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dimanche 8 octobre 2017

l'ergothérapeute était allergique à toute liturgie








Pour engloutir mes sanglots apaisés
Rien ne me vaut l'abîme de ta couche ;
L'oubli puissant habite sur ta bouche,
Et le Léthé coule dans tes baisers.”

Charles Baudelaire,

Les Fleurs du mal







Bonjour à tous !


Dimanche dernier, nous entamions un nouveau chapitre, consacré à la racine indo-européenne *werǵ-, “faire”.


Nous avions déjà vu que par le grec ancien ἔργον, érgon, “oeuvre, action, travail, tâche...”, elle nous avait donné organe, orgue et organiser.

Et je suis en-chan-té de constater, par les commentaires que vous avez laissés,  que certains d'entre vous ont pressenti la suite, et que donc, pour ceux-là, la démarche étymologique par les racines indo-européennes devient naturelle

Cette démarche qui vous permet de rassembler ce qui est épars - ou semble l'être ! -, de retrouver les liens étroits entre des mots anciens grecs ou germaniques, français, celtiques ou sanskrits (soyons fous), et réaliser à quel point nos langues indo-européennes modernes sont construites sur les mêmes fondations, préhistoriques, et pourtant toujours bien présentes. 


Mais... n'allons pas trop vite...

Avant de passer à d'autres groupes linguistiques où nous retrouverons des dérivés de *werǵ-, restons encore, voulez-vous, auprès du grec ancien ἔργον, érgon (“oeuvre, action, travail, tâche...”, pour ceux qui n'auraient pas dû se lever si tôt - ou se coucher si tard).

Car même si nous pouvons deviner certains dérivés français que nous lui devons, mmmh, il se pourrait que certains vous aient échappé...


*werǵ-“faire”

forme au timbre o 
*worǵ-

nom indo-européen *wérǵom-, “travail”

 proto-hellénique *wérgon-

grec ancien ἔργον, érgon, “oeuvre, action, travail, tâche...”


Alors !

Si ἔργον, érgon désignait l'oeuvre, le travail, l'adjectif ἀργός, argós désignait celui qui ne travaille pas. Par extension, le fainéant, le paresseux.

Oui, car ἀργός, argós, n'était que la contraction de ἀεργός, aergós, où vous pouvez clairement identifier un superbe ἀ- privatif.

Le neutre de ἀργός, argós, c'était ἀργόν, argón.

Le 13 août 1894, lorsque Sir William Ramsay et Lord Rayleigh annoncèrent qu'ils venaient de découvrir le premier des gaz rares - ce qu'on appelait à l'époque gaz nobles -, ils le baptisèrent... argon. 

Parce que ce gaz  - il faut bien le reconnaître, ne f*tait vraiment pas grand-chose. Disons-le carrément: il était particulièrement inerte.

Contrairement à l'argon, Ramsay et Rayleigh travaillaient d'arrache-pied. 
Et en 1904, leurs travaux furent récompensés à leur juste mesure: par le prix Nobel de Chimie pour Ramsay et celui de Physique pour Rayleigh.

Respect.






grec ancien ἔργον, érgon, “oeuvre, action, travail, tâche...”

ἀργός, argós, contraction de ἀεργός, aergós, “qui ne travaille pas”

forme neutre ἀργόν, argón

argon, gaz inerte



De  ἔργον, érgon, nous arrivent également tous ces mots en ergo-, ou se terminant par -ergie...

Ergo-?

Comme ergonomie, étude scientifique des conditions (psychophysiologiques et socio-économiques) de travail et des relations entre l'homme et la machine.
Oh, merci Le Grand Robert de la langue française.


Ou comme ergothérapie, “thérapeutique par le travail”, 
terme imaginé par quelques fous furieux pas trop bien dans leur tête pour prendre au pied de la lettre l'expression “le travail c'est la santé”.


-ergie?

Yesss: énergie ! 

Nous avons emprunté énergie au bas latin tardif energia, emprunté - comme c'est étrange - au grec ancien ἐνέργεια, enérgeia, “force en action, activité”, créé sur le composé ἐνεργός, energós, “actif”, que nous pourrions décomposer en ... 

  • ἐν, en, “en”
et
  • ἔργον, érgon (oui, toujours “travail”), 

ce qui donnerait littéralement “au travail”, “en (plein) travail”...

Énergie propre

Rien n'est jamais ni tout blanc, ni tout noir









































À l'inverse d'énergie, nous trouvons...
- je vous donne la définition du Robert, vous m'en donnerez le mot -
“État pathologique caractérisé par un sommeil profond et prolongé dans lequel les fonctions de la vie semblent suspendues.”

Oui?

OUIII !!

léthargie !

Nous l'avons tiré du bas latin lēthargia, terme médical emprunté au grec tardif ληθαργία, lēthargía, “somnolence, engourdissement”, basé sur le grec ancien λήθαργος, lḗthargos, “distrait, étourdi, - ou comment dire ? -... léthargique”, composé de ...

  • λήθη, lḗthē, “oubli” - oui, pensez au fleuve Léthé, un des cinq fleuves des Enfers, le “fleuve de l'Oubli”...

et

  • ἀργός, argós, “qui ne travaille pas”.

























Allez, un autre mot en -ergie !
Non. Pas RJ45. Ça, c'est vraiment très mauvais. Navrant. Vous devriez avoir honte.
prises de réseau Ethernet RJ45


Allez, la définition (signée Le Robert) :
Modification des réactions d'un organisme à un agent pathogène, lorsque cet organisme a été l'objet d'une atteinte antérieure par le même agent.

Oui? 
allergie !

