- Paraît chaque dimanche à 8 heures tapantes, méridien de Paris -

dimanche 21 janvier 2018

“a man's home is his castle” - Sir Edward Coke








(...)
Quand j’étais tout enfant, le sort d’aucun personnage de
l’histoire sainte ne me semblait aussi misérable que celui de
Noé, à cause du déluge qui le tint enfermé dans l’arche pendant
quarante jours. Plus tard, je fus souvent malade, et pendant de
longs jours je dus rester aussi dans l’« arche ». Je compris
alors que jamais Noé ne put si bien voir le monde que de
l’arche, malgré qu’elle fût close et qu’il fit nuit sur la terre.
Quand commença ma convalescence, ma mère, qui ne m’avait
pas quitté, et, la nuit même restait auprès de moi, « ouvrit la
porte de l’arche » et sortit. Pourtant comme la colombe « elle
revint encore ce soir-là ». Puis je fus tout à fait guéri, et comme
la colombe « elle ne revint plus ». Il fallut recommencer à
vivre, à se détourner de soi, à entendre des paroles plus dures
que celles de ma mère ; bien plus, les siennes, si perpétuellement
douces jusque-là, n’étaient plus les mêmes, mais empreintes
de la sévérité de la vie et du devoir qu’elle devait
m’apprendre.

Douce colombe du déluge, en vous voyant partir comment
penser que le patriarche n’ait pas senti quelque tristesse se mê-
ler à la joie du monde renaissant ?

Douceur de la suspension de vivre, de la vraie « Trêve de
Dieu » qui interrompt les travaux, les désirs mauvais.
« Grâce » de la maladie qui nous rapproche des réalités d’audelà
de la mort – et ses grâces aussi, grâces de « ces vains ornements
et ces voiles qui pèsent », des cheveux qu’une importune
main « a pris soin d’assembler », suaves fidélités d’une
mère et d’un ami qui si souvent nous sont apparus comme le
visage même de notre tristesse ou comme le geste de la protection
implorée par notre faiblesse, et qui s’arrêteront au seuil de
la convalescence, souvent j’ai souffert de vous sentir si loin de
moi, vous toutes, descendante exilée de la colombe de l’arche.
Et qui même n’a connu de ces moments, cher Willie, où il voudrait
être où vous êtes. On prend tant d’engagements envers la
vie qu’il vient une heure où, découragé de pouvoir jamais les
tenir tous, on se tourne vers les tombes, on appelle la mort, 
« la mort qui vient en aide aux destinées qui ont peine à
s’accomplir ». Mais si elle nous délie des engagements que nous
avons pris envers la vie, elle ne peut nous délier de ceux que
nous avons pris envers nous-mêmes, et du premier surtout, qui
est de vivre pour valoir et mériter.
(...)

Les Plaisirs et les Jours, 1896,
extrait de la dédicace à son ami Willie Heath,

Marcel Proust










Bonjour à toutes et tous !



Si je vous dis... arche, à quoi pensez-vous ?


À mon avis, ça devrait vous évoquer...


ça,



ou ça,


ou alors
ça.


Non ?


Bon, disons-le tout de suite, l'arche architecturale, l'arcade, la voûte, 
ce que © Le Grand Robert de la langue française nous présente comme
« (Vieux) Voûte en arc, arcade. ➙ 1. Arc, arcade. (Fin XIIe). 
Voûte en forme d'arc qui s'appuie sur les culées ou les piles d'un pont. »
ne nous intéressera pas trop ici.

Non pas que je n'y voie rien d'intéressant, noooon, loin de là, mais cet arche-là, qui nous vient du latin arcus, “arc”, par le bas latin féminin *arca, bien qu'on lui trouve des cognats en germanique, en balto-slave, et en grec, n'est pas issu, à proprement parler, d'une racine indo-européenne. 

Non, à l'origine de cette belle famille de mots, non pas une de mes chères racines, mais - vraisemblablement - *arku-, un mot désignant le saule ou le genévrier, dont on se servait pour faire des arcs, emprunté à une langue non indo-européenne non identifiée. 

Un emprunt ! Un mot bêtement récupéré d'une autre langue, qui plus est non indo-européenne. 

Un emprunt ! Vil, sans aucune subtilité. Pratiquement malsain...
(notez, ce fut le cas pour beaucoup de noms de plantes. À croire que la botanique et nos ancêtres Indo-Européens, ça faisait deux.  
Un peu comme D. P. Gumby et l'art floral...)




