- Paraît chaque dimanche à 8 heures tapantes, méridien de Paris -

dimanche 30 juillet 2017

le propre d'une secrétaire, c'est la discrétion




(...) Ce faict on aportoit des chartes, non pour iouer, mais pour y apprendre mille petites gentillesses, & inventions nouvelles. Lesquelles toutes yssoient de Arithmeticque.

En ce moyen entra en affection de ycelle science numeralle, & tous les iours après disner & souper y passoient temps aussi plaisantement, qu’il souloyt es dez ou es chartes. A tant sceut d’ycelle & theoricque et practicque, sy bien que Tunstal Angloys, qui en avoit amplement escript, confessa que vrayement en comparaison de luy il n’y entendoit que le hault Alemant.

Et non seulement d’ycelle, mais des aultres sciences mathematicques, comme Geometrie, Astronomie, & Musicque. Car attendans la concoction & digestion de son past, ilz faisoient mille ioyeulx instrumens & figures Geometricques, & de mesmes practiquoient les canons Astronomicques.

Après se esbaudissoient à chanter musicalement à quatre et cinq parties, ou suz un theme à plaisir de guorge.

Et au regard des instrumens de musicque, il aprint à iouer du luc, & l’espinette, de la harpe, de la flutte de Alemant et à neuf trouz, de la viole & de la sacqueboutte.

Ceste heure ainsi employée, la digestion parachevée, se purgoit des excrements naturelz : puis se remettoit à son estude principale par troys heures ou davantaige : tant à repeter la lecture matutinale, que à poursuyvre le livre entrepris, que aussi à escripre & bien traire & former les antiques & Rhomaines lettres.
(...)

Gargantua, 
Rabelais, 

Chapitre XXIII
Comment Gargantua feut institué par
Ponocrates en telle discipline, qu’il ne perdoit
heure du jour.  

(Sur ce, on apportait des cartes, non pour jouer, mais pour y apprendre mille petits amusements et inventions nouvelles, lesquels découlaient tous de l’arithmétique.

Par ce moyen, il prit goût à cette science des nombres, et tous les jours, après le dîner et le souper, il y passait son temps avec autant de plaisir qu’il en prenait d’habitude aux dés ou aux cartes. Il en connut si bien la théorie et la pratique, que Tunstal l’Anglais, qui avait amplement écrit sur le sujet, confessa que vraiment, en comparaison de Gargantua, il n’y entendait que le haut-allemand.

Et non seulement il prit goût à cette science, mais aussi aux autres sciences mathématiques, comme la géométrie, l’astronomie et la musique ; car, en attendant la digestion de son repas, ils faisaient mille joyeux instruments et figures géométriques et, de même, ils pratiquaient les lois de l’astronomie.

Après, ils s’amusaient à chanter sur une musique à quatre et cinq parties ou à faire des variations vocales sur un thème.

Pour ce qui est des instruments de musique, il apprit à jouer du luth, de l’épinette, de la harpe, de la flûte traversière et de la flûte à neuf trous, de la viole et de la sacqueboute.

Cette heure ainsi employée, la digestion achevée, il se purgeait de ses excréments naturels, puis se remettait à son principal objet d’étude pour trois heures ou davantage, tant pour répéter la lecture du matin que pour poursuivre le livre entrepris, mais aussi écrire, bien tracer et former les anciennes lettres romaines.)


l'une des sublimes illustrations que réalisa Gustave Doré pour Gargantua



Bonjour à tous !


*krei-, “passer au crible, distinguer, différencier…”.
C’est la racine indo-européenne qui nous intéresse en ce moment.

Nous avons déjà vu qu’elle est à l’origine de nos…

crime, décerner, décret, décrétale, décréter, discerner, discriminer, incriminer, récriminer
est-ce un crime, un péché mortel, de faire des ronds dans l'eau ?
et de nos…

certain, certes, certificat, certifier, certitude, concert, concerter, concerto.
tu es certain qu'au conservatoire, on reçoit un certificat d'études de Chopin ?

Et tout ça, en fin de compte, par l’entremise de son dérivé latin cernō, cernere, “séparer, tamiser…”, d’une façon ou d’une autre.

