côté d'un navire qu'on a à sa droite quand on regarde vers l'avant, vers la proue.
© Le Grand Robert de la langue française

Quant à bâbord:
Le côté gauche d'un navire, en tournant le dos à la poupe (ou quand on regarde vers l'avant, vers la proue, ça marche aussi dans ce sens-là, vous pouvez essayer)
© Le Grand Robert de la langue française


Si pour certains il est visiblement difficile de se souvenir qu'il y a quelques dizaines d'années, nos ennemis - enfin, je parle de nous les démocrates -  étaient les nazis, les collabos et les vichistes,
il n'est pas facile non plus de se souvenir de ce qui tient lieu, sur un bateau, de gauche, ou de droite

Alors: bâbord ou tribord?


Mon oncle Georges, Georges Buyse - “mononc' Georch' selon la prononciation de là où j’ai passé mon enfance -, le frère de ma mère, m’avait donné une superbe astuce mnémotechnique que je n’ai jamais oubliée (la preuve):

“Tribord, c’est à troite”.


Pour cela, et plein d’autres choses, merci mononc' Georch'. J’ai plein de bons souvenirs de toi!



Vous êtes-vous jamais demandé d’où nous venaient ces si sibyllins bâbord et tribord?


Commençons par tribord. (Ensuite viendra bâbord, hein)


Tribord, qui date de la moitié du XVIème siècle, et connu précédemment comme “destrebort”, ou “estribord”, nous arrive du néerlandais.

Plus précisément, nous l’avons emprunté au moyen néerlandais stierboord.

Stierboord, mot composé, vous vous en doutez.


Avant de nous intéresser à la première partie du mot, stier-, passons, voulez-vous, un peu de temps sur -boord.

Ce boord provenait d’un mot francique *bord, lui-même découlant d’un proto-germanique *burzda-, “planche, table”.

Et OUI, ce germanique *burzda- était vraisemblablement le lointain, lointain descendant d’une racine indo-européenne:


*bherdh-, “couper”.


C’est plus exactement au degré zéro de *bherdh-, *bhr̥dh-, “planche” (“(bois) qui a été coupé”), que nous devons le germanique *burzda-.

Même si c’est surtout dans les langues germaniques qu’elle se retrouve, *bherdh- nous a donné quelques jolis mots…

Par exemple, l’anglais board, via le vieil anglais bord.

Ou le gaélique écossais bòrd, par le moyen irlandais bord, mais lui-même emprunté au vieil anglais bord!

Ou le - OUIIIII- vieux norois borð, dont découleront…

  • l’islandais borð,
  • le féroïen borð,
  • le norvégien bord,
  • le vieux suédois borþ, puis le suédois bord, 
  • le danois bord, ou carrément - soyons fous -
  • le elfdalien buord.


Oui, le elfdalien
- non, je vous arrête tout de suite, il ne s’agit pas d’une langue elfique -,
véritable écriture elfique

ou dalécarlien car parlé dans le nord de la province de … (on fait un effort?) … Dalécarlie, OUI!!, est un groupe de dialectes suédois. 

Pour l’anecdote, il est tellement hétérogène, ce groupe de dialectes, que les locuteurs d’un de ses sous-groupes ne comprennent pas toujours ceux d’un autre! Ils sont vraiment comiques, les Suédois!
Notez, c’est un peu comme si vous demandiez à un Wallon ou à un Picard de comprendre le liégeois. (la langue, et puis aussi la mentalité.)

la Dalécarlie


toujours elle


En particulier, parmi les dérivés de *bherdh-, le francique *bord a été remarquablement prolifique…

Il a ainsi donné les néerlandais boord (“bord”, frontière…) et bord (“plat”, “panneau”).

Ah oui, parce que - je dois vous l’expliquer -, certains mots dérivés du germanique *burzda- sont basés sémantiquement sur le sens initial de *bherdh-:“couper”. 
D’où ce néerlandais boord, pour frontière.
Alors que d’autres - vous l’aurez compris - sont sémantiquement basés sur le sens initial du degré zéro de *bherdh-, *bhr̥dh-: “planche”.
Comme ce néerlandais bord, “panneau”.

Un autre exemple?

Eh bien, nous retrouvons encore ces deux sens bien distincts en anglais, avec, 
  • d'une part board, “planche, planche, table, carton, tableau...”, 
  • et de l'autre border, “frontière”.
(Mais ici, l'anglais border n'est que l'anglicisation d'un simple emprunt au français ; le moyen anglais bordure s'étant calqué sur le vieux français bordure, bordeure, basé sur le latin tardif bordura, descendant lui aussi du francique *bord par le bas latin bordus / borda.)

Mais continuons...
A côté du néerlandais, le francique *bord nous a évidemment donné, en français, bord.

Le bord, dans sons sens de limite, de … euh … bordure.

Mais le bordage, en marine, est constitué des planches épaisses recouvrant la membrure d’un navire.


bordage

D’où, toujours en marine, le bord, l’extrémité supérieure de chaque côté du bordage d’un navire.
Et par métonymie, chaque côté du navire.
Et de là, toujours par métonymie, ben, le navire lui-même.


