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dimanche 15 janvier 2017

Quel était le nom du Stammcafé de Michel Delpech?





Elle tenait un petit estaminet tout près de Lens, une affreuse baraque de planches où l'on débitait du genièvre aux mineurs trop pauvres pour aller ailleurs dans un vrai café.

Journal d'un curé de campagne (1936)

Georges Bernanos

Georges Bernanos, 1888 - 1948














Bonjour à toutes et tous!


Au menu de ce dimanche, encore et toujours la racine indo-européenne *stā-, “être debout”.





- Quoi? Mais j'en peux plus, moi! C'est intenable, ça! JE NE PEUX PLUS VOIR EN PEINTURE cette 'tain de *stā-!! Et en plus, à chaque fois, une s*loperie d'animal à la c*n debout pour commencer l'article. MARRE!

- Oui, je vous comprends. Je dois bien reconnaître qu'elle est bien prolifique, la petiote, et qu'elle nous occupe depuis déjà pas mal de temps...

Mais bon, courage, on en viendra à bout.

Un jour.






Dimanche dernier, nous avions abordé sa forme suffixée *stā-men-, à l’origine de nos français étaim et étamine, ou encore de l’anglais stamina.


Aujourd’hui, je vous propose une petite balade au sein du groupe germanique, peut-être un peu délaissé ces derniers temps...
Ce qui me permettra, par la même occasion, de répondre aux pertinentes interrogations d'une lectrice, qui se reconnaîtra...

Car, voyez-vous, en proto-germanique, on peut encore recréer une forme (non-attestée) *stamniz
- c’est du moins ainsi que Watkins l’identifie -
basée sur une forme finalement très proche de notre indo-européenne *stā-men-, même si construite cette fois sur le degré zéro de notre fantastique *stā-
(degré zéro, donc? donc...? Sans, sans… voyelle-pivot, bien!),
*stə-: *stə-mno-. (le a du degré plein y est remplacé par un schwa, muet)


*stə-mno-, rien de surprenant, désignait toujours “quelque chose qui tient debout”.
Mais ici, plus précisément… le tronc d’un arbre, la tige d’une plante…



Ce *stamniz germanique, via le vieil anglais stęfn, donnera l’anglais… stem.

Stem?

En tant que substantif, le tronc, la tige, le pied d’un verre, la hampe d'un drapeau… 


Stem cell, c’est aussi la cellule souche.


En tant que verbe: 
to stem se traduira par enlever la tige, équeuter.

To stem cherries signifiera tout simplement équeuter des cerises.

















La forme to stem from correspondra, elle, à “provenir / découler / dériver - de…”.
Oui, pensez ici à la façon dont un arbre croît, à partir de son tronc. À la relation entre la branche et le tronc“La branche provient / découle / dérive du tronc”. 
cette vieille branche de Dutronc
Psss! Attention, il y a plusieurs verbes anglais stem!  
To stem, dans le sens de contenir, endiguer, stopper… ne vient pas de *stamniz, mais du germanique *stimman, stopper, endiguer… ”.
De là, par exemple, le suédois stämma ou l’islandais stemma, tous deux dérivés de *stimman par … [aaaaaah] ... le vieux norois … stemma. 
C’est encore de ce germanique *stimman, stopper, endiguer… ”- qui n’a donc RIEN à voir avec le sujet du jour - que dérive l’adjectif germanique de timbre o *stamma, “bégayant, balbutiant” (mais oui, “dont le flux de parole est ralenti, endigué”), duquel découlera, bien plus tard, l’anglais stammer (bégaiement / bégayer, balbutiement / balbutier). 
C’est toujours sur le germanique *stimman que se construira enfin une autre forme germanique adjectivale de timbre o: *stumma, “muet”, dont proviendra par exemple le néerlandais stom, muet, silencieux, 
mais aussi, par extension, idiot, stupide…



Mais revenons un instant à notre germanique *stamniz.
(je vais trop vite, peut-être? Oui, c’est ça, *stamniz c’est le dérivé de notre *stə- par sa forme *stə-mno-).

Par le vieux haut-allemand stam (“tige, tronc…”), il a donné - et c’est nettement moins gai - l’allemand Stalag, désignant, pendant la deuxième guerre mondiale, un camp allemand de prisonniers de guerre destiné aux soldats et aux sous-officiers (le pendant pour officiers étant l’Oflag”).



Stalag - vous le savez peut-être - n’est que l’abréviation de Stammlager (“camp de prisonniers de guerre”), lui-même abréviation de Mannschaftsstamm und -straflager.
(On comprend pourquoi les Allemands, réputés si pratiques et pragmatiques, en avaient fait une abréviation.)
Mannschaft, c’est la troupe, Strafe la punition, et Lager le camp.

Le terme qui nous intéresse ici, Stamm, pourrait se traduire, en contexte, par regroupementMannschaftsstamm se comprenant alors comme regroupement des hommes de troupe, et Mannschaftsstamm und -straflager comme camp de regroupement des hommes de troupes et de punition.