Allergie n'est pas un emprunt au latin, mais à ... l'allemand !

À l'allemand Allergie, mot créé par le pédiatre autrichien Clemens von Pirquet, en 1906, qui le construisit sur le grec ancien ἄλλος, állos, “autre” et sur ... - ben oui - ἔργον, érgon, “travail, activité...”, en prenant comme modèle l'allemand “Energie”, que par délicatesse, je ne vous traduirai pas.


Clemens Peter Freiherr von Pirquet
12 mai 1874 – 28 février 1929


Ici, dans une unité pédiatrique autrichienne,
une soirée à thème Clemens von Pirquet.

Qui a dit que les Autrichiens n'avaient pas d'humour ?


Autre activité ? Mais ça ne veut RIEN dire !
- Oui, j'avoue que la traduction littérale du terme n'est pas ce qu'il y a de plus parlant. 

Peut-être von Pirquet aurait-il dû faire appel à un linguiste, pour créer son nouveau mot ?

Quoi qu'il en soit, comprenez que von Pirquet définissait cette nouvelle notion comme une réactivité altérée et excessive.





Et on continue le tour des dérivés de ἔργον, érgon en -ergie...

Avec synergie !

On pourrait penser que ce mot est récent.
En fait, il l'est (il date des années 1960), mais dans une acception précise, et un contexte précis, celui de l'entreprise, de la publicité, du journalisme, de l'économie: “action coordonnée de plusieurs éléments”.

Mais à l'origine, synergie est un emprunt (savant), de la fin du XVIIIème, au grec ancien συνεργία, sunergía,coopération”, introduit en physiologie pour désigner l'action coordonnée de plusieurs organes concourant à un effet unique, comme dans synergie musculaire...

Synergie est composé de ...

  • σύν, sún, “avec, ensemble”

et de

  • ἔργον, érgon, “travail”.

Synergie chez Disney, 1967



Dans la famille des mots en -ergie qui sont nettement plus vieux qu'ils en ont l'air, je vous présente encore...

métallurgie.

Le mot est attesté en 1611 (!!), au sens de “recherche des minerais dans la terre”.

Oui, car le grec ancien μεταλλουργός, metallourgós, désignait notamment le mineur, celui qui travaillait dans les gisements de métal (or, argent, fer ou cuivre).

μέταλλον, métallon désignait ainsi la mine, la carrière, mais aussi le métal.

Le mot (je parle de métallurgie, on suit) a été recréé plus tard, fin du XVIIème cette fois, pour désigner l'ensemble des procédés de fabrication des métaux, le travail des métaux, et l'ensemble des entreprises fabriquant des métaux.


métallurgie


Allez, encore un mot en -ergie...

Enfin, non, pas exactement en -ergie, mais en -urgie.


Chirurgie.

Emprunté sous la forme cirurgie, fin du XIIème au latin chirurgia, emprunt au au ? grec ancien χειρουργία, kheirourgía:
  • χείρ, kheír, “main”

  • ἔργον, érgon.

Chirurgie est donc, littéralement, le travail de la main.


chirurgie (dite) esthétique: la jeune femme qui voulait ressembler à Barbie



Et un dernier pour la route, toujours en -urgie...

liturgie !

Sans rire, vous y aviez pensé? 

Nous l'avons emprunté fin XVIème au latin chrétien liturgia, “service de Dieu, du culte”.

liturgie au sein de l'église anglicane


Évidemment, liturgia n'était lui-même qu'un emprunt à l'ancien grec.
Mais si vous voulez vraiment le savoir, ici, il ne s'agissait pas de grec classique, mais hellénistique, celui qui suivit le grec classique.
Le grec - héllénistique - λειτουργία, leitourgía, sur lequel le latin liturgia était calqué, était composé de ...
  • λειτ-, leit-, que l'on soupçonne provenir de λαός, laós, “peuple”
et de
  • -ουργός, -ourgós, dérivé de ἔργον, érgon (oui, ça n'a pas changé: “travail...”)

Travail pour le peuple ??

Oui, il faut savoir qu'avant de désigner l'ensemble des rites, cérémonies et prières dédiés au culte d'une divinité religieuse, le grec λειτουργία, leitourgía désignait précisément un service public: un service mis en place par la cité et que les plus riches - avec plus ou moins de bonne volonté -, finançaient et géraient avec leur fortune personnelle. Une sorte de mécénat politique, si vous voulez...

En d'autres termes, les plus riches payaient de leur propre poche certaines dépenses publiques...

Ça n'a pas duré.





grec ancien 
ἔργον, érgon, “oeuvre, action, travail, tâche...”
composés grec anciens
mots français en ergo-, en -ergie ou -urgie




Et voilà, encore une flopée de dérivés de notre lointaine *werǵ-, “faire”.

Au menu de la semaine prochaine, encore des dérivés français du grec ancien ἔργον, érgon, “oeuvre, action, travail, tâche...”.


- ENCORE ?? Mais ??





- Allons allons, courage. 
Ce n'est qu'un mauvais moment à passer.
Vous allez voir, après - promis juré -, on passera à des descendants de *werǵ-, “faire” dans d'autres groupes linguistiques.


Je vous souhaite, à toutes et tous, un excellent dimanche, et une très bonne semaine !




Frédéric



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on peut lire le dimanche indo-européen
CHAQUE JOUR de la semaine.
(Mais de toute façon,
avec le dimanche indo-européen,
c’est TOUS LES JOURS dimanche…).
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Et pour nous quitter,

un chant liturgique templier.

Le Salve Regina, 

superbe antiphona (“chant à réponse”, du grec ancien ἀντίφωνος, antíphônos, “qui sonne en retour”)



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