- Paraît chaque dimanche à 8 heures tapantes, méridien de Paris -

dimanche 25 mars 2018

Et ce livre de Lermontov, vous l'avez lu ?




“(...) А ты сам ступай, детинушка,
На высокое место лобное,
Сложи свою буйную головушку.
Я топор велю наточить—навострить,
Палача велю одеть—нарядить (...)


(...) mais toi, jeune fils de marchand,

tu iras sur la place du supplice,
tu monteras sur le haut échafaud
pour livrer au repos éternel ta tête qu’agitent les orages.
Je ferai aiguiser une lourde hache,
j’ordonnerai au bourreau de revêtir son costume (...)


Le chant du tsar Ivan Vassiljevitch, de son jeune garde du corps et du hardi marchand Kalachnikov

(Песня про царя Ивана Васильевича, молодого опричника и удалого купца Калашникова), 1838


Mikhaïl Lermontov

(Михаил Юрьевич Лермонтов)


Mikhaïl Lermontov
(Михаил Юрьевич Лермонтов),
1814 — 1841
  


















Traduction de Saint-René Taillandier,
parue dans Le Poète du Caucase, Michel Lermontof,
Revue des Deux Mondes, nouvelle période, 2ème série, tome 9, 1855




Bonjour à toutes et tous !


“Livre”.



des livres, des livres, et moi.
(Des livres, délivrez-moi...
Y aurait-il là un un appel au secours inconscient ?)


Nous savons que “livre” nous vient - par le latin, bien évidemment - d'une lointaine racine indo-européenne, *lubʰ-, “peler, écorcer”.


L'article qui l'expliquait - point de départ d'une longue quête -, c'était le libraire livrait des livrets tôt et des librettos tard...,

Nous avons ensuite passé en revue les dérivés celtiques et germaniques de notre charmante petite *lubʰ-.

j'ai emprunté un livre d'André Breton. Que je lis au jardin. Excellente médecine!
C'est juste ! D'ailleurs, dans "fromage", il y a "mage". 
le vol Lufthansa eut l'air de frôler la canopée... 
Vous préférez le hall, le cloître, ou la tonnelle, pour qu'on "discute affaires"?

En ce jour d'hui, nous commencerons l'étude des dérivés ... balto-slaves de la ravissante *lubʰ-.



Alors !


Vous allez bien ? Ici, ça va, nous avons enfin eu du soleil ! 

En balto-slave, tout comme en germanique, plusieurs étymons à nous mettre sous la dent...

Commençons, si vous le voulez bien - même si, entre nous, vous n'avez pas trop le choix -  par un étymon balto-slave que l'on hésite à reconstruire, car on doute de sa forme précise, mais qui devrait ressembler à *lubum-.

(Et c'est d'une forme au timbre o, suffixée en -o- de notre *lubʰ-*loubʰ-o-, que descendrait *lubum-, à l'instar du proto-germanique *lauba-, “feuille, feuillage”...)

De cette forme dériveront deux couples d'étymons, chacun d'eux composé d'un slave et d'un ... ... balte, oui, bravo !

Le premier de ces deux couples ?

Le couple proto-slave *lъbъ- / proto-balte *luba-.



Autrement dit...



racine indo-européenne *lubʰ-peler (écorcer)
forme suffixée au timbre *loubʰ-o-
balto-slave *lubum-
proto-slave *lъbъ- et proto-balte *luba-



Commençons par ses dérivés slaves...

À votre avis, que pouvait bien vouloir dire le proto-slave *lъbъ- ? Mmmh ?

Écorce, feuille, plante, poison, potion, abri sous le feuillage... ?

Ben ... rien de tout ça. lъbъ désignait ... le crâne !

crâne humain

crâne de Mickey


Le rapport ? Excellente question !
On pourrait l'expliquer par la métaphore du bois. L'écorce, la planche: le crâne est dur comme du bois (parfois plus, parfois moins, tout dépend de la violence du coup), et sert, en quelque sorte, d'écorce au cerveau.

Ouais... 

Serguei Sakhno, 

Serguei Sakhno (au micro)
(source)


















dans son

Dictionnaire russe - français d'étymologie comparée

y va de sa propre proposition, qui ma foi, me séduit pleinement.






Je dois d'abord vous dire, pour que vous puissiez vous aussi savourer l'explication, qu'en russe, lъbъ- est devenu, par un léger glissement de sens, лоб (“lob”),  “front”.




C'est bon ?
Allons-y.

En faisant appel au russe луб 
(“loub”)
“teille”...

Quoi, vous ne connaissez pas la teille ?  
La teille (ou tille, car le mot est issu de tilleul), est l'écorce de la tige de chanvre. Le ... liber du tilleul, dont on fait des cordes, des nattes.
Oh merci, ©Grand Robert de la langue française !
Le shinafu, l’art du tilleul tissé,
non pas chinois, comme son nom semblerait l'indiquer, mais japonais
En Chine, ils l'appellent japonafu, probablement.
(source)

En faisant appel au russe луб“teille”, forme très proche de лоб, donc, Serguei Sakhno suggère qu'à лоб, au sens ancien de “boîte cranienne, crâne, se rattachait une métaphore, qui en faisait un panier, ou une boîte en teille... 
Moi,  j'aime bien ! Je trouve ce rapprochement avec liber particulièrement bienvenu...
Avant de revenir au proto-slave *lъbъ-, terminons-en avec le russe лоб (“lob”),  “front”.

Je vous parlais de son sens ancien
- au russe лоб,  “front”, on suit -,
boîte cranienne, crâne”...

C'est précisément ce sens que l'on retrouve dans le nom de l'ancien échafaud, lieu de supplice sur la Place Rouge, Лобное место (“Lobneuil Miesta”), signifiant littéralement le lieu du crâne.


Mais oui ! En référence au Mont Golgotha, traduit par “Lieu du Crâne”, où, selon les Écritures, fut crucifié Jésus.
(D'où aussi - je dis ça comme ça - notre calvaire, par le latin calvariae locus, “Lieu du Crâne” (Vulgate,  Matt. 27, 3.)? C'est pas pour rien que calvaire ressemble étrangement à calvitie...)

Лобное место, le lieu du supplice
(source)

PS: et NON, le лоб russe n'a strictement rien à voir avec nos français lobotomie, et lobe, tous deux venant du grec ancien λοβός, “lobe de l'oreille, lobe du foie...”, d'aucune façon apparenté à la jolie indo-européenne *lubʰ-.


Bon, on continue ?
Dans la famille des langues slaves orientales, à côté du russe лоб, “front”, le proto-slave *lъbъ-, “crâne” a donné...
  • le biélorusse лоб (“lob”), et 
  • l'ukrainien лоб (“lob”).

Dans les langues slaves méridionales ? Mais certainement:
  • le slovène lǝ̀b, “crâne, front”.

Et dans les langues slaves occidentales, hein, hein ?
  • le vieux tchèque leb, “crâne”, d'où le tchèque archaïque leb,
  • le polonais łeb, “tête d'animal”, ou encore
  • le slovaque archaïque leb.
Ah oui, j'oubliais ...

Et dans le ...
- OUIIIIII ! -
... vieux slavon d'église, le proto-slave *lъbъ-, “crâne” a donné... euh... lъbъ-“crâne”.



racine indo-européenne *lubʰ-peler (écorcer)

forme suffixée au timbre *loubʰ-o-
balto-slave *lubum-
proto-slave *lъbъ-

mots slaves évoquant le crâne,
comme le russe лоб, boîte cranienne, crânepuis front




Remontons à présent à l'étymon proto-balte *luba-, descendant au même tire que le proto-slave *lъbъ- de la forme balto-slave *lubum-.


Oui, je sais, on s'y perd vite, je vous redonne donc encore le schéma de base:





Les descendants baltes de *luba-, ne suivront en rien la sémantique slave. 
Non, ici, pas question de crâne, mais plutôt de planche, de teille, ou même d'étagère...

Ainsi, 

  • le lituanien lubà, “planche, tableau”,
  • le letton (mais l'est-on vraiment ?) luba, “teille, planche, étagère”, ou 
  • le vieux prussien lubbo, de même sens.



Allez, restons toujours sur le balto-slave *lubum-, à qui nous devons encore un autre couple d'étymons, formé cette fois par le proto-balte *luobas- et le proto-slave *lûbъ-...











Je sais ! Moi aussi, je m'y perds...









racine indo-européenne *lubʰ-peler (écorcer)

forme suffixée au timbre *loubʰ-o-
balto-slave *lubum-
proto-slave lûbъ- et proto-balte *luobas-



Comme nous l'avait fait remarquer Serguei Sakhno il y a quelques lignes, le russe луб“teille” était apparenté au russe лоб...

Eh bien, nous trouverons, à l'origine du russe луб“teille”, le proto-slave, *lûbъ- !

Même topo pour...
  • les tchèque et slovaque lub, notamment “cerclage en bois”,
  • le polonais lub, “teille”, ou
  • les serbo-croate et slovène lûb, “teille”.

Pour ce qui est des dérivés baltes de *luobas-, 
retenons...
  • le lituanien lúobas, “teille”, et
  • le letton - mais... l'est-on VRAIMENT ? - luobs, “peau, pelure, écorce”.


Notons encore que tant le radical de l'étymon slave *lûbъ- que celui de l'étymon balte lúobas semblent posséder une variante en *p-, le slave *lūpìti- d'un côté, le balte *laupyti- de l'autre, tous deux descendant d'un proto-balto-slave *loup-ei/i-, mais que l'on pourrait attribuer à un substrat, en d'autres termes, à une langue qui aurait influencé les langues balto-slaves, avant de disparaître...


racine indo-européenne *lubʰ-peler (écorcer)

forme suffixée au timbre *loubʰ-o-

balto-slave *lubum- + influence d'un substrat
variante balto-slave *loup-ei/i-,
proto-slave slave *lūpìti- et proto-balte *laupyti-


On épinglera, comme descendant de cette variante *lūpìti-, le russe лупитъ, (“loupitj'”), “écorcher, dépouiller”
(Oui, de écorcer à écorcher, le pas est vite franchi...), 
ou encore le lituanien laupýti, “déchirer”.



Eh ben, c'était pas d'la tarte, aujourd'hui, ou c'est moi ?...
Dur dur, de retrouver son chemin dans les méandres balto-slaves...



Quoi qu'il en soit, retenons de tout cela que notre français livre est étymologiquement proche, par exemple, du russe лоб“front”, du russe луб“teille”, ou encore du lituanien laupýti, “déchirer”.

Vous l'auriez cru, ça ??
Précisément: ça déchire.



Et - soyons fous - je vous livre encore 
- merci, Serguei Sakhno ! -
un terme russe qui vous montrera - s'il le fallait encore... ! - l'étroite parenté entre tous ces descendants de l'indo-européenne *lubʰ-peler (écorcer), tous ces cognats que nous étudions depuis quelques semaines... 

Vous vous rappelez le latin liber, hein hein, précurseur du papier, ce liber d'où vient notre livre ?
Sinon, on relit ivre, le libraire livrait des livrets tôt et des librettos tard..., et prestement, avec ça.
Eh bien, on retrouve cette même utilisation ancienne du liber comme support à l'écriture (ou ici, plus précisément, au dessin) dans le russe лубо́к, ou лубо́чная картинка (loubok, loubotchnaya kartinka), désignant une estampe populaire russe gravée sur planche en bois de tilleul.

Certains historiens, nous précise encore Serguei Sakhno, vont même jusqu'à rattacher le terme лубо́к ...
aux paniers de teille, sortes de grandes hottes peintes dont le coloriage avait des points communs avec celui des images populaires”.

Vous en voulez, des loubki ? En voilà:






MERCI, l'indo-européen !



Je vous souhaite, à toutes et tous, un excellent dimanche, et une superbe semaine !

À dimanche prochain, 




Frédéric


PS: dans ces articles, les passages de texte en bleu, vous l'aurez compris, traitent d'éléments de linguistique.



Une pensée pour un homme qui s'est sacrifié pour que d'autres vivent...

Une pensée, aussi, pour ses proches.


Le Lieutenant-Colonel Arnaud Beltrame



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Attention,
ne vous laissez pas abuser par son nom:
on peut lire le dimanche indo-européen
CHAQUE JOUR de la semaine.
(Mais de toute façon,
avec le dimanche indo-européen,
c’est TOUS LES JOURS dimanche…).
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Et pour nous quitter,

on va se requinquer


avec mes petits chéris du Tafelmusik interprétant,

rien que pour nous,
et avec une bonne humeur joliment communicative,
le Concerto pour 2 violons en La majeur, op. 3, no. 5, de Vivaldi



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dimanche 18 mars 2018

Vous préférez le hall, le cloître, ou la tonnelle, pour qu'on "discute affaires"?