Rendez-vous compte ! Un emprunt !






Par conséquent, en ces pages, vous comprendrez aisément qu'il me sera particulièrement difficile d'en parler...


Mais rassurez-vous, car il nous reste l'autre “arche”.

Celui de l'arche de Noé, ou de l'Arche d'Alliance.


Tiens, une petite question...

C'est quoi, pour vous, précisément, une arche, dans ce sens ?


Fernand Ucon
(si vous ne le connaissez pas,
lisez ceci)

- Ben, c'est facile, c'est un bateau.

- Ah bonjour, Monsieur Ucon, vous allez bien ?
Votre thèse est intéressante, mais alors, comment expliquez-vous que l'on parle de l'Arche d'Alliance ?

- Ben euh, parce qu'elle ressemble à un bateau, tiens.

- [long soupir]




Étymologiquement, “arche”, mes amis, non plus ce mot descendant du latin arcus, “arc”, mais son synonyme, provenant lui du latin classique arca, c'est un coffre, un grand récipient, une boîte qui renferme quelque chose à protéger.


coffre (vous vous attendiez à quoi ?)



Car le latin arca, “coffre, caisse” ou même cercueil”, était construit sur arceō, arcēre, “enfermer” (ou “tenir enfermé”), “contenir, retenir...”, ou carrément “écarter, repousser, empêcher de”.

Là où ce brave Fernand Ucon se rapproche bien malgré lui de la vérité (mais qu'est-ce que la vérité ?), c'est que le latin classique arca s'est teinté d'un autre sens en latin chrétien. 

De coffre, caisse”, il en est venu à désigner l'arche. Celle où Noé et les animaux se réfugient pendant le déluge.






Cette arche, clairement, renfermait ce qu'il y avait de plus précieux. 
Ce n'est donc pas pour ses qualités en matière de flottaison que l'on appela en latin ecclésiastique le bateau de Noé l'arche, mais bien pour sa fonction de refuge, par ce qu'il protégeait, ce qu'il renfermait...

Et c'est en un premier temps sous cette acception, justement, que le français arche est attesté (1131). 

Arche désignait, précisément et absolument l'arche de Noé. 

Oui, absolument, dans un sens absolu : quand on parlait de l'arche, il n'était pas nécessaire de préciser laquelle ... 
Plus tard, cependant (oh, bien plus tard, au XVIIème), pour éviter les ambiguïtés, l'expression l'arche de Noé finira par l'emporter.


Ce n'est que vers la fin du XIIème qu'on employa le même vocable (“arche”, pour les moins-bien-comprenants d'entre nous) pour désigner cette fois... le coffre contenant les Tables de la Loi : l'arche sainte, ou d'alliance (même si, en référence à l'hébreu, il ne s'agit pas tant d'alliance que de témoignage, mais on va pas chicaner).


l'arche d'alliance, selon Indiana Jones


Dès le XIIème, cependant, les usages profanes concurrenceront ces acceptions religieuses, et l'on parlera d'arche pour désigner un coffre, une huche à pain, un bahut, un pétrin, mais aussi le coffrage des pompes sur un navire, ou encore, non pas le four du verrier comme je l'avais affirmé haut et fort
- Mais c'est pas moi, c'est Alain Rey, M'sieur!- Et alors, quand Alain Rey se jette par-dessus la rambarde du pont, tu fais pareil ?
mais plus précisément un coffrage en briques où l'on remet les marchandises à recuire, après le passage au four, nuance... 

four, manufacture de Baccarat
(source)

Je remercie sincèrement ce lecteur qui se reconnaîtra de m'avoir signalé cette erreur, et de m'avoir fait découvrir par là même ce site qui reprend L'Encyclopédie (la seule et unique) en ligne, avec un très beau moteur de recherche : https://encyclopedie.uchicago.edu/


Et l'article sur la verrerie, où vous saurez tout sur l'arche, c'est ici : https://artflsrv03.uchicago.edu/philologic4/encyclopedie1117/navigate/27/30/


Bon, ça, c'est fait.


Maintenant, remontons, voulez-vous, aux origines de ce latin arceō, arcēre, “enfermer...”, dont est issu arca, puis notre arche.

Vous le savez, à chaque groupe de langues indo-européennes (indo-iraniennes, germaniques, celtiques...), on fait correspondre une proto-langue, non attestée, qui serait en quelque sorte le fond commun aux langues de ce groupe, avant qu'elles ne se différencient.

