- Paraît chaque dimanche à 8 heures tapantes, méridien de Paris -

dimanche 29 avril 2012

Tour de France et Tour de Babel


article précédent: Vestales, malléoles et Lofoten





En cette période d'élections en France, nous entendons régulièrement parler de "nation", de "vrais Français"...

Ce "dimanche indo-européen" n'est pas là pour polémiquer, ni faire de la politique (dans le sens commun du terme).

Certes non.

(Même si, je l'avoue, je préfère vivre en démocratie plutôt que dans un système totalitaire.
Mais bon, ça c'est strictement personnel. Les goûts et les couleurs, mon bon Monsieur...)


Mais il est peut-être intéressant de reprendre l'étymologie de quelques-un de ces mots que l'on entend si souvent en ce moment...


Alors, commençons par...

"Nation", qui provient, par le latin natio ("naissance, peuplade, nation") de la racine proto-indo-européenne


*gen- ou *genǝ-: donner naissance, enfanter, engendrer.


Nous devons à cette fertile racine engendrer ou gène, évidemment, mais aussi genre, générer, dégénérergendregénérateur, génération, généreux, génital, génériquegens ("les gens"), généalogie, genèse ...

Exemple de dégénéré


- Mais enfin, quel lien phonétique peut-on faire entre natio et *gen-? Gène je comprends, mais natio/nation?? C'est du grand n'importe quoi, oui!!

- Remarque subtile. Je dois effectivement préciser que le latin natio vient d'une forme au degré zéro (sans voyelle) de la racine: *gnǝ-, prolongée du suffixe *-sko.

Le composé ainsi formé, *gnǝsko- a ... donné naissance (c'était un peu facile, j'en conviens) à natio, mais aussi au latin nascere: naître (nascio: je nais).

C'est de lui que nous proviennent naître, naissance, natal, ...


*gnǝsko- nous a également légué le latin natura, avec le sens d'"action de faire naître, caractère naturel, ordre naturel").

Et bien évidemment, natura est devenu nature....


Plus surprenant: sous une forme réduite *gn- et devenue un suffixe, la racine *gnǝ- a fourni bénin et malin.
Mais oui: on retrouve trace de la racine originelle une fois que l'on met ces deux adjectifs au féminin: bénigne, maligne.

Bénin, c'est étymologiquement ce qui est "bien né"; malin ce qui est "mal né".

Bénin

La racine, au degré zéro (donc: *gn- / *gnǝ-) nous a donné imprégner, par le latin improegnare: inséminer, fertiliser.

Et aussi l'anglais... pregnant: enceinte.


Le genius latin était le "démon tutélaire qui préside à la conception, donc à la destinée d'un homme". Et de nos jours, être un génie, c'est détenir un talent inné, donc de par sa naissance.

Ingénieux, et par la suite ingénieur, proviennent aussi de cette même racine *genǝ-, par le biais du latin ingenium: "génie, savoir-faire", "disposition naturelle" (entendez: "dans les gènes").

Ne JAMAIS embêter un ingénieur


En ces temps d'élections présidentielles françaises, on aime souvent à se référer au.. Général!

Giraud, Roosevelt, de Gaulle et Churchill
à la Conférence de Casablanca, janvier 1943


Le Général - le mot vient bien de la même racine *gen-, c'est celui qui commande à "toute une classe, tout un genre" de personnes.

A l'origine, il s'agissait uniquement d'un adjectif, que l'on a accolé à capitaine ("capitaine général") pour désigner un militaire de haut rang.


Enfin, la forme suffixée *gn(ǝ)-men nous a donné germe, germination, mais aussi... Germain!
Les Germains étaient des hommes "du même germe". Une grande famille, quoi!

En Droit, on parle toujours de:

  • Frère germain, sœur germaine: de mêmes père et mère, par opposition à consanguin (de même père et de mères différentes) et à utérin (de même mère et de pères différents).
  • Cousin germain, cousine germaine: issu de deux frères, de deux sœurs, ou du frère et de la sœur.


Mais, et le mot "France"? (Soit dit en passant, avez-vous déjà extrait les lettres FN du mot France? Il reste alors les lettres: race).