Oui: Stamm, “tronc”, “radical” peut également se comprendre comme “ce qui provient de”, ce qui a (quelque chose) en commun, à l’origine“. 
(pensez toujours à cette représentation d’un arbre, avec toutes ses branches, similaires parce que fixées sur le même tronc)

D’où cette acception, en sociologie, de “regroupement, famille, groupe, tribu”…


Un dérivé nettement plus sympa de Stamm, c’est Stammtisch!
Stamm, “tribu”, Tisch, “table”: littéralement “table de la tribu”.

Le Stammtisch, c’est la table des habitués, dans un bar, une auberge, réservée par exemple aux membres d'une association locale de yodleurs.



Et le Stammcafé, c’est le café où on se retrouve systématiquement avec sa bande de potes, le camp de base, le “quartier général”, l’endroit où on fait partie des meubles…



Et ça tombe très bien!

Car cela me fournit une sublime transition vers notre dernier mot de ce jour…

Qui, lui, est bien français. Et tellement pittoresque...


Estaminet.


Selon Le Grand Robert de la langue française:
Cabaret où l'on buvait et fumait (d'abord en parlant de la Flandre, puis de l'Allemagne, de la Hollande…); assemblée qui s'y tenait.
(De 1830 environ à 1870). En France, notamment à Paris, Café ou brasserie où l'on pouvait fumer la pipe (les cafés où l'on fumait le cigare, la cigarette, se nommaient divans). 
(1909). Régional et vieilli. Petit café populaire, dans le Nord de la France, en Belgique (mais le mot n'y est plus usuel).

estaminet


L’étymologie du mot est vraiment discutée.

Mais les quelques hypothèses un peu décentes quant à son origine font toutes référence à notre adorable racine indo-européenne *stā-, et vraisemblablement, par sa forme *stə-mno-, au germanique *stamniz, ou du moins à une source qui en est méchamment proche.

Pour Alain Rey, citant me semble-t-il, mais sans les nommer, le Dictionnaire général de la langue wallonne et Maurice Delbouille, estaminet serait un emprunt du XVIIème au wallon staminê, èstaminê, peut-être dérivé du wallon stamon, “poteau auquel on attache la vache près de sa mangeoire”, l’estaminet étant à l’origine une salle munie de plusieurs poteaux de soutènement, apparemment caractéristique des salles de cafés de Wallonie.

Maurice Delbouille,
linguiste belge du français et du wallon
1903 - 1984




















Une légère variante, toujours tirée du domaine de l’élevage bovin?
Le wallon staminê signifierait bien “salle à poteaux”, mais dans le sens d’étable.

Oui, dans les étables des Ardennes belges, la place de chaque vache dans les mangeoires était délimitée par des piliers (les fameux stamons).

Quoi qu’il en soit, le wallon stamon, vous l’avez compris, dériverait, tout comme le vieux haut-allemand stam (“tige, tronc…”), d’une source germanique apparentée à *stamniz.


Une autre hypothèse serait tout simplement que le mot provient du flamand stam, étroitement apparenté étymologiquement - et sémantiquement - à l’allemand Stamm dans le sens de “tribu, famille”. 

Avec estaminet, on disposerait ainsi, en quelque sorte, d’un équivalent français à l’allemand Stammcafé.

En tout cas, ce serait plutôt dans le sens bien sympathique de “lieu de regroupement”, “où l’on est en famille” qu’il faudrait comprendre l’estaminet.
Estaminet aurait pu peut-être même, à l’origine, désigner tout simplement (le lieu d')une réunion de famille.


Amusant:
D’autres théories nettement plus fantaisistes font venir estaminet du flamand stamelen, balbutier, bégayer bredouiller, rappelant l’état dans lequel on retrouvait les habitués du lieu.
Oui, ici, il est fait référence à cet autre germanique, qui n'a RIEN à voir avec *stamniz: *stimman.

On évoque encore une corruption sonore à l’origine du mot: figurait à l’entrée de ces établissements un écriteau “Sta Menheer” (“Arrêtez-vous, Monsieur”, en flamand).

Cette phrase caractéristique serait devenue l’enseigne même de ces bistrots, au point que l’on disait “allons au sta menheer”, qui devint plus tard “allons à l’estaminet”.

Je n’y crois pas un seul instant. Mais bon, c’est toujours bien notre *stā- qui se cacherait derrière cette version…


Oh, il y en a encore d’autres, d’étymologies proposées à estaminet, comme celle-ci, qui le fait remonter à l’époque espagnole. 
“Está un minuto”: lieu où on passe boire un verre rapidos


Moi, personnellement, j’aime bien la version stam, “famille”…



Et je vous souhaite, à toutes et tous, un excellent dimanche, et une très belle semaine!

À dimanche prochain?



Frédéric

Attention, ne vous laissez pas abuser par son nom: 
on peut lire le dimanche indo-européen CHAQUE JOUR de la semaine!
(Mais de toute façon, avec le dimanche indo-européen, 
c’est TOUS LES JOURS dimanche…).



Un hommage à Michel Delpech, pour nous quitter.

"Chez Laurette", tel qu'il le décrivait, c'était bien un Stammcafé...



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