*krei- “passer au crible, distinguer, différencier…”
forme suffixée de son timbre zéro *kri-no- 
latin cernō, cernere, “séparer, tamiser”



Eh bien, croyez-le ou non, on continue aujourd'hui avec le latin cernō, cernere, “séparer, tamiser…” !
Oui, vraiment, cette source semble décidément intarissable
Et pourtant, je vous l'avais dit,  que *krei- était incroyable ! Mais voilà, personne ne m'écoute. Jamais.


Et en plus, les dérivés que nous en avons fait en français partent dans toutes les directions…



Et ne faites pas les blasés.

Oui, l’aviez-vous fait, vous, le lien entre crime et concert ? Ou entre décerner et certitude ?

Mais en ce dimanche, préparez-vous. 

Car notre *krei- indo-européenne et son descendant cernō, cernere nous réservent encore quelques jolies surprises…


Trêve de bavardage, 
Allons-y.

Connaissez-vous un préfixe latin qui puisse indiquer une mise à part, une séparation ?

Oui bon, il y a bien dis-, qui exprime - vous avez raison - la séparation, ou la dis-persion.

On est bien d'accord. Mais il y en a un autre

Un indice ?

sé-parer...

Vous l’avez ?

Exactement !
sē-.  Comme dans separo, separāre, “séparer” !

Il indique bien cela : la mise à part, la séparation. 
On pourrait le comprendre, selon le contexte, par “sans”, ou “à part”, “séparément”, “tout seul”. 

Pour bien s’imprégner de son sens, pensez à son origine !


- Car voyez-vous, les enfants ...

- Oh oui papy, raconte-nous une histoire !

- ... on fait provenir sē- d’une forme précédente, non attestée, *sue-

Elle, basée sur le bien connu pronom réfléchi… suus.

Oui, celui-là même qui nous a donné nos français son, sa, ses, ou encore - comme c'est curieux - soi.

En ce sens, sē- pouvait évoquer donc l’idée d’être “seul avec soi-même. Replié sur soi


Le latin a créé un composé de cernō avec sē-.

Soyons fou, je vous le donne: sē-cernō.

Sēcernō, sēcernere se traduirait par “séparer, dissocier, disjoindre, mettre de côté”, voire rejeter, exclure…

Et ce serait quoi, le participe parfait passif de sēcernō ? Hein ? Hein ?

Sēcrētus !

Eh oui !
Sēcrētus, “séparé, (mis) à part…”. 

En tant qu’adjectif : séparé, mis à part, distinct, retiré, isolé, solitaire, ou encore, bien évidemment : … secret, caché.

Ouah !

ouah!


Sur l’adjectif latin sēcrētus s’est créé, du côté de 1165, l’ancien français segrei, segreie. 

Et sēcrētum, “lieu écarté”, “pensée ou fait qui ne doit pas être révélé”, substantivation de sēcrētus, donnera lui les formes segrei, secroi, secré.

Une petite réfection (un retour à l’étymon de départ : sēcrētus /sēcrētum), fin du XIIème, et hop, la forme secret s’imposera.

Tiens, à propos de formes...
ici, le secret d'une certaine Victoria
(source)

*krei- “passer au crible, distinguer, différencier…”
forme suffixée de son timbre zéro *kri-no- 
latin cernō, cernere, “séparer, tamiser”

composé cēcernō, sēcernere, “séparer, dissocier, exclure...”

participe, adjectif sēcrētus, “séparé…” ⇒ ancien français segrei, segreie

sēcrētum, “lieu écarté” ⇒ segrei, secroi, secré

anciens français segrei, segreie / segrei, secroi, secré
réfection
français secret


- Et ségrégation aussi, évidemment !
- Mmmh? Quoi, “ségrégation”?  C’est tentant, hein?  Ah, l’étymologie populaire… 

Mais non, pas du tout, ségrégation ne vient pas de là. 

On y retrouve bien sē-
- ça je vous l'accorde -,
mais accolé ici à grex, gregis, le troupeau. 

Littéralement, ségrégation désigne donc la “mise à l’écart du troupeau”…

Vous connaissez le Cutting ?