Mieux vaut conserver les mots en entier, vous ne trouvez pas? Ils sont tellement plus riches...

Carte du Tour Auto 1952


Mais revenons à l'origine du mot:
NON, le mot ne provient pas d'une réelle racine indo-européenne commune (peut-être nos lointains ancêtres usaient-ils d'un autre terme pour désigner le "centre du monde"?).

La France est clairement le centre du monde
Elements de géographie (édition 1906)


Car il est une création (relativement) plus récente, que l'on ne trouve que dans certaines langues dérivées indo-européennes.

"France", vous le savez, provient du nom de cette tribu germanique, les Francs, qui a pris la Gaule celtique aux Romains du côté de l'an 500.
Cette tribu prendrait son nom (rien n'est très sûr) du vieux germanique *frankon-: le javelot - la lance, qui, on le suppose, aurait été leur arme de prédilection.



Bon, je charrie un peu nos amis Français, mais soyons clairs, en Belgique, nous n'avons de leçon à donner à personne en matière de politique, avec nos puériles, mesquines, pitoyables et ridicules querelles linguistiques.

No comment


Car en Belgique, il faut bien le comprendre: le langage, cette faculté oh combien humaine et essentielle à l'Homme, qui est censée réunir... sépare.

La Belgique vue par TF1. Ca fait peur.

C'est curieux, non? Dans cette infime, microscopique péripétie spatio-temporelle qu'est la Belgique, le "langage", en devenant "langue", perd sa fonction première.
Ou carrément, dans ce cas-ci, change de pôle, s'inverse et devient un outil de séparation, de discorde.

La langue qui rassemblait, puis qui a séparé? Mais ma parole, on devrait parler de la Tour de Babelgique!

1563-Pieter Brueghel l'aîné, la Tour de Babel, détail


-- Coupez ici pour sauter mes digressions et emportement belgitudinesques non linguistiques --
Dans le monde, des gens meurent de faim, beaucoup de nos frères humains vivent dans la précarité, dans la guerre, dans la souffrance, dans le sang. Certains ne savent pas s'ils survivront à la nuit, s'ils auront à manger ou à boire le lendemain. Ils se demandent seulement qui parmi leurs enfants, parents, voisins, amis ils devront pleurer bientôt.

Et nous, nous dissertons sur l'emploi des langues dans telle ou telle commune de Belgique.

C'est tout bonnement fascinant.

Tout ce que je nous souhaite - à nous Belges - c'est d'avoir la possibilité de jouer encore très longtemps à ce grand jeu.
Je nous souhaite encore beaucoup de paix, d'opulence, de prospérité et de temps à ne plus savoir qu'en faire pour nous permettre de nous adonner à ces jeux d'enfants gâtés, à ces passe-temps de "gosses de riches" qui n'ont vraiment rien d'autre à faire.

Car ce n'est que quand on est assuré de se coucher chaque soir dans un lit chaud et douillet, le ventre bien plein et bien tendu, qu'on peut se permettre ce genre de querelles autant absurdes qu'intestines...

Mais bref.

Je m'emporte, pardonnez-moi.
Mais ça peut se comprendre, surtout quand vous saurez que..
-- Fin de mes digressions et emportement belgitudinesques non linguistiques --


"Belge" selon Wikipedia, serait issu du celtique *bhelgh "se gonfler, être furieux" (à rapprocher du gaulois *bolga "sac de cuir" ou du vieil irlandais bolg "soufflet, ventre").

Le celtique *bhelgh dérive, EVIDEMMENT, d'une racine proto-indo-européenne *bhel- "gonfler".

Il faudrait donc comprendre le terme soit comme "les furieux" soit comme "les fiers, les vantards, ceux qui se gonflent comme une outre". Amusant non?


J'ai trouvé une autre étymologie, basée sur le composé BEL-GA:
*bhelgh, "objet gonflé, rond", véhicule, au sens figuré: "cercle, alliance".
Et -ga aurait désigné, en gaulois, un homme armé.

"Belges" signifierait alors "les hommes de l’alliance".
Le mot composé serait ainsi d’origine gauloise.
Et il semble que César nous confirme l’existence d’une alliance de tribus.

Une sorte de "communauté de l'anneau", en somme!