D'où nos...
“Monter à bord”, “quitter le bord”, “les moyens du bord”, le “journal de bord”… 
Ou le très commun tableau de bord.



Sur bord se sont créés, faut-il vraiment le préciser,

  • border, à l'origine constituer le bord d'une autre chose
  • bordée (“l’espace parcouru par un navire au plus près du vent, sans virer de bord”), d’où la locution, figurée, “courir ou tirer une bordée, pour aller de cabaret en cabaret…
  • déborder (en un premier temps, “éloigner, retirer du bord”, puis, d’un liquide, “se répandre par-dessus les bords”…
  • débordement
  • aborder, à l’origine: “heurter un navire pour l’attaquer, y monter”. Ben oui, pensons à “abordage”, mais qui, lui, désignait en un premier temps le “fait d’arriver au port”.
  • abord, déverbal d’aborder, qui date du XVème, dans le sens d’“introduction d’une personne auprès d’une autre”, “arrivée”.
  • Par métonymie, encore elle, “lieu où l’on aborde”: les abords (1556).


Oh, et puis, il y a toutes ces locutions adverbiales: de prime abord, d’abord, tout d’abord…

Et ces rebord, transborder, abordable…

Et vous en trouverez certainement encore quelques autres!


Comme bordereau.

Enfin..., on n’en est pas entièrement sûr…

On le soupçonne de venir de bord, probablement parce que...

  • soit cette liste, en forme de bande, constituait le … bord d’une feuille de papier, 
  • soit parce qu’à l’origine, on fixait le bordereau proprement au bord d’une feuille dans un dossier… 
le fameux bordereau, supposé écrit de la
main de Dreyfus 


Le plus succulent des dérivés de bord? 

Avant de vous le révéler, un peu de grammaire francique…

Au pluriel, le neutre *bord (“planche”) donnait *borda. Oui, “les planches”, bien!

Ce neutre pluriel *borda pris une valeur collective... “les planches” au sens de “maison de planches”.

Le mot passa à l’ancien français, au XIIème siècle...
- peut-être via le moyen bas allemand borda (toujours “maison de planches”), et peut-être aussi par le latin médiéval borda, “tenure” -,
... pour donner borde.

Borde? 
En agriculture - mais vieilli -, petite métairie. 
Et plus généralement - mais tout aussi vieilli, “petite maison, cabane”. 

Le mot ancien français, dans sa définition de “maison de planches, cabane”, est sorti d’usage au XVIème.

Oui, je sais, ce n'est jamais très gai...

Mais... Mais...!

Mais on le retrouve encore, dans certaines régions.

En provence, sous la forme borda, ou dans certains dialectes de l’Ouest, du Centre et du Sud-Ouest de la France, avec toujours le sens de “petite ferme”, “métairie”

(...) Ce bâtiment sans caractère, sinon sans prétention, occupait tout l’angle droit, au fond de la cour du Malpas, et faisait pendant à la jolie maisonnette de la ferme, à la borde, pour nous servir du vieux mot français encore employé dans le pays, qui s’élevait à l’angle gauche, et dont les murs disparaissaient tout entiers sous les clématites, (...)
 Mademoiselle de Malavieille, Ferdinand Fabre, 1865 (sur Gallica)

Encore mieux:
il a survécu, au pluriel, dans des toponymes désignant - à l'origine - des villages de cabanes:
Bourdeaux, Bourdeilles, Les Bordes...
Et au singulier, comme patronyme: 
Laborde.

Catherine et Françoise Laborde


Son diminutif, à borde?

Oui, vous l’avez deviné: bordel.

En un premier temps (vers 1200), on parlait, pour lieux de prostitution, de “bordeaux” (au pluriel).
Plus tard, au XVIème, sur ce pluriel s’est formé le singulier bordeau, puis bordels.

Le rapport entre une cabane de planche et un lieu de plaisir??

Les prostituées, surtout dans les ports, ne pouvaient exercer leur art qu’à l’écart, dans des bordes, qui formaient un quartier réservé, un … bordeau.

Quant à cette notion de “désordre, tapage…” que l'on associe également au mot, elle provient du désordre, du foutoir - si je puis me permettre - qui régnait à l’époque dans ces quartiers un peu chauds.





Et nous, on en restera là pour ce dimanche!


Dimanche prochain,
- soyez sans inquiétude -, 
on continuera l'histoire là où on l'a laissée, avec le stier- de ce moyen néerlandais stierboord.





Je vous souhaite, à toutes et tous, un excellent dimanche, une très belle semaine!



Frédéric


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Attention,
ne vous laissez pas abuser par son nom:
on peut lire le dimanche indo-européen
CHAQUE JOUR de la semaine.
(Mais de toute façon,
avec le dimanche indo-européen,
c’est TOUS LES JOURS dimanche…).
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Et pour nous quitter, 

The McCalmans, en public, chantant le très beau 

Skye boat song, 

qui raconte l'évasion vers l'île de Skye, sur un petit bateau, de 
Bonnie Prince Charles (Charles Edward Stuart)
après la bataille de Culloden (1746), aidé de Flora MacDonald.



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