Superbe épreuve de monte américaine (non, on ne parle pas ici de rodéo),
le cavalier désigne à son cheval - un Quarter Horse, évidemment - une
vachette dans un troupeau. Le cavalier isole la vachette, qui va donc vouloir
immanquablement rejoindre le troupeau. Là, le cavalier dépose les mains sur
le pommeau: le cheval comprend que c'est à lui de jouer. Littéralement, car
il va tout faire pour s'interposer entre la vachette et le troupeau, comme un
chien s'amuserait avec vous, quand vous faites mine de lui lancer une balle à
gauche, non! à droite, ou non, à gauche !!

Le cavalier, lui, ne fait plus qu'essayer de tenir en selle.

Vous voulez voir un cheval qui s'amuse ? Allez voir une compétition de Cutting !
(source)
ou regardez la courte vidéo ci-dessous...



Mais donc, secret provient de notre si gentille indo-européenne *krei-.

Si secret en vient, alors oui, discret en arrive aussi.
Petite explication...

Le latin classique discretus était le participe passé du verbe discernō, discernere, et en ce sens, signifiait “séparé, divisé”.


Discernō, vous vous en doutez, est un composé de cernō, mais avec cette fois le préfixe dis-.
Ouiiii! Celui dont nous venons à peine de parler !

Plus tard, en bas latin, le mot discretus subira une légère évolution de sens, pour signifier “apte à juger, à discerner, d'où aussi ... juste, prudent”. Discret, quoi ! 

Oui, c'est là que le français l'a emprunté, pour en faire notre discret.


Sachez encore qu'au début du XIVème, nous avons à nouveau emprunté le latin discretus, pour en faire... discret.

- Quoi ?? Maisje...

Oui, je sais. Mais cette fois, dans le sens de “différentpuis discontinu, séparé”, utilisé à l'époque en mathématiques, ou plus tard en médecine.



Discret, discrète, discrètement, discrétion… Indiscret, indiscrétion…
Certes, voilà donc encore une flopée de dérivés à vous donner.

discrétion

Mais l'étymologie de notre français discret nous permet également de comprendre pourquoi on parle d’un pouvoir discrétionnaire...
Discrétionnaire ?
En droit, Qui est laissé à la discrétion, qui confère à qqn le pouvoir de décider. 
Merci Le Grand Robert de la langue française

Discrétionnaire, qui a peu rapport avec la discrétion en tant que telle, mais bien avec … la décision (judiciaire)

Eh oui: on y retrouve l’une des acceptions déjà présentes dans le latin cernō. 
(un doute ? Alors on relit est-ce un crime, un péché mortel, de faire des ronds dans l'eau?)

Tout s’explique !




De même, quand vous réalisez d’où vient notre français discret, qui porte en lui l’idée de séparation, de distinction, vous ne vous posez plus de question sur les deux formes anglaises discreet et discrete.
Toutes deux, bien évidemment, empruntées à notre français discret.

L'anglais, nous l'avons souvent vu, est plus conservateur que le français... D'où d'ailleurs un nombre de mots au dictionnaire nettement plus élevé qu'en français, puisque l'anglais à tendance à tous les garder...
(Richesse de vocabulaire qui rend les francophones anglophobes incrédules, dubitatifs, confondus, voire ivres de rage, d'ailleurs. Ou alors, ils restent dans le déni.)
L'anglais peut ainsi nous servir de fenêtre temporelle, par laquelle on peut retrouver d'anciennes formes linguistiques françaises, ou d'anciens sens de mots français désormais oubliés de ce côté de la Manche...

En anglais, donc, on retrouve notre français discret sous deux formes,

l'une basée sur le sens premier du latin classique discretus, le participe passé du latin discernō, discernere: “séparé, divisé”: il s'agit d'un calque de notre emprunt du XIVème, et

l'autre basée sur notre français discret, emprunt au bas latin discretus, “apte à juger, à discerner, juste, prudent”.
  • l’anglais discreet se traduisant par “discret”, et
  • l’anglais discrete par “séparé, distinct”.