The Fellowship of the Ring


"Flandres" et "Flamand" (Vlaanderen et Vlaams) viennent très probablement du frison, de *flāndra et *flāmisk (en vieux frison flamsk), dont l'étymon germanique est *flaumaz, signifiant "débordement, inondation".
Cet étymon provient du proto-indo-européen *pleu-: couler. (il y a plein de choses à en dire!)

A noter qu'une autre théorie, assez proche, fait remonter les mêmes mots Vlaanderen et Vlaams à une racine germanique flām-, signifiant "zone inondée"; on retrouve un dérivé de cette racine dans le proto-germanique (dit aussi germanique commun): *flōðuz, "inondation".

Dans tous les cas, on peut déduire qu'il s'agit de décrire les habitants de zones souvent inondées...


Quant au terme Wallon, il vient de Walha, très vieux mot germanique utilisé par les Germains pour désigner les populations celtophones ou romanes, ou plus explicitement dit: "les étrangers, ceux qui parlent roman ou celte".

On retrouve la racine dans les mots Wales (Pays de Galles), Cornwall (Cornouailles), et même Valachie.
La Valachie est, avec la Moldavie, à l'origine de la Roumanie.


Les armes de la Valachie.
Ca fait très Syldavie , non?


On en retrouve la forme adjectivale notamment en vieux norrois, valskr signifiant "Français", en vieux haut-allemand, walhisk signifiant "Roman", ou encore dans l'anglais moderne Welsh (Gallois).


Et ceci nous ramène tout gentiment à la France... Car le mot "Gaule" provient lui aussi de Walha...




Frédéric le furieux, dit "sac de cuir" (ou aussi "gonflé du ventre")

article suivant: il pleut

dimanche 22 avril 2012

Vestales, malléoles et Lofoten






Le papa (s'adressant à ses enfants):

"The mill's closed! There's no more work. We're destitute."
(les enfants geignent)
"Come in, my little loves. I've got no option but to sell you all for scientific experiments."

"L'usine est fermée! Il n'y a plus de travail. On n'a plus rien.
Venez, mes petits anges. Je n'ai pas d'autre choix que de tous vous vendre pour des expérimentations scientifiques."

Michael Palin, dans Monty Python's The Meaning of Life
The Miracle of Birth: Part 2: The Third World (Yorkshire)

Le papa et les enfants, The Meaning of Life, 1983



Je vous l'avais promis (voir Marcel et sa madeleine, Fred et sa dringaille): revenons un instant sur la racine proto-indo-européenne *melǝ- (ou *mel-).

Cette racine véhiculait la notion de broyer, écraser, moudre, concasser...

(Attention, une racine similaire, *mel-, véhiculait, elle, la notion de douceur, d'adoucissement.
J'en parlerai très certainement lors d'un autre "dimanche", car elle est aussi pleine de surprises...)

Ici Frédéric depuis le futur: 
- Depuis, j'en ai parlé!!! Il a fallu le temps, mais bon... Oui, lisez plutôt Sainte Mildred de Thanet? Du mouton la douceur, de Thanet le cuir.


Dans la société indo-européenne, la culture du grain et les activités en découlant devaient occuper une place centrale.

D'où les nombreux dérivés de *melǝ- que l'on peut encore trouver dans les langues indo-européennes actuelles.

En français, en passant par le latin "molo" - moudre, nous en avons hérité "meule", et tous ses dérivés: moulin et meuleuse, moudre et meuler, meunier, ou même mil ou millet: le grain à moudre...

En anglais, on trouve notamment "meal" (la farine), et "mill": moudre, mais aussi le moulin, et par extension l'usine, la fabrique.

Le Moulin de la Galette, Van Gogh
(tellement fou que toute sa vie,
il a cru qu'il faisait de la musique)


Les Romains parlaient d'une meule comme d'une lapis molaris: une pierre qui meule.

De cette construction, nous avons oublié le sujet, pour ne conserver que l'adjectif...
La molaire, c'est la dent qui meule, qui broie.

Meule de l'époque romaine
(ce qui explique la photo en noir et blanc)


Ce qui est nettement plus curieux, c'est que le mot "émoluments" (honoraires des officiers ministériels, salaires des fonctionnaires, ou même, en Droit, la "part des bénéfices de la communauté revenant à chacun des deux époux") provient de la même racine.

