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dimanche 5 novembre 2017

la pêche en mer Baltique, ce n'est pas toujours très conique









“Assise sous les grands pins au bord de la Baltique, Lila rêvait d'elle-même, un brin d'herbe entre les dents, et il me semblait que ce brin d'herbe, c'était moi, que j'allais être jeté au vent d'un moment à l'autre.”

Romain Gary,













Les cerfs-volants, 1980,
 son tout dernier roman, 
qu'il écrivit peu avant de se suicider,
le 2 décembre 1980.




Bonjour à tous !



Suite de notre étude des dérivés de la si gentille racine indo-européenne *werǵ-, “faire”.

Après avoir passé en revue ses dérivés en grec ancien, dans le groupe germanique et enfin dans les langues celtiques, je vous propose, aujourd'hui, de nous intéresser à ses dérivés…



 balto-slaves ! (soyons fous)


Rick Derksen, chez qui je vais souvent chercher la lumière dès qu'il s'agit d'étymologie balto-slave, 


dans ces sommes que représentent ses Etymological Dictionary of the Slavic Inherited Lexicon et Etymological Dictionary of the Baltic Inherited Lexicon, 


nous raconte que le degré zéro de *werǵ-, “faire”...

(donc, où du fait de l'alternance vocalique, la voyelle-pivot e de notre adorable *werǵ disparaît… 
- zéro = vide : ya p'us, parti, le e -
… pour ainsi donner *wrǵ-, que Rick Derksen retranscrit personnellement sous la forme *urǵ-)
… se retrouve dans la racine proto-balte *varža-.

Que l'on retrouvera elle-même dans…
  • le lituanien várža, ou 
  • le letton (mais l'est-on VRAIMENT?) várža, “piège à poisson”.
(Pour ceux qui se demanderaient si je n'ai quand même pas déjà fait ce jeu de mots stupide : oui bien sûr. Je le fais systématiquement.  Un jour, je me suis promis que chaque fois que j'écrirais letton - mais l'est-on VRAIMENT ?? -, je le ferais. C'est aussi grâce à cette confondante tournure d'esprit que chaque dimanche depuis sa création, j'ajoute un article à ce blog.)

- Piège à poisson ?? Mais ça y est, tu continues à te f*tre de notre balle, hein !
- Bonjour, et bon dimanche ! Oui, je sais, ça peut surprendre, ce piège à poisson… 

piège à poisson


Comment donc établir le lien avec la sémantique originale de *werǵ-, “faire” ?

Simple! Ce piège à poisson, mais c'est une nasse ! Et une nasse, c'est en osier !

Et ici, nous assistons tout simplement à un joli glissement de sens avec spécialisation, de 
faire / travaillerà “travailler... l'osier.

Ces várža ou várža doivent donc se comprendre comme des nasses en osier, des ouvrages d'osier, … destinés à attraper le poisson.

Ici, un piège à poisson de la Baltique, en osier.


Oh, la descendance de *werǵ- nous a déjà accoutumés à ce genre de choses

Pensez à son dérivé islandais yrkja, cultiver (un champ) , ou...composer un poème”.
En anglais, a workbox, c'est une boîte à ouvrage
Et - je ne l'avais pas précisé, je l'avoue - le sens du vieux haut-allemand werc - toujours valeureux descendant de notre *werǵ-, évoquait les notions de couture, ou de tissage
Ce que nous pourrions traduire, en français, par ouvrage (de dames)

robe en osier.

Eh non, la légende de cette illustration ne sera pas “on peut aussi attraper de la
morue, avec une nasse en osier”.

Ahah, bien essayé, mais non, pas d'humour gras et sexiste ici. 



Ça, c'est pour les langues baltes.


cht'ite récap ?

*werǵ-, “faire”

forme au timbre zéro *wrǵ-
racine proto-balte *varža-

 lituanien várža, letton várža, “piège à poisson”.


Simple, propre, linéaire, sans histoire.


Pour ce qui est des langues slaves,  en revanche, là… 'y a comme qui dirait un malaise…

Car OUI, on recrée bien un proto-slave *vьrša-, équivalent au proto-balte *varža-, mais bon, il se pourrait fort bien que…
Pfff.
Ouais, je me dois de vous en dire plus…





Allez, je vais vous raconter tout ça, les enfants.

- Oh oui papy, raconte-nous une histoire !





Or donc...
Pour expliquer une série de mots slaves tels que…
  • le russe ве́рша (“viercheu”),
  • le biélorusse вярша (“vjarcha”)
  • le bulgare връ́ша (“vrǎ́cha”)
  • le tchèque vrše (imprononçable, même pour les Tchèques, qui l'évitent, en trouvant des périphrases) 
ou carrément…
  • le bas-sorabe wjerša et le haut-sorabe wjerša - cas rarissime, remarquez que les formes en bas-sorabe et haut-sorabe sont rigoureusement les mêmes ! -...

Je reprends :

… Pour donc expliquer cette série de mots slaves…
tous de sens identique à celui de nos baltes várža ou várža, “piège à poisson”, 
on recréerait volontiers une racine proto-slave *vьrša-.
(un petit truc : une proto-langue (proto-slave, proto-balte, proto-germanique, proto-celtique, ou proto-indo-européen…), est toujours reconstruite ; il s'agit du résultat d'un exercice complexe de linguistique comparative et historique: on part de mots plus récents, auxquels on essaye de retrouver un ancêtre commun, qui les expliquerait tous. 
L'existence de ces proto-langues, fruit d'un pur exercice intellectuel, théorique par définition, est forcément difficile à prouver. Mais parfois, la chance sourit aux audacieux linguistes historiques, et des éléments factuels viennent attester le bien-fondé de ce processus. 
(Re-)lisez donc peut-être cet article d'il y a un peu plus de deux ans : Un Anglais roulant en Jeep Wrangler (et non en Land-Rover) ? Wrong. Simplement wrong., et voyez ce que raconte David W. Anthony à ce propos...)

Mais une autre possibilité existe…

Qu'en réalité, toutes ces formes slaves ne dérivassent point de *vьrša-, mais d'une autre racine proto-slave: *vьrxъ, sommet.
Oui, car ce qui caractérise aussi ces fameuses nasses en osier qui permettent d'attraper le poisson, c'est leur forme si particulière, et notamment leur bout, leur sommet (de forme conique). Au point que ce trait distinctif aurait parfaitement pu servir, par métonymie, à les nommer… 
revoyons l'image au ralenti : oui, le bout de ces nasses en osier est bien conique.


Pour l'instant, les deux théories étymologiques cohabitent, et il est difficile d'en préférer l'une à l'autre, car chacune a ses limites (que je ne détaillerai pas ici, vous pouvez me remercier) ; aucune n'est parfaite. 
Même si, personnellement, ma préférence irait à celle qui voit *vьrša- comme ancêtre commun à ces formes.

Ah oui, tiens, ce petit signe ь tout mimi qui se cache derrière le v de *vьrša-, c'est un signe mou, qui adoucit la consonne qui le précède. Qui la ramollit, qui la mouille.
En russe, c'est ce qu'on appelle un мя́гкий знак (“mjágkii znak”, littéralement “signe mou”).

Ce signe, donc, ne se prononce pas, mais altère la prononciation de la consonne qu'il suit.

Par exemple, pour prononcer le russe pour mère, мать, faites-le à la québécoise: matj, mat'.

(Pour vous les Québécois, prononcez mat sans vous poser de question.)



Petite récap, pour ce qui est de la descendance slave de notre *werǵ- ?


(Peut-être)

*werǵ-, “faire”

forme au timbre zéro *wrǵ-
racine proto-slave *vьrša--

 russe ве́рша, “piège à poisson”...




Avant de nous quitter, je vous donne encore un mot.

Encore un dérivé de notre *werǵ-, “faire”.

Mais… ni balte, ni slave.

Le souci, c'est que… je dois bien le placer quelque part.

Et voilà : la langue dont il provient forme un groupe indo-européen à elle toute seule, car même s'il ne fait aucun doute que cette langue est indo-européenne, on n'arrive pas à la caser dans d'autres groupes. 
Même si on lui trouve pourtant des liens étroits avec le grec, ou avec l'iranien… Mais ce n'est pas à moi de juger.


Vous voyez de quelle langue je parle ?

Un indice ?



Non ?
Allez, encore un :



Oui, hein !
Ou pas ?

Allez, juste un dernier :




Oui !! L'arménien.

Le mot dont je voudrais vous parler, c'est l'arménien գործ (“gorts”), qui dérive de notre *werǵ- par le vieil arménien գործ (oui, toujours “gorts”).

Ce qu'il signifie ? Emploi, travail, et plus spécialement affaire, dossier, cas

Et OUI, il dérive de notre formidable *werǵ-, tout comme le grec ancien ἔργον, érgon, “oeuvre, action, travail, tâche, par *wérǵom-, “travail”, créé sur le timbre o de *werǵ-: *worǵ-.


*werǵ-, “faire”

forme au timbre o *worǵ-
substantif indo-européen *wérǵom-, “travail”

 vieil arménien գործ
arménien գործ, “emploi, travail...”






Je vous souhaite, à toutes et tous, un excellent dimanche, et une très bonne semaine !




Frédéric






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Et pour nous quitter,

Du Bizet !

Les Pêcheurs de Perles : "Au fond du temple saint"


Et encore du Bizet… !



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