*krei- “passer au crible, distinguer, différencier…”
forme suffixée de son timbre zéro *kri-no- 
latin classique cernō, cernere, “séparer, tamiser”

composé discernō, discernere, “séparer, dissocier, exclure...”

participe passé discretus, “séparé, divisé” 2e emprunt, français discret séparé

bas latin discretus, “apte à juger, juste, prudent”  français discret



latin classique discernō, discernere, “séparer, dissocier, exclure...”
participe passé discretus, “séparé, divisé”
français discret séparer
anglais discreet, “discret 



latin classique discernō, discernere, “séparer, dissocier, exclure...”
participe passé discretus, “séparé, divisé”
bas latin discretus, “apte à juger, juste, prudent”
français discret
anglais discrete, “séparé 




Ah là là.
Vous savez quoi? (oui, c’est du belge)

Je fulmine.

Car plus je creuse nos chères racines indo-européennes, plus je réalise à quel point la connaissance de nos langues modernes peut s’en enrichir.
En fait, ceci n'est qu'un effet de manche : je le sais depuis le début de mes études universitaires. Mon cher professeur de latin à l'Athénée m'avait même un jour demandé, alors que j'étais à l'univ,  de revenir expliquer à sa jeune classe du secondaire l'intérêt que je trouvais, moi plongé dans les langues modernes, au latin.
Il avait compris beaucoup de choses !

Et je râle car ce cours d’indo-européen que j’avais suivi lors de mes études de traduction, il y a bien longtemps, ce cours, n’existe plus. 
Au départ à la retraite de son titulaire, personne ne l’a repris. 
Et - anecdote édifiante -, je partage les articles du blog au sein du groupe Facebook des anciens de l’Ecole d’Interprètes où j'obtins ma licence en traduction, et très rares sont les réactions. Je crois que les plus jeunes sortis, les plus jeunes promotions, ne savent même pas de quoi il s’agit, et s’ils le savent, s’en contrefoutent désintéressent totalement. C’est d’un navrant. 
- uh ?
- non, rien...

Qu'un cours aussi culturellement important soit abandonné ainsi, je trouve cela lamentable. 
Et tellement en phase avec l’air du temps, où l’on met les langues étrangères, dites modernes, d’un côté (du beau côté), le côté utile, commercialement parlant, et de l’autre (le côté sombre), les langues anciennes, qui ne servent, selon certains, qu’à étaler sa culture, ou pire encore, à permettre de perpétuer le fossé social entre les classes privilégiées et celles qui ne le sont pas.

L’égalitarisme, le politiquement correct, comme encore cette variante pervertie, radicale et inculte de la laïcité selon laquelle il faut abattre tout ce qui nous renvoie à notre passé traditionnel (Noël, Pâques, la crèche, St-Nicolas…), les voilà, les fléaux de notre civilisation prétendument si évoluée.

Et évidemment, si vous y rajoutez les abrutis...
- on ne peut plus dire abrutis, on doit désormais parler des personnes dotées d'un crible cognitif à la granularité plus fine que la moyenne -
... qui se font exploser à tour de bras, c’est la totale.
(même si, soyons clairs, le fait qu'ils se fassent exploser est plutôt une bonne chose dans une perspective darwinienne, mais alors qu'ils le fassent sans autre victime qu'eux-mêmes...)

On n'est pas rendu.

Idiocracy, film de Mike Judge, 2006



Mais continuons!

Et secrétaire, alors? 

En fait, notre secrétaire est un emprunt à 
- Madame, Monsieur, non pas UN, mais bien -
DEUX dérivés de sēcrētum, “lieu écarté” en bas latin:
  • le substantif secretarium, “lieu retiré, isolé”, spécialement “sacristie” et “salle d’audience”, 
et
  • l’adjectif secretarius, “séparé, isolé”. 
Comprenez donc qu’à partir de deux mots latins, on en créera un seul français.

Au Vème, secretarius se substantifiera pour prendre le sens de “sacristain”, puis, par extension, de “secrétaire de la cour”.

Au XIème, en latin médiéval, il désignera celui qui participe à des conseils secrets, avec le sens de scribe.

Au XIIIème, secrétaire prend la valeur de confident, ami. Ben oui, celui à qui on peut confier ses secrets.

Et c’est depuis le XIVème siècle que le mot désigne une personne attachée à une personne de haut rang, une autorité, et qui rédige en son nom des écrits de caractère officiel.

Je n'ai que du respect pour les secrétaires. Du respect et de l'admiration.