La raison? Tout simplement parce qu'à l'origine, le terme désignait la somme que l'on payait spécifiquement au ... meunier pour moudre le grain!


Et il y a encore plus fort: lors des rituels sacrificiels, les Romains déposaient sur le front de la pauvre bête qu'ils allaient offrir aux Dieux, une sorte de galette confectionnée par les Vestales à partir de farine d'épeautre et de sel.

Cette farine de grain salée, c'était la mola salsa, littéralement: la "farine salée".

Et cette phase du sacrifice où on l'apposait sur le front de l'animal, c'était l'"immolatio".

Et oui, c'est de là que nous vient "immolerimmolation".

Mola salsa


De *melǝ-, toujours, nous avons hérité, par le latin malleus, du marteau et du maillet, instruments permettant de concasser, d'écraser.

"Malléable" en est issu: est malléable ce qui peut s'aplatir, s'étendre sous l'effet du marteau...


De là aussi, les malléoles, ces petits marteaux...

Selon vulgaris-medical.com,

"La cheville est une articulation constituée d'une pièce osseuse qui pénètre dans une autre comme le ferait un coin. Ce segment du membre inférieur unissant la jambe au pied, constitué par l'articulation tibiotarsienne ainsi que par les tissus en périphérie de cette articulation, présente deux proéminences ou saillies:

  • La malléole interne appelée également médiale ou tibiale qui correspond à l'extrémité inférieure du tibia.
  • La malléole externe appelée également latérale, péronière ou fibulaire qui correspond à l'extrémité inférieure du péroné."


Ben oui, face interne de la cheville



Connaissez-vous l'ancien jeu de maille?
A l'origine, le pallamaglio, un jeu italien signifiant littéralement "balle - maillet".
Devenu en anglais pall-mall, il est à l'origine du croquet, voire du golf...

Ce jeu consistait à envoyer une balle en utilisant une maille - un petit maillet - sous un petit arceau.

(A noter que pour certains, c'est parce que cet arceau était constitué de paille que le mot anglais, cette fois emprunté au français, serait devenu pall-mall...)

Pall-mall


A présent, une petite devinette...

Une meule, pour meuler, tourne, nous sommes d'accord?

Maintenant, je vous précise que la racine proto-indo-européenne qui signifiait "couler", dans le sens du flux, du courant d'eau, c'était *sreu-.

C'est sur cette racine que s'est construit l'anglais "stream": la rivière, le ruisseau, le courant (le fil de l'eau).


Maintenant, associons *melǝ- et *sreu-. Nous obtenons donc: *melǝsreu.


Cela vous évoque-t-il quelque chose?


Allez: pensez à "un courant d'eau qui tourne"...

...


...


Ca y est?


Oui, bien sûr: le maelstrom.


Un maelstrom ou malstrom est un puissant tourbillon qui se forme dans la mer ou dans un fleuve.
Il peut être créé par un courant de marée ou par le courant d'un fleuve.

Le terme provient en fait d'une zone particulièrement agitée par le courant de marée entre deux des îles Lofoten en Norvège.

Les îles Lofoten.
C'est beau, mais bon, 'faut aimer le rouge.



"Maelstrom" provient du danois malstrøm, "strøm" nous venant du proto-indo-européen *sreu- par le germanique *straumaz, qui a donné aussi le vieux norrois straumr, le same du nord ström, le norvégien straum, le néerlandais stroom, ou encore le vieux frison stram.

The maelstrom au large de la Norvège,
par Olaus Magnus sur la Carta Marina, 1539



Une petite dernière, pour retrouver le calme après la tempête...

En vieux slave, *melǝ- s'est transformé en mъlinъ ("mlinje"): "moudre".

"mъlinъ" nous a donné le russe блин ("blin", à prononcer "blinne"): la crêpe, la galette!!!

Au pluriel, blinis (блины: "blineu").

(Donc, si possible, ne parlez pas de bliniSSS, mais bien de "blini", ou "blineu". 
Le "s" n'est que la lettre française marquant le pluriel, et ne provient pas de la prononciation originale...)


Notez également que les blinis russes sont traditionnellement une variété de galette épaisse, sorte de pancake très fin souvent servi en relation avec un rituel ou des fêtes religieuses.

Bien différents des petites crêpes épaisses que l'on vend par chez nous sous le même nom...

Blinis


Mais on s'en fout, c'est aussi bon.





Frédéric


dimanche 15 avril 2012

Marcel et sa madeleine, Fred et sa dringaille


article précédent: jeux de mains



"Le sieur Dalliez m'assure que le fer de Bourgogne que l'on fabrique dans les martinets de Vienne, est des plus fins et aussi bon que celui de Piémont" 

Jean-Baptiste Colbert dans sa Correspondance, III, 469



Colbert. Je n'aime pas trop le personnage,
surtout après ce qu'il a fait à Fouquet


Avant d'aborder les deux racines proto-indo-européennes dont j'ai envie de vous parler en ce "dimanche", j'aimerais, d'une certaine façon, vous dresser le décor dans lequel le mot qui me servira de point d'entrée m'a été transmis...

Car il me vient de loin, de mon enfance.

J'ai passé mon enfance au pied d'un terril, le terril du Martinet, à Roux, près de Charleroi, en Belgique...

Ca c'est moi, avec Rack, du temps où je jouais sur le terril...


Alors, voilà une petite introduction sur le lieu, avant de passer au plat de résistance:

Ce terril, particulièrement boisé, était pour moi une merveilleuse plaine de jeux, et j'y passais des journées entières de congés ou de vacances.

A présent, le lieu est classé, et visitable.


Le terril du Martinet, ou plutôt le plus grand des deux
(car il y a en fait deux terrils, disposés en "L")


Et grâce au très actif comité de quartier, les anciens bâtiments du charbonnage du Martinet sont en train d'être réhabilités et sont gages d'un heureux futur pour le site, et le quartier.


Tant qu'à faire de planter le décor, je ne résiste pas au plaisir de le dépeindre selon une perspective proto-indo-européenne (ben voyons):

Le nom Roux n'a strictement rien à voir avec la couleur des cheveux, mais bien avec le traitement que l'on fit subir il y a bien longtemps au lieu en question pour permettre à une communauté humaine de s'y installer...

En effet, le territoire était couvert de bois, et on l'a défriché, essarté.

Le mot "Roux" provient du germanique *reudijanan ("défricher"), par le bas-allemand reuten, issu du haut-allemand riuten.

A l'origine, on trouverait peut-être (je ne l'affirmerais pas) la racine proto-indo-européenne *reudh-, qui aurait porté déjà cette notion de "nettoyage de terrain".

Roux, vu depuis le terril du Martinet

*reudh- se retrouve en abondance dans la toponymie belge, avec des noms de communes comme: Rœulx, Rœux, Rhode, Roux-Miroir, Wernigerode, Roetgen, Marienrode, Goutroux...


Et "Martinet", le nom du quartier de mon enfance, tire vraisemblablement son nom d'une ancienne forge qui a dû jadis être établie à cet endroit, dans laquelle fonctionnait un...

... martinet! 

Un "marteau qui est mû ordinairement par la force de l’eau et qui sert dans les forges, dans les moulins à papier, à tan, à foulon, etc."

Selon Dicocitations ™, il s'agit d'un "marteau mû par un moulin".

Engrenages du martinet de la forge de Sheffield


Et le mot "martinet" est un diminutif du bas-latin martellus, dérivé du latin impérial martŭlus, altération du latin classique marcŭlus - marteau.

Et - ça va de soit! - le latin marcŭsmarcŭlus vient d'une racine proto-indo-européenne, nommément: *melǝ- ("moudre, battre, broyer", d'où, par extension "fin, menu"), dont sont également issus "meule", "moulin", ou encore l'anglais "mill".

Cette racine est tellement intéressante qu'elle demanderait un "dimanche indo-européen" à elle toute seule... J'y reviendrai donc....
- Pour en savoir plus sur *melǝ-, lisez donc: Vestales, malléoles et Lofoten!

Voilà pour le décor, avec encore un tout petit mot pour terminer de le planter:


A la nouvelle année, mes parents m'emmenaient faire le tour de la famille, pour présenter nos voeux.

Il était de coutume de nous recevoir autour d'une tasse de café, avec des galettes et une petite goutte.

Galettes et café


Et à chacune de ces agréables haltes familiales - nous voilà au mot de départ de ce "dimanche" - je recevais une dringaille (à ne pas prononcer "dringaïe", mais bien "dringueille"; on trouve aussi l'orthographe "dringuelle"): de l'argent de poche.

Littéralement, de l'argent pour boire, un pourboire, quoi!, par le néerlandais: drink-geld.
(A l’origine, cette gratification permettait à la personne qui la recevait de se payer à boire)


Dringaille / drinkgeld est un composé de deux racines proto-indo-européennes: *dhreg- et *gheldh-.

*dhreg- transmet la notion de "tirer, aspirer, puiser", et par extension, de "puiser pour mettre en bouche", donc: boire!

L'anglais to drink (boire) en est le descendant.
Tout comme le sont les anglais drench: "tremper", et encore drown: "noyer".

J'aurais bien aimé que le français troquet en provienne, mais hélas, je n'ai rien trouvé qui permette de le corroborer...


Quant à la racine *gheldh-, elle avait comme sens: "payer".

Outre le geld néerlandais ("argent" comme moyen de paiement), nous lui devons le très romantique anglais yield ("le rapport financier, le rendement, le revenu"...).

Et aussi les mots pour désigner une "dette", en danois - gjæld, comme en suédois - gäld.


Mais *gheldh-, par un léger détour par le vieux norrois gildi, nous a également donné la ... guilde!

*geldjam, en vieil allemand, c'était le paiement, la contribution.

Le mot en est venu à désigner une association fondée sur le principe de la contribution, sur les intérêts communs.

La guilde, au Moyen-Age, représentait une assemblée de personnes pratiquant une activité commune, et dotée de règles et privilèges précis, regroupant les artisans d'un même corps de métier.


Le Syndic de la Guilde des Drapiers – Rembrandt 1662,
lors d'une de ces sessions de beuverie débridée et
plaisanteries paillardes dont ils avaient le secret.



Je ne peux que vous conseiller, après votre escapade sur le Terril du Martinet, la visite de la Grand-Place de Bruxelles, bordée par les maisons des différentes corporations: boulangers, graissiers, ébénistes, merciers, tailleurs, brasseurs ... ...

La Grand-Place et quelques-unes des maisons des corporations




Frédéric, décidément très belge aujourd'hui.


dimanche 8 avril 2012

jeux de mains


article précédent: de la Matrice au gratin dauphinois



...Elle s'appelle pas Clémentine, elle s'appelle Edmée. Edmée. Edmée. 
C'est Edmée. Edmée. Edmée. Edmée...

Hubert de Tartas (Louis de Funès) à Paul Fournier (Bernard Alane), dans Hibernatus (1969), de  Edouard Molinaro



En étudiant les racines que nos ancêtres indo-européens nous ont laissées, nous en apprenons beaucoup sur leur culture, sur ce qui leur importait, sur leur vision du monde...

Nous savons déjà ainsi à quel point ils attachaient de l'importance à la parole, à l'orientation ou à la mesure du temps...


Si je vous demandais de trouver des dérivés du latin "manu" - "la main", vous me donneriez certainement:

  • main, bien entendu, mais aussi ...
  • manucure, manuel, manuscript, manufacture, maintenir, manoeuvre, manipuler...

Les gros malins parmi vous oseraient peut-être même "manu militari"...


Et OUI, tous ces mots, passés en français par le latin manu, proviennent d'une racine proto-indo-européenne: *man-2, qui véhiculait tout simplement l'idée de "main".

La main de M. Spock


La main, elle aussi, était au centre de la culture indo-européenne.

Car la main permet de travailler, de manipuler (forcément), de dompter l'animal ... ...


Mais peut-être serez-vous surpris de découvrir ce que *man-nous a légué....


A commencer par ... mansuétude! La mansuétude,  c'est une "douceur d’âme qui porte à être indulgent, patient, clément".

Mansuétude, du latin mansuētūdō, de mansuētus (dompté, apprivoisé, et par extension doux, calme), participe parfait passif de mansuēscō ("j’apprivoise") composé de manus,  et de suēscō ("devenir habitué").


Par mansuētus, *man-nous a donné aussi ... mastiff:

De l’anglais mastiff ("dogue") lui-même déformation du vieux français mastin ("mâtin"), issu du latin vulgaire mansuetīnus ("dompté"), provenant enfin du latin classique mansuētus.

Mastiff tibétain (à gauche)


L'anglais manure: fumier, provient de l'anglo-français meynoverer, lui-même issu du vieux français manouvrer "travailler avec les mains".
Dans son acception de "travailler la terre", le mot en est venu à signifier "répandre du fumier, de la bouse sur le sol".

No comment


Manqué!
Manqué provient du latin mancus: mutilé, manchot, manquant.

Le grand linguiste Julius Pokorny, à qui les recherches sur le proto-indo-européen doivent tant, rattachait mancus à manus, en mentionnant l'italien manca ("main gauche").

Oui, car on peut supposer que les Indo-Européens étaient en majorité droitiers - on retrouve d'ailleurs souvent en proto-indo-européen une notion d'interdit, de négatif, de tabou associée au côté gauche.
Idée qui a perduré.
En ce sens, le français "gauche"est suffisamment explicite, et ne parlons pas de "sinistre", évoquant lui aussi le côté gauche...
Pour les Indo-Européens, donc, perdre "sa" main signifiait ne plus avoir que la main gauche...

Julius Pokorny (1887-1970)

Bébé manchot


Emanciper!
Mais oui, car émanciper nous vient du latin manceps, composé des racines proto-indo-européennes *man-(la main, pour ceux qui n'ont pas tout suivi) et *kap-: tenir.
Manceps, c'est celui qui vous prend par la main, qui vous fait avancer...!


Mandat:
Mandat vient du latin mandatum, supin (en d'autres termes, "forme nominale") du latin mando.
Lui-même dérivé des racines *man-et *deh₃- (donner).
Mando, c'est  donc "mettre en main", "donner en main".


Commander, recommander
Ces deux mots nous viennent encore du latin, en l'occurrence commando (com- mando): "confier, transmettre, recommander", qui a pris le sens, en bas-latin, de "ordonner, dominer".


Et puis, *man-a donné naissance au vieil anglais mund: la main dans son sens de "main protectrice", la protection.

Et sur mund se sont créés les prénoms...

Edmond, et Raymond!
Ead-Mund, c'est le protecteur de la fortune; le vieil anglais ead signifiant abondance, fortune, opulence, richesse.


Edmond Rostand


Et au féminin, Edmond, c'est Edmonde, ou encore ... Edmée!



Et Raymond, c'est la main protectricele conseille conseil protecteur...
Le haut-allemand *ragin, dont "Ray" provient, signifiant le conseil (dans le sens d'un avis).


Le merveilleux Raymond Devos




Frédéric

dimanche 1 avril 2012

de la Matrice au gratin dauphinois




Welcome to the real world.
Morpheus



The Matrix


Matrix - l'anglais, matrice - le français, viennent, on s'en doute, du latin māter: la mère.

En fait, et pour être précis, le terme "matrice" vient du latin mātrīx: matrice, utérus, signifiant, par extension, la source, lui-même provenant de māter.


Selon certains auteurs, Madrid, le nom de la capitale ibérique, proviendrait également de mātrīx, Madrid ayant constitué la source des eaux dans un système d'irrigation complexe (voir Irrigation and Society in Medieval Valencia).


Le latin māter, je ne vous le cacherai pas plus longtemps, provient d'une racine proto-indo-européenne:


*māter-: la mère.


Racine constituée à l'origine du babillage enfantin *mā-2, associé au suffixe *-ter marquant le lien de parenté.


On retrouve des dérivés du proto-indo-européen *māter- (parfois retranscrit en *méh₂tēr-, ce qui fait tout de suite plus universitaire), avec toujours le sens de "mère", dans une kyrielle de langues, du perse مادر (madar) au russe мать ("matje") en passant par le sanskrit मातृ (mātr)...

On retrouve cette racine dans le russe матрёшка (matriochka), le mot désignant ce type de poupées gigognes étant dérivé du prénom féminin Matriona, traditionnellement associé à une femme russe disons, de la campagne, plutôt euh, corpulente, enfin robuste...

Une "matrone", quoi. (oui, ça vient aussi de *māter-)

Matriochki


Ce que l'on sait moins, en revanche, c'est que matière, matériel, matériau en sont également issus.
Par le latin māteriēsmāteria, qui désignait un tronc d'arbre.

N'en tirez surtout pas de conclusions hâtives sur l'élégance et les mensurations des matrones romaines.

Non, car le tronc, c'était tout simplement pour l'arbre ce par où il croissait, se développait.
Sa propre matrice en quelque sorte.

Et par extension, le mot en est venu à désigner le bois, le matériau de construction, la matière.

Demeter, "la mère de la terre", assimilée par les romains sous le nom de Cérès, était quant à elle la déesse grecque des moissons (toujours cette notion de création, de croissance).

Demeter


Metro-, metropolismétropole en proviennent encore, μητρόπολις ("mêtrópolis") étant la "cité mère", une ville ayant fondé, au-delà des mers, une ou plusieurs colonies.

Eh non, pas la sempiternelle image tirée du Metropolis
de Fritz Lang, mais bien une carte postale de
l'hôtel Métropole, à Bruxelles, dans les années 1920


...Et puis, nous devons toujours à cette racine *māter- ... "immatriculation"!: l'enregistrement dans un registre, une matrice, pour indiquer métaphoriquement la naissance de quelque chose, sa mise en oeuvre, sa mise en route...

Une fois immatriculé, l'objet, ou même la personne... existe!
Du moins selon les termes de l'Etat-Civil, ou de tout autre registre de présences, d'entrées ...


Et un madrigal, par le vénitien madregal toujours basé sur la même racine, c'est un court poème d'amour, ou un chant polyphonique "inventé, original", en d'autres termes: "sorti tel quel de la matrice"


Extrait de la partition d'un madrigal


Mais outre *māter- qui désignait la mère, il y avait aussi une racine proto-indo-européenne pour désigner précisément le ventre, la matrice, l'utérus:


*gʷhelbh-


Nous lui devons, curieusement - par le latin delphīnus, emprunté au grec δελφίς (delphis), lui-même basé sur le grec δελφύς (delphυs) "matrice" - le mot ... dauphin!

Car le dauphin, c'est "un poisson avec une matrice"!

Un animal marin ne pondant pas d'oeufs, mais bien enfantant à notre manière d'humains.

Flipper le dauphin, toute mon enfance...


Nous en retrouvons encore la trace dans le prénom - peu usité, il faut bien le dire - Adelphe (ou Adelphine au féminin).
Signifiant littéralement, par le grec Adeph(e)os: "de la même matrice", dans l'expression "phrater adelpheos": frère utérin.


Et puis, Delphes, la ville où parlait l'oracle d'Apollon à travers sa prophétesse, la Pythie, sur les pentes du mont Parnasse, devait son nom au dauphin sous la forme duquel Apollon était apparu pour fonder le sanctuaire en son nom.
(On n'est jamais mieux servi que par soi-même)



La Pythie de Delphes rendant oracle


Et Adelphi est toujours le nom d'un district de Londres, ainsi baptisé car il procède d'un bâtiment construit par quatre frères d'une même famille! (La famille Adam)

Adelphi, l'immeuble construit par les frères Adam entre
1768 et 1772


(Le prénom "Adolphe", lui, n'a rien à y voir, et vient du vieux haut allemand Adalwolf, de adal - "noble") et wolf  -"loup").


- Tiens, et le Dauphin de France? 'Ya une relation? Hein, hein?
- Ben oui, certainement, mais je ne peux en retracer l'origine...  Le terme Dauphin, désignant le fils aîné du Roi de France, provient d'un titre de noblesse attaché au "Dauphin du viennois", dont la province finit par s'appeler simplement le Dauphiné.
Des dauphins figuraient d'ailleurs sur les armoiries des seigneurs du Viennois, que le Dauphin a repris sur les siennes...
Mais pourquoi ces dauphins à l'origine?
D'aucuns avancent que les anciens habitants du viennois venaient de Delphes... Ouaaais.

Armoiries du Dauphin de France




Frédéric

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