Pour schématiser très grossièrement, nous pourrions dire que pour qu'une racine indo-européenne arrive jusque dans une langue dérivée, elle passe par la proto-langue correspondant au groupe linguistique dont cette langue fait partie.

*racine indo-européenne
-


proto-langue à la base du groupe linguistique x
langue x1, langue x2...


Au sein des langues indo-européennes, le latin fait partie du groupe des langues... du groupe des langues ? Allons ! Du groupe des langues... - OUI - italiques.


Ceux qui ont dit romanes sortent. Oui oui, faites le tour du pâté de maison, et revenez quand vous serez dans de meilleures dispositions. Les langues romanes découlent du latin, et sont donc postérieures au latin, hein ?

Donc : le groupe des langues italiques.

N'allez surtout pas croire que le latin y était seul, dans ce groupe italique. 
Que du contraire !
Ce n'est pas parce que le français, quant à ses origines italiques, dérive pratiquement exclusivement du latin, qu'il faut oublier toutes les autres langues de ce grand groupe.

Allez, en vrac, citons quelques-unes de ces langues italiques ...

Dans le sous-groupe des langues sabelliques 
(je vous recommande chaudement de l'appeler groupe des langues osco-ombriennes ; ça ne coûte pas grand-chose, mais qu'est-ce que ça en jette... on en parlait d'ailleurs ici: Plus facile de trouver une taverne qu'un tabernacle, à Thorpe on the Hill...),
vous trouverez - entre autres ! - l'èque, l'osque, l'ombrien, le samnite, le marse, le marrucin, le sabin, le volsque, le lucanien, le pélignien, le vulcain, le klingon et le romulien, cette dernière parlée par ces vils opportunistes, ces charognards manipulateurs et visqueux que sont les Romuliens.

Hein, quoi ? Euh ... oui, je m'emporte. Laissez tomber les trois dernières langues, rien à voir.
Mais pour toutes les autres, sans rire, ces langues sont réelles.


la Romulienne Toreth
(Star Trek, The New Generation)


Et ça, c'est l'U.S.S. Enterprise, NCC-1701 (une réplique, seulement), qui me
tient compagnie dans mes lointains voyages indo-européens, et pose fièrement
à ma droite sur mon bureau, devant une partie de mes sources...


Bah, tant qu'à faire, ici une vue de l'autre angle et presque complète de mon
bureau sous les toits, en mode "rédaction du dimanche indo-européen"


Et puis, dans un deuxième sous-groupe, celui des langues latino-falisques vous trouviez le ... falisque, parlé au nord de Rome, et bien sûr... le latin, à l'origine parlé dans une petite zone toute mimi du centre-ouest de ce que nous appelons maintenant l'Italie, avant de s'étendre à tout l'Empire romain...
(OUI, je sais, il y en a encore d'autres, de langues italiques, mais bon, on va pas y passer la journée, non plus.)
langues italiques
(source)

allons, on clique pour agrandir
(source)



Le décor étant planté, et avant d'aborder la racine proto-italique dont dérive notre latin arceō, arcēre, parlons d'un de ses cognats italiques...

J'ai nommé...






...





...

l'infinitif osque 𐌕𐌓𐌝𐌁𐌀𐌓𐌀𐌊𐌀𐌅𐌞𐌌, tríbarakavúmbâtir (une maison)” !



- Euh mais euh ?? Mais euh c'est n'importe quoi !  Quel rapport entre bâtir une maison et enfermer
Enfin !

- Ah, vous êtes encore là !

Eh bien, sachez déjà que l'on peut décomposer l'osque tríbarakavúm en *trēb-ark-ā-, où...
  • *trēb- est la maison,
  • ark-, le bâtisseur, et
  • ā- une désinence verbale.

Ensuite, votre maison, si vous y réfléchissez, - votre refuge -  sert avant tout à vous protéger, des éléments ou des méchants, que vous mettez à l'écart, derrière vos murs...

Quid enim sanctius, quid omni religione munitius, quam domus unusquisque civium?
(Quoi de plus sacré, de mieux protégé par toutes les obligations religieuses, que la maison de chaque citoyen ?)

Je ne veux rien dire, mais c'est quand même Cicéron qui l'écrit...


Et pour la petite histoire, c'est toujours le même grand principe qui prévaut dans les textes de loi anglais (Laws of England), comme l'énonça dans ses commentaires Sir Edward Coke, juriste anglais du XVIIème : 

a man's home is his castle

deux variations sur le même thème...



Bon, petit à petit, on avance...


Quelle serait alors la forme proto-italique pouvant amener à un latin arceō, arcēre, “enfermer...” ou à un osque
- QUI a dit “pour le chien” ??? Ça, c'est vraiment navrant. Je reprends -
ou à un osque tríbarakavúmbâtir (une maison)” ?

Hein, hein ?

Un radical *ark-, sur lequel se fondent ...
  • le verbe *ark-eje/o- d'un côté, au sens de contenir, tenir à l'écart”, et 
  • *ark-o- de l'autre, “qui bâtit” (“bâtisseur”).


Quant à la racine proto-indo-européenne qui, après quelques millénaires, se muera en *ark-eje/o-, c'est ...


*ark-“contenir, garder...”.

Je vous la livre ici selon la retranscription de Watkins, sans les supposées laryngales, d'autant que cette théorie des trois laryngales est à présent méchamment remise en question, notamment par Jouna Pyysalo, indo-européaniste à l'Université d'Helsinki, qui a entrepris de se servir (enfin) de l'informatique pour retrouver les racines indo-européennes de nos langues, en encodant les fameuses lois décrivant les mutations consonantiques, et en passant tout simplement les mots dérivés à la moulinette de ce codage. 
C'est simple (en théorie, du moins), mais il fallait s'y mettre. Et les premiers résultats, très prometteurs, ne laissent guère de place au doute: les racines proto-indo-européennes ainsi reconstruites, “à la machine”, ne présentent plus les fameuses trois laryngales, mais une seule !
Pour en savoir plus :
Les laryngales, nous en parlions notamment ... 
ici :
Un coup de souvláki et on se retrouve avec des points de suture. C'est cousu de fil blanc. 
et là :
un fauteuil pour (*steh) deux 
Quant aux travaux de Jouna Pyysalo et de son équipe, vous pouvez en retrouver les résultats sur Internet, dans un dictionnaire génératif, dynamique, qui, à partir d'un mot de départ que vous choisissez (un dérivé), en calcule instantanément ou presque la racine indo-européenne.  
Pour l'instant, les mots dérivés proviennent seulement des langues anatoliennes (point de départ logique : ces langues étant encore très proches de l'indo-européen original, les mutations phonétiques y sont encore réduites, plus simples à tracer et à exprimer), mais ce n'est que la première étape... 
C'est une véritable révolution ! Dans quelques années, si tout se passe bien, on peut s'attendre à ce que les dérivés indo-européens de l'ensemble des langues indo-européennes soient ainsi numérisés. Avec, en corollaire, la découverte de nouvelles racines, ou la mise à jour de racines déjà reconstruites, et une revue complète de la phonétique initiale indo-européenne...
Jamais on était allé si loin. Je vous tiendrai au courant !
http://pielexicon.hum.helsinki.fi/


Bon, c'est pas tout ça.

On résume, et puis, on va attendre dimanche prochain !


*ark-
“contenir, garder...

radical proto-italique *ark-
proto-italiques *ark-eje/o-, “contenir, tenir à l'écart”, et 
*ark-o-, “qui bâtit”
osque tríbarakavúm, “bâtir (une maison)et latin arceō, arcēre, “enfermer, retenir...”




latin arceō, arcēre, “enfermer, retenir...”
latin arca, “coffre, caisse

français arche (de Noé, Arche d'Alliance, coffre ...)





Je vous souhaite, à toutes et tous, un EXCELLENT dimanche, et une TRÈS belle semaine....







Frédéric



PS: dans ces articles, les passages de texte en bleu, vous l'aurez compris, traitent d'éléments de linguistique.





******************************************
Attention,
ne vous laissez pas abuser par son nom:
on peut lire le dimanche indo-européen
CHAQUE JOUR de la semaine.
(Mais de toute façon,
avec le dimanche indo-européen,
c’est TOUS LES JOURS dimanche…).
******************************************




Et pour nous quitter, sans trop nous éloigner de l'osque et du latin, 


un Vivaldi apaisant, serein, recueilli,

le Largo du Concerto pour luth en ré majeur, RV 93,

par cet ensemble canadien que j'apprécie particulièrement : Tafelmusik


-




******************************************
Vous voulez être sûrs (sûrs, mais vraiment sûrs) de lire chaque article du dimanche indo-européen dès sa parution ? Hein, Hein ? Vous pouvez par exemple...
******************************************

Aucun commentaire: