- Paraît chaque dimanche à 8 heures tapantes, méridien de Paris -

dimanche 30 mars 2014

on ne peut suspecter cet évêque d'espionnage, quand même ?







Bonjour à tous !

Je voulais vous parler d’un sujet de circonstance…

Mais voilà, en le préparant, je me suis rendu compte que je devais VOUS préparer mentalement à l’accueillir.

Et que surtout, un mot bien connu et partiellement dérivé de la racine dont je voulais vous faire part ne pouvait vraiment s’apprécier que si vous connaissiez la racine à l’origine de l’autre partie de ce mot composé…

‘sais pas si je suis très clair, mais on va s’en sortir.
Et puis, voilà, vous verrez bien dimanche prochain !



La racine proto-indo-européenne de ce dimanche-ci, ce sera :


*spek-



Et le verbe proto-indo-européen *spek- se serait probablement traduit littéralement par… observer.



Sur la forme de base *spek-, et via le germanique *spehōn, l’observateur, s’est construit le vieil italien spione : espion, duquel provient le français espion, évidemment.


L'un des plus célèbres espions de l'Histoire :
Charles-Geneviève-Louis-Auguste-
André-Timothée d'Éon de Beaumont,
dit le « chevalier d'Éon »
(1728- 1810) 


De ce même germanique *spehōn nous arrive le vieux français espier, devenu épier.


Mais ce n'est bien entendu pas tout.
Notre racine proto-indo-européenne *spek-, par une forme suffixée *spek-yo-, s’est dérivée dans le latin speciō, specere : regarder.

A partir de là, c’est le feu d’artifice...
Car speciō nous a donné ces mots dont le sens a à …voir avec la vision, le regard, la vue

Comme spectacle, spectateur
Ou inspecter, introspection, perspective, aspect

Il y a encore spéculum, du latin pour miroir.

Mais ce ne sont là que quelques mots dérivés de speciō.


Saviez-vous ainsi que spéculer en descend ? Le spéculateur, avant tout, observe.
Et est souvent… perspicace.
Le latin perspicax désignait celui qui regarde à travers, donc, d’une façon imagée, perçoit avec clarté, clairvoyance.

Prospecter, respecter, suspecter : tous cousins !

Respect est un mot curieux: basé sur le latin re-specere, il signifie littéralement regarder derrière soi, tourner la tête, se retourner.
Avoir du respect pour quelqu’un, prendre quelqu’un en considération, c’est, étymologiquement, ne pas le regarder dans les yeux, mais bien en détourner le regard, par déférence…

Suspecter nous vient lui de suspiciō (“se méfier”), composé de sus-, une variante de sub (“sous”) permettant juste de le combiner, et de speciō.
Suspiciō c’était donc regarder de bas en haut, ce qui pouvait s’interpréter comme admirer, ou soupçonner

La notion d’admiration éprouvée a disparu, cependant de ce dérivé de suspiciō qu’est suspicieux : méfiant, soupçonneux.

Et est spécieux ce qui revêt l’apparence de la vérité, ou de la justice…


Dans les dérivés en “-spect”, nous avons encore circonspect, qui rend l’idée de “regarder autour de soi”, par prudence, vigilance…

Ou encore expecter, de l’ancien français especter : attendre, espérer, ou craindre…
Ici, le préfixe ex- nous renvoie à l’idée de regarder de l’extérieur.


Spécimen

Eh oui, le spécimen, du latin specimen, est ce qui est à regarder, observer, d’où l’échantillon, l’exemple, ou la preuve, l’indice…

Le spectre, c’est étymologiquement l’apparence, l’apparition

Un ZX Spectrum de 1982


Quant à frontispice, le mot désigne en architecture la face avant - le front donc - d’un grand monument, la façade principale, faite pour être regardée

Frontispice du Palais de Justice de Château-Thierry


Mais encore plus surprenante est la parenté, avec speciō du mot… espèce.

Le latin speciēs désignait en fait, à l’origine, la vue, le regard.

Par une dérivation en miroir, il en est venu à désigner l’objet du regard: ce vers quoi votre regard se tourne: ce qui est apparent, donc: l’aspect, l’apparence.
Pour finalement désigner ce qui se différencie par son apparence : le cas particulier, la catégorie.

Plaque de 1er prix du concours de Châlus,
espèce ovine, 1951

Ce qui est particulier, nous dirons que c’est… spécial.
Eh oui ! spécial, spécialité, spécialiste: encore des dérivés de *spek-.


L’eussiez-vous cru, épice nous arrive de la même source.
Oui, nous avons emprunté le français épice au latin speciēs.

Curieux ? D’apparence, certainement.

Mais il faut savoir que les épices, c’était tout simplement ce que l’apothicaire considérait comme ses denrées, ou drogues… spéciales, particulières.

Épices
Manger épicé, le propre des vrais hommes.
Les hommes éduqués, eux, attendent un peu après avoir mangé.  


Allez, une forme suffixée de notre racine *spek- : *spek-s-, a donné le latin haruspex : “celui qui voit”.
Pour haruspice, c’est ici qu’on clique (hernie, tétracorde et haruspice).



C’est à une autre forme suffixée *spek-ā- et via le latin dēspicārī : “regarder de haut”, donc : mépriser, que l’anglais doit to despise (mépriser), ou despicable : indigne, méprisable



Pour les amateurs - et je sais qu’il y en a parmi vous… - une ... métathèse.
Mais ici, carrément une métathèse proto-indo-européenne !

(Vous le savez, une métathèse linguistique est une permutation malheureuse qui vous fait inverser les lettres d’un mot : l’aréoport ou au contraire l’aréopage en sont deux jolies…)
Maître corbeau, sur un arbre perché...

Une forme métathétique, et suffixée de *spek- : *skep-yo-, a perduré dans le grec skeptesthai : examiner, considérer.

D’où nous avons tiré… sceptique.


Oui, forcément : fosse septique


Nous nous sommes vite débarrassés de ce SKEPT- vraiment imprononçable pour un francophone, en laissant le c se prononcer s...
Mais en anglais, vous retrouvez toujours l'ancienne forme: skeptical, skepticism.


Poursuivons.

Avec une autre métathèse, mais cette fois opérée au niveau du grec

D’une forme allongée de notre racine, mais au timbre o cette fois : *spoko-, nous avons hérité de tous ces mots en -scope, -scopie, en passant par le grec ancien - c’est ici qu’intervient la métathèse - σκοπος, skopos.

Skopos, c’est celui qui regarde, ou même aussi l’objet de l’attention.
Le verbe σκοπεῖν, skopeîn signifiait notamment regarder, surveiller

Les dérivés de σκοπος, skopos, vous les connaissez.

Télescope, endoscope, périscope, kaléidoscope, stéréoscope, CinémaScope, magnétoscope, microscope, trombinoscope, oscilloscope … … …

Mais n’oublions pas non plus horoscope.
Dont nous avons déjà traité, dans A la bonne heure !

Image d'un kaléidoscope


Mais il est encore un dérivé improbable de *spek-, par le grec métathésique skopos : 

A l’origine, ce mot désigne le « surveillant », le modérateur, le superviseur, le tuteur, le responsable d'une organisation ou d'une communauté.

Je vous en donne la version grecque ?
ἐπίσκοπος, episkopos.

Oui, bien sûr, vous entendrez “épiscopal”: qui concerne l’évêque.

Le mot dont il est question, c’est lui : évêque.
Il nous vient du gallo-roman *episcu, qui n’est qu’une forme raccourcie du latin episcopus, calqué sur le grec ἐπίσκοπος, episkopos.

Et l’évêque est toujours le chef d’une église chrétienne qui a la responsabilité d’un diocèse.

Camembert et petit Pont-l'évêque


- Tiens, et l’anglais bishop, l’évêque ? Aucun rapport !!
- Eh bien, figurez-vous que si !! Même origine !

Mais ici, le mot se base sur le latin vulgaire *biscopus, lui-même dérivé du latin episcopus.
En vieil anglais il est devenu biscop, et puis, en moyen anglais, bishop


The Bishop des Monty Python


Speculoos.

Il se pourrait que ce délicieux biscuit de froment, agrémenté de cassonade et parfumé d’épices (en particulier de cannelle), et qui était traditionnellement moulé en forme de personnage, d’animal ou d’objet, tire son nom de notre racine.

Speculoos

(Bon, honnêtement, c’est possible, mais rien ne le prouve vraiment.)

Mais bon, il semble que le mot speculoos soit le diminutif néerlandais speculaas du tout autant néerlandais ...  speculatie.

Et oui, on spécule beaucoup sur l’origine de speculatie. (Désolé.)
Mais certaines étymologies semblent le rapprocher du latin episcopus, faisant référence à l’évêque St-Nicolas, le patron des enfants sages (les autres peuvent toujours se brosser), à la fête de qui, le 6 décembre, on avait coutume d’offrir des speculoos à son image.

Speculoos à l'effigie de Saint-Nicolas


Selon d’autres, le mot pourrait tout simplement venir du latin speciēs, référence aux épices entrant dans la confection du biscuit.
Enfin, on parle encore d’une étymologie basée sur le latin speculum, le miroir, le speculoos représentant à l’origine le reflet d’une personne dans un miroir…

Ce qui est formidable, c’est que TOUTES ces étymologies le ramènent à la racine proto-indo-européenne *spek-.
Mais bon, encore une fois, je ne me battrais pas pour ça.
(même si, au demeurant, je me damnerais pour un speculoos - je crois d'ailleurs que c'est déjà fait)



Que du germanique et du latin, comme descendance à *spek- ?
Mais non!!!

Citons l’avestique spasyeiti : “il observe”, ou le sanskrit पश्यति, páśyati : “il voit”

Et pour faire bonne figure, en vieux norois, spá c’était prophétiser
En islandais actuel, spá signifie toujours prophétie, prévision, ou diagnostic.



Enfin, vous connaissez toutes et tous le speck, le lard !
Cette délicieuse spécialité charcutière que l’on trouve en Carinthie, dans le Tyrol autrichien et même dans le Trentin-Haut-Adige, en Italie.

Speck


Vous ne pouvez le croire !
Speck vient bien de *spek-.

Car les Tyroliens avaient l’habitude, pour se laver le matin, de s’enduire la peau de speck.
Ça nettoyait, ça sentait bon - tout est bon dans le cochon - et ça protégeait des parasites.

Mais surtout, lors de ces ablutions matutinales, ils se miraient dans de très fines tranches de speck tendues à l'extrême sur un cadre en bois pour les transformer en miroir (le speculum latin).
Faites le test : ça marche, mais il faut vraiment les tendre très fort.

Ah, ce n’est pas parce qu’on se balade avec des culottes en cuir et une plume dans l' euh ... au chapeau toute la journée qu’on ne peut pas succomber à une certaine coquetterie.

De même, les Tyroliens, en toute cohérence, ne mangeaient que des morceaux de speck par PAIRES : en miroir !*

Tyrolien: classe naturelle,
élégance incarnée




Je vous souhaite, à toutes et tous, un TRES bon dimanche, et une TRES bonne semaine !


A dimanche prochain.





Frédéric


*Toute cette étymologie tyrolienne de speck est un poisson d’avril, bien sûr. Speck le lard n'a AUCUN rapport avec *spek- observer...
Le 1er avril, c’est après-demain, mais je ne pouvais résister à ce petit plaisir…
Qu'est-ce que j'en peux, si le 1er avril tombe un mardi ??

Du lard et du poisson...


2 commentaires:

Unknown a dit…

Voilà une formidable étude, complète et d'une merveilleuse précision ( j'adore la métathèse proto indo-européenne !). Les explications sans chichi sont parfaitement claires et leur lecture facilitée par un humour d'une grande finesse. De quoi donner à tout le monde l'envie de se plonger dans l'étude de l'IE. Bravo, Frédéric !

Jean Maillet

Frédéric Blondieau a dit…

Jean,

Ce formidable commentaire, si bienveillant, et venant surtout de VOUS, vous qui littéralement jonglez avec la langue et l'étymologie, me va droit au cœur. Je vous remercie sincèrement.

GRAND merci !

Bien à vous,
Frédéric