Le grave inconvénient d'être l'ami le plus intime d'un jeune auteur dramatique, c'est qu'il vous prie d'assister à la première dans la loge de sa mère.


Journal, 1887-1910 (1925),

Jules Renard
Pierre-Jules Renard, dit Jules Renard,
22 février 1864 - 22 mai 1910
















Bonjour à toutes et tous !


Dimanche dernier, je vous annonçais des surprises...

Mais, avant tout, recadrons les choses, pour repartir du bon pied:

Nous avons commencé, le 18 février dernier, l'étude étymologique du mot “livre”.


illustration tirée du Book of Kells,
représentant la colombe, Iona
(source)


À notre grand étonnement (pour ceux qui débarquent: c'est de l'ironie), nous avons pu remonter ses traces jusqu'à l'indo-européen. Et précisément, jusqu'à la racine *lubʰ-, “peler, écorcer”.
ivre, le libraire livrait des livrets tôt et des librettos tard...,

Le 25 février (la semaine d'après, pour les plus cérébralement fragilisés d'entre nous), nous avons découvert ce que nous avait réservé notre mignonne *lubʰ- dans les langues celtiques.
j'ai emprunté un livre d'André Breton. Que je lis au jardin. Excellente médecine!

Une semaine plus tard (oui, bien, en effet: le 4 mars), nous entamions l'étude des dérivés germaniques de l'affriolante *lubʰ-.
C'est juste ! D'ailleurs, dans "fromage", il y a "mage". 

Étude que nous avons poursuivie le 11 mars.
le vol Lufthansa eut l'air de frôler la canopée...

Au cours de ces deux derniers chapitres, nous avons découvert que la jolie *lubʰ- a en fait engendré TROIS racines germaniques:
  • *lauba-, “feuille, feuillage” (d'où le néerlandais witloof et l'anglais leaf), 
  • *lubja-, “herbe”,“potion” (d'où lip dans le composé anglais cheeselip), et enfin
  • *luftu-, “toit, air(d'où les anglais lift et loft).

Toujours d'accord ?

Je vous promettais, dimanche dernier, en revenant sur la première des ces racines germaniques
- OUIII, *lauba-, “feuille, feuillage”, bravo ! Décidément, vous êtes en forme, aujourd'hui -,
de vous donner encore deux mots français qui nous venaient de *lubʰ-.
Des mots que toute personne normalement constituée ne rapprocherait pas de “livre”
(Si vous avez fait ce rapprochement, je vous laisse réfléchir calmement sur ce que cela pourrait, éventuellement, impliquer.)

Le premier de ces deux mots ?

Je vous en donne la définition, à vous de le trouver...

Bon, je vous le dis tout de suite, c'est un emprunt à l'anglais, un anglicisme datant de 1843. Mais je le trouve bien dans mon Grand Robert de la langue française.

Sa 1ère acception: Groupement (organisation, association…) qui exerce une pression sur les pouvoirs publics pour faire triompher les intérêts, professionnels ou autres, qu'il soutient.

Et la 2ème (rare selon le Robert, mais fréquente au Québec): Vestibule, hall (d'un hôtel).


Oui, vous l'avez trouvé: lobby.


lobbying aux Etats-Unis

lobby


C'est de l'américain, même pas francisé. Pris comme tel en français.
Et, hélas, si ce mot est si vite entré en français, c'est qu'il y a un usage.


Je ne veux rien dire, mais à quelque niveau de pouvoir que ce soit, le lobbying et les lobbyistes existent. Sinon, comment expliquer certaines décisions, à l'échelle européenne, par exemple, tellement déroutantes, et qui abondent si curieusement dans le sens des intérêts de certains grands groupes industriels...



(source)


Mais ?? Quel est le lien entre un groupe de pression, le hall d'un hôtel, et notre germanique *lauba-, “feuille, feuillage”? 

En voilà une question qu'elle est bonne !

 Voilà ce qui s'est passé:


"Here's what happened" - Adrian Monk

Sur *lauba- s'est construit le francique (non attesté) *laubja.

Pour retrouver son sens initial
- et par là même comprendre son évolution -,
nous pouvons regarder du côté de son cognat, l'allemand Laube, “abri, galerie intérieure, ou même tonnelle”. 

Oui, tonnelle !
Petite construction circulaire à sommet arrondi, faite de lattes de bois en treillis soutenues par des cerceaux métalliques, sur laquelle on fait grimper des plantes, et dans laquelle on est à l'abri du soleil.
©Le Grand Robert de la langue française
Sous la tonnelle,  Jules Ronsin (1867 - 1937)
(source)



Sous la tonnelle
(source)


Laube lui-même dérivait de Laub, feuillage”, via le vieil haut-allemand lauba (ou louba), “endroit ombragé, abri, hutte, auvent....


En d'autres termes, on peut supposer que le sens premier de l'allemand Laube, c'était quelque chose comme “toit de feuillage”.

Et sur le même modèle, le vieux-francique *laubja désignait un abri de feuillage.

Quoi qu'il en fût, le latin médiéval l'emprunta
(le latin médiéval pouvait tout se permettre),
(source)
 pour en faire *laubia, lobia, “galerie, portique”.

Finie, l'évocation douce et rêveuse, d'après-midi calmes et paisibles passés sous la tonnelle au fond du jardin ...

Non, en latin médiéval, le mot désignera la galerie couverte ... d'un monastère
Oui: le cloître.


Ici, celui de l'abbaye du Mont-Saint-Michel
(source)


et ici, celui d'un autre grand lieu du Christianisme, l'abbaye d'Iona, Écosse
Oui, Iona, la colombe, celle représentée dans le Book of Kells, plus haut...

Iona, un peu comme la mythique Avalon,
à la croisée entre le celtisme et le christianisme


Le lobia latin sera alors emprunté en anglais, pour devenir lobby, qui conservera en un premier temps son sens hérité (et désormais obsolète, en anglais): “promenade couverte, cloître d'un monastère”.

De là, il en est venu, par généralisation, à désigner un vestibule, un hall d'entrée.


vestibule

En particulier, cette fois par spécialisation ...
- et c'est là que tout s'éclaire, ou presque -,
un hall ouvert au public dans un corps législatif (1640).

Mais oui ! 
Comme le vestibule de la Chambre des Communes (House of Commons), au palais de Westminster, là où les Members of Parliament (MPs) se faisaient accoster par des personnes tentant de les influencer.

The lobby of the House of Commons, 1886,
Liborio Prosperi, via Wikipedia.
(source)


Eh ! Le reste de l'histoire, vous le devinez.

Le terme en est venu, passé outre-Altantique, à désigner les personnes qui fréquentaient les couloirs du Sénat (ou de la Chambre des Représentants, ne soyons pas chiche), dans le but d'influencer leurs membres dans leurs fonctions officielles (1808).


Le Capitole


Joli, non ?

Francique, latin, anglais, américain, français ! 
Il en aurait des choses à nous raconter, ce vieux lobby !


Vous l'auriez fait, le rapprochement, entre livre et lobby ? Hein ?





Bon.




Et maintenant, place au deuxième mot.

En fait, euh...

Comment vous dire ?

Le mot à trouver
- oui, oui, ce sera encore à vous à le trouver -
dérive également du germanique *lauba-, “feuille, feuillage”, et nous arrive lui aussi du francique *laubja, “abri de feuillage...

Et pour tout vous dire, il est devenu le latin médiéval laubia, “galerie, portique”.


Fernand Ucon



- Mais enfin, qu'est-ce que tu racontes ? 
Là, ça y est, il est irrécupérable.







- Bien le bonjour, Monsieur Ucon, vous allez bien ?

Oui, le mot que vous cherchez est passé dans le latin médiéval laubia, “galerie, portique”.
Certes.

Et c'est peut-être de là qu'il est arrivé en ancien français. 
Ou alors, il est passé directement du francique à l'ancien français. 
Sans passer par le latin. 

- Et j'en profite pour remercier ici Alain Rey, sans qui je serais encore, en ce moment, en train de dépatouiller la sémantique et l'étymologie du mot - 

Ce qui est sûr, c'est qu'en ancien français, il désignait initialement un abri de branchages, et par extension, une construction rudimentaire pour loger un homme ou un animal
(oh, on est là au tout début du XIIIème),
une niche, une hutte par exemple. Ou, en architecture, une galerie, une tribune...


niche


Alors, vous trouvez ??


Ce sens de “galerie, tribunea disparu, sauf dans un cas...

Pom pom pom...

...


