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dimanche 1 septembre 2013

Dix petits Proto-Indo-Européens


article précédent : neuf



"Dix