Enfin, par métonymie - et peut-être par influence de l’italien ? -, secrétaire prendra au XVIIIème le sens de “bureau sur lequel on écrit, et qui renferme des papiers”.

secrétaire Louis XVI et ses tiroirs secrets...
(source)


Donc, oui, secret, secrétaire, secrétariat, tous dérivés de *krei- par cernō.


*krei- “passer au crible, distinguer, différencier…”
forme suffixée de son timbre zéro *kri-no- 
latin cernō, cernere, “séparer, tamiser”

composé cēcernō, sēcernere,  “séparer, dissocier, exclure...”

participe, adjectif sēcrētus, “séparé…”

sēcrētum, “lieu écarté” 

bas latins secretarium, “lieu retiré, isolé” et secretarius, “séparé, isolé”
 
français secrétaire


Mais ce n’est pas fini.

Qui dit secret dit aussi… sécréter, et sécrétion !

Sécrétion, emprunt relativement tardif (fin du XVème quand même) au latin secretio, “séparation”, dérivé, vous l’aurez compris, du supin de sēcernere, secretum.

À son introduction en français, il signifiait bien “séparation”. 
Mais il doit son succès à sa reprise en physiologie, au début du XVIIIème, pour désigner le phénomène par lequel un tissu produit des substances qui sont évacuées. 

Par métonymie - encore elle -, il désignera finalement la substance ainsi produite.

Pas facile de vous trouver une image présentable tous publics pour
illustrer la sécrétion.
Mais j'ai trouvé ! La sécrétion lacrymale.


Et vous croyez peut-être qu’on en a fini avec cette famille de dérivés ?

Que nenni !


Et on en terminera avec ce qui suit, mon emploi du temps professionnel m’interdisant d’en passer trop (de temps) sur le blog.
Oui, je sais, je vous avais promis du grec pour aujourd’hui. Ce sera pour la prochaine fois ! 
Non, je ne le renvoie pas aux calendes du même pays, je vous rassure…


Donc, oui! 
Un dernier mot bien français tiré de la famille des mots latins basés sur cernō, et donc, a fortiori, sur *krei-

Excrément.

- Plaît-il ?
- Non, ne prenez pas ça personnellement. Il s’agit bien du dérivé en question.

En latin impérial, on connaissait excrēmentum, “déchet”, ou aussi “excrétion, déjection”, basé sur l’adjectif excrētus, à l’origine participe passé de excernō, excernere, qui signifiait, dans la droite ligne de cernō, “passer au tamis”, mais aussi, dans la langue médicale, “évacuer”.

Excrément désignera tout d’abord l’ensemble des matières évacuées du corps 
(allons-y, précisons-les, si ça vous fait tellement plaisir: matières fécales, urine, mucus nasal, sueur), 
puis son emploi se restreindra, au sens de “matières fécales”.

Même si ce n’est pas Rabelais qui l’a vraisemblablement créé, c’est chez lui que l’on relève le premier emploi du mot en français, en 1534.

Quant à excrétion, il provient du bas latin excretio, “criblure”.
- Criblure ? Mais je ne vous permets pas !

Mais oui, criblure : l’ensemble des résidus restant dans le crible après le le … le… criblage. Bien!

C’est toujours chez Rabelais qu’il est attesté pour la première fois.

En physiologie, le terme désignera en un premier temps l’action par laquelle les déchets de l’organisme sont rejetés au dehors. 

Puis, par métonymie - encore ?? -, il désignera les déchets rejetés eux-mêmes, reprenant ainsi le sens large d’excréments

pas facile non plus, à illustrer, excrément et excrétion...
Mais voilà!

*krei- “passer au crible, distinguer, différencier…”
forme suffixée de son timbre zéro *kri-no- 
latin cernō, cernere, “séparer, tamiser”

composé excernō, excernere, “passer au tamis”, “évacuer”

latin impérial excrēmentum,“déchet”, “excrétion, déjection”

français excrément



*krei- “passer au crible, distinguer, différencier…”
forme suffixée de son timbre zéro *kri-no- 
latin cernō, cernere, “séparer, tamiser”

composé excernō, excernere, “passer au tamis”, “évacuer”

bas latin excretio, “criblure”

français excrétion




Ça vous en bouche un coin, ça, non ? (si je puis me permettre)


C’est pas fou, ça, que des mots comme secrétaire et excréments soit si proches, que discret et secret soient proches parents de crime, discerner, concert et certitude ??




Allez,
Pour la semaine prochaine, on terminera le chapitre latin des dérivés de notre adorable *krei-.
Et si vous êtes vraiment gentils, on entamera la partie grecque de cette jolie petite étude.






Je vous souhaite un excellent dimanche, une très belle semaine !


Frédéric



******************************************
Attention,
ne vous laissez pas abuser par son nom :
on peut lire le dimanche indo-européen
CHAQUE JOUR de la semaine.
(Mais de toute façon,
avec le dimanche indo-européen,
c’est TOUS LES JOURS dimanche…).
******************************************


Et pour nous quitter,

un extrait des Enigma variations, d'Elgar (le titre original étant
Variations on an Original Theme, Op. 36)


ici, la neuvième variation, en adagio, Nimrod.
Que j'adore !

Pourquoi je vous propose Enigma variations ?

Parce que s'y cachent des secrets...

Un par variation : “à qui de mes amis cette variation est-elle dédiée", énigmes assez faciles, Elgar donnant lui-même des clés permettant de les résoudre, 
et puis, un secret plus fondamental, mais aussi bien plus difficile à percer : 
sur quel morceau bien connu ces variations se basent-elles ?
(En vous disant que le thème de départ est un contrepoint du morceau en question,
sinon ce serait trop fastoche)

Plusieurs propositions ont été faites.
Et j'ai la mienne, fondée sur mon oreille et un peu de bon sens.

Mais à ce jour, personne ne sait toujours avec certitude le morceau auquel Elgar faisait référence...

dimanche 23 juillet 2017

tu es certain qu'au conservatoire, on reçoit un certificat d'études de Chopin?







J’entends des prêtres, qu’on qualifie
d’éminents, qui soutiennent que la science doit
s’accorder avec la théologie. Je déteste cette
impertinence, je dirai cette impiété, car il y a
quelque impiété à faire marcher de concert la
vérité immuable, absolue, et cette sorte de vérité
imparfaite et provisoire qu’on appelle la science.
Cette folie d’assimiler la réalité à l’apparence, le
corps à l’âme, a produit une multitude d’opinions
misérables et funestes par lesquelles les
apologistes de ce temps ont laissé voir leur
faiblesse téméraire.

Anatole France, 
L'Orme du mail 

(ou plutôt,
pour être parfaitement politiquement correct,
l'Orme du courriel)





















le mail, et un orme au milieu
(Je signale aux Québécois et autres francophones allergiques à l'anglais qui souhaiteraient remplacer ce mail par courriel ou courrier électronique qu'ici, le mot (bien français!) signifie à l'origine et par métonymie allée réservée au jeu de mail, et dans ce contexte particulier, par analogie, promenade publique en forme d'allée bordée d'arbres, dans certaines villes.)

Merci Le Grand Robert de la langue française


(C'est d'ailleurs ce mail français qui sera repris en anglais sous la forme mall, pour désigner le centre commercial)





Bonjour à toutes et tous!

Dimanche dernier, nous commencions l’étude d’une racine indo-européenne qui mérite vraiment qu’on s’y attarde…

Déjà simplement pour les mots dérivés que nous lui devons en français.
Quand on pense que nos crime, décerner et décret en découlent, qu'ils sont donc cousins!
Mais aussi pour ses dérivés dans les langues slaves, celtiques, germaniques, et helléniques… 
(Ça, ce sera pour plus tard)

Cette racine, rappelez-vous, c’est *krei-, “passer au crible, distinguer, différencier…”
Dans le doute, on relit est-ce un crime, un péché mortel, de faire des ronds dans l'eau?

Nous avions commencé son étude par ses dérivés latins?
Eh bien, restons-y!


Nous avions vu que le supin du latin cernō, cernere, c’était le métathétique crētum.

Cette permutation de phonèmes (car crētum et non certum) qu’est la métathèse implique en toute logique un état d’avant celle-ci. Hein?


euh... ouais, probablement...
















Il y eut donc, originellement, un certum.

certum

métathèse

crētum

Vous le savez peut-être, en latin...
Allez, tous ensemble, mes enfants:
Le particip' -
par-fait passif 
- se construit 
sur le - 
radical 
- du supin du verbe(-euh).
(j'ai tenté ici 
- bien maladroitement, mais essayez de le faire vous-même, tiens, si c'est si facile! - 
de reproduire une déclamation enfantine telle qu'un maître d'école aurait pu la faire apprendre et réciter à ses élèves ; lisez la phrase à haute voix, en vous servant des tirets et des retours à la ligne pour syncoper le discours...)
- Tiens, ça porte un nom précis, cette façon de réciter une leçon à l'ancienne? Si oui, donnez-le moi en commentaire!  -

Pour trouver le radical d’un supin, fastoche! Enlevez la terminaison -um.

Et donc, sur cer-, le radical de ce certum, s’était créé le participe … certus.

On en fera l’adjectif… 
À vous de le trouver!  
Allez, je vous aide: l’adjectif ressemble assez bien au participe. 
Sans être latiniste, ni linguiste, on réalise à quel point ces deux mots sont proches 
Qu’ils appartiennent vraisemblablement à la même famille…
... l'adjectif… certus! 

Dingue.

Certus? Certain, fixé, ferme, résolu, déterminé, sûr.

- Mais?? 
- Oui, je sais!

J'explique.


je m'énerve pas, j'explique

Oui, je sais! Nous avions vu que cernō, cernere, qui signifiait à l’origine “séparer, tamiser” avait évolué sémantiquement, pour signifier “distinguer” (par les sens, l’esprit),

puis, par affaiblissement, “voir, percevoir”, 
puis enfin “choisir entre différentes solutions”: “décider”. 
- “Mais p* de b* de m*, quel est donc le rapport entre le sens de certus, certainet celui de cernō, cernere?. 
C’est bien ça, hein, votre question? 

Je la poserais personnellement avec plus de forme, d’une façon moins… familière, dirons nous. 
Mais sur le fond, je vous comprends.

Excellente question, au demeurant!

Certus était tout simplement la qualité de ce qui avait été distingué, décidé. 
Après examen. 
Et donc déclaré vérifié, certain.

Et oui, de certus avons tiré certes, “en vérité, sans mentir”. Vraisemblablement dérivé d’un bas latin non attesté *certās, accusatif féminin pluriel de certus.


château de Certes (à l'est du Bassin d'Arcachon, dans les Landes de Gascogne)

Toujours dérivé de certus, notre certain (deuxième moitié du XIIème). 
On explique cette forme par le bas latin (non attesté) *certānus, forme allongée de certus.

Certain(e), donc, et forcément certainement.

Mais aussi certitude.
Emprunt, lui, au bas latin certitūdō, “caractère de ce qui est sûr, conviction”.

“Rendre certain”, “faire que quelque chose soit attesté, reconnu”, c’est le sens premier que l’on peut par déduction faire revêtir à notre français … certifier (ou précisément à l’ancien français certefier) basé sur le latin chrétien certificare, “confirmer, assurer quelqu’un”, composé de certus et faciō, facere, “faire”.
Le mot signifiera couramment “affirmer”. 

D’où aussi notre certificat, que nous avons emprunté fin du XIVème au latin médiéval *certificatum, participe passé neutre substantivé de ce même latin chrétien certificare.
Le certificat désignant un document écrit attestant un fait.


*krei- “passer au crible, distinguer, différencier…”
forme suffixée de son timbre zéro *kri-no- 
latin cernō, cernere, “séparer, tamiser”
adjectif certus, certain...
français certes, certain, certitude, certifier, certificat


Alors.
Ici, on a un point de dispute. Oh non, pas entre vous et moi bien sûr. 
Mais entre linguistes euh… distingués.

Car l’étymologie du mot qui suit est loin de faire l’unanimité.

Concerner.

Ouais. 
Pour Alfred et Antoine (Ernout et Meillet),
à ma gauche,
le mot ne dérive nullement de cernō, cernere, mais bien de concretus, le participe passé de concrescere (com- + crēscere, “croître”).

En revanche, pour Félix (Gaffiot), allié pour cette fois à Charlton (T. Lewis) et Charles (Short),
à ma droite,
concerner descend bien d’un bas latin concernere, “cribler ensemble, mêler”, et “voir, considérer l’ensemble de quelque chose, d’où “mettre en rapport”. 