Quand le mot désigne une galerie ... située à l'étage, formée de colonnes, et ouvrant sur l'extérieur. 


Oui, non ?? 


... comme celles (au pluriel) de la cour Saint-Damase
(Cortile di San Damaso)
, au Vatican...

Plus tard, fin XVIIème, le mot prendra le sens de “petit local pour un seul individu”. 
(On parlerait à présent de cellule.)

Mais c'est bien cette valeur de “petit localque l'on retrouve dans plusieurs des sens modernes du mot: 
  • “compartiment à plusieurs sièges au théâtre (1598!), 
  • “pièce dans laquelle se change le comédien (1647!), ou encore...
  • “logement du gardien (1608!).

Ça y est ? OUIIII ! Loge !!

Loge !


les loges, La Fenice


Le mot, je dois vous le dire, se retrouve dans toutes les langues romanes (italien loggia, provençal lotja, portugais loja...).





Voilà aussi pourquoi Pierre Guiraud rejetait une origine germanique à notre loge, le faisant plutôt descendre du latin logium, terme d'architecture (“tréteau, scène”), lui-même emprunté au grec. 



Une troisième version ? Il y a peut-être eu téléscopage... Certains sens de loge provenant du francique, d'autres du latin. Allez savoir !




Ah oui, encore une chose !

Le terme loge dans le sens de local où se réunissent les francs-maçons, et par métonymie, assemblée maçonnique, est en réalité un anglicisme

La Franc-Maçonnerie étant d'origine britannique (certains disent anglaise, d'autres écossaise), on employait en Grande-Bretagne le terme lodge
- attention, emprunté quand même à notre ancien français loge, “abri, petit local” ! -
pour désigner l'endroit où travaillaient les Francs-Maçons, vraisemblablement du nom des ateliers dans lesquels travaillaient les ouvriers maçons au Moyen Âge, notamment sur les chantiers de construction des Cathédrales... 
(Lujo Brentano, On The History & Development Of Gilds, & The Origin Of Trade Unions 1870)



le Grand Temple du Freemasons Hall, Londres
(source)


Amusant, non, ce raccourci brutal entre lobby et Francs-Maçons ? 
Que je ne ferai pas.  
Je ne m'avancerai pas plus loin sur ce terrain miné, et où la mauvaise foi est présente, tout autant dans les loges, qu'en dehors !



Et alors ? Et loge, vous l'aviez naturellement rapproché de “livre”, hein? 

Ben voilà. C'est bien ce que je disais.


Encore de nouveaux liens tissés entre les mots...

Réunir ce qui est épars (ou du moins qui en a, à première vue, l'apparence), voilà bien le travail que je me suis fixé ici.

Livre, loge, lobby... Tous cousins ! L'auriez-vous cru ?

Merci qui ? 

Mais .... l'indo-européen, pardi !



Allez, la récap:


racine indo-européenne *lubʰ-peler (écorcer)

forme suffixée au timbre *loubʰ-o-
proto-germanique *lauba-“feuille, feuillage
francique *laubja, “abri de feuillage...
emprunt
latin médiéval *laubia, lobia, “galerie, portique



-----


latin médiéval lobia, “galerie, portique

emprunt

anglais lobby, “promenade couverte, cloître d'un monastère

généralisation

vestibule, hall d'entrée

spécialisation

vestibule du parlement

métonymie

groupe de pression

emprunt (calque)

français lobbygroupe de pression"


-----


francique *laubja, “abri de feuillage...
emprunt

(peut-être) latin médiéval *laubia, “galerie, portique

ancien français loge, “abri de branchages, niche, cellule

français loge



-----


ancien français loge, “abri, petit local...
emprunt
anglais lodge“lieu où travaillent les Francs-Maçons
emprunt
français loge, “lieu où travaillent les Francs-Maçons



Ouf !



Je vous souhaite, à toutes et tous, un excellent dimanche, et une superbe semaine !

À dimanche prochain, 





Frédéric


PS: dans ces articles, les passages de texte en bleu, vous l'aurez compris, traitent d'éléments de linguistique.


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(Mais de toute façon,
avec le dimanche indo-européen,
c’est TOUS LES JOURS dimanche…).
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Et pour nous quitter,

Une très belle cantate... maçonnique, de Mozart, 

Laut verkünde unsre Freude,
en Ut majeur, K 623 




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