On voit bien ici Antoine Meillet, en bleu, s'apprêtant à appliquer à Félix
Gaffiot - en rouge - une de ces clés dont il avait le secret

Je vais prendre parti. 
Je pense effectivement que concerner vient bien du latin con- +‎ cernō, d’autant que les études les plus récentes, comme celles de Johann Ramminger (http://www.neulatein.de/) vont dans ce sens.


Johann Ramminger, que vous pouvez suivre sur academia.edu



*krei- “passer au crible, distinguer, différencier…”
forme suffixée de son timbre zéro *kri-no- 
latin cernō, cernere, “séparer, tamiser”
composé bas latin concernere
français concerner




Je vous propose encore, en ce dimanche, avant de nous quitter, un dernier dérivé de notre indo-européenne *krei- par le latin cernō, cernere.

Un mot très surprenant.

Vous le connaissez tous, mais JAMAIS (JAMAIS) vous ne le rapprocheriez de discerner, certifier, certain… 

JAMAIS.


Mais vraiment: JAMAIS.


Ce mot, c’est … concert!

Eh oui.

Alors: notre français concert, nous l’avons emprunté,
comme pratiquement tout ce qui traite de musique,
à l’italien. 




Ici, à concerto (XVIème), signifiant “accord”, et spécialement en musique: “orchestre”.
Concerto étant le déverbal de concertare, que l’on pourrait oser traduire par (se) concerter.

L’italien concertare est lui-même un emprunt au bas latin con-certāre, “travailler ensemble”. 
Oui: “oeuvrer de concert”.

Certō, certāre n’était tout simplement que le fréquentatif de cernō, cernere.
Cernō, cernere qui signifie quand même séparer, discerner, décider…

Et ça va même plus loin que ça! 

Car cernō, cernere, dans son acception de décider, pouvait parfaitement s’entendre comme décider, certes, mais par le fer, par le sort des armes! 

Oui, vous avez bien lu: combattre.


ça fait le même effet à tout le monde


Comment donc est-on passé de combattre à “travailler ensemble”?
Quel incroyable glissement de sens?!

En fait il s’explique bêtement. C’est même dommage.

De la notion de “se battre contre (son ennemi)”, on est passé à celle de se battre avec quelqu’un, contre son ennemi.

Nous avons gardé cette même ambiguïté en français, où un “je veux me battre avec toi” pourrait tant signifier “j’te jur’, j’vais t’éclater la gl, moi, bouffon”, que “je veux me battre à tes côtés, toi mon compagnon d’armes”.  

Je trouve personnellement éminemment positif, plein d'espoir pour l'espèce humaine, qu’un mot qui a signifié combattre en vienne à signifier se concerter, se mettre d’accord. 

Peut-être que tout n’est pas perdu?


il y a toujours de l'espoir




*krei- “passer au crible, distinguer, différencier…”
forme suffixée de son timbre zéro *kri-no- 
latin cernō, cernere, “séparer, tamiser”
fréquentatif certō, certāre, “combattre”
composé bas latin con-certāre, “travailler ensemble”
italien concertare
italien concerto, “accord, orchestre”
français concert




Allez, on en reste là!

Mais nous continuons, bien entendu, le tour des dérivés de notre *krei- dimanche prochain!

Avec encore du latin, mais aussi du grec, tiens. 





Je vous souhaite, à toutes et tous, un excellent dimanche, une très belle semaine!




Frédéric




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Attention,
ne vous laissez pas abuser par son nom:
on peut lire le dimanche indo-européen
CHAQUE JOUR de la semaine.
(Mais de toute façon,
avec le dimanche indo-européen,
c’est TOUS LES JOURS dimanche…).
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Et pour nous quitter,

un petit bout de concerto.

Un bel extrait du Concerto Grosso en Sol majeur op. 6 no. 1, HWV319, de Handel.



Rien ne vous surprend, dans ce court extrait?

OUI, les musiciens jouent tous sans partition!
Alors, ils jouent d'oreille et de mémoire.

Et ainsi, en plus de s'entendre, ils peuvent se regarder, et jouer de concert...

(de concert: voilà où je voulais en venir, avec cette citation d'Anatole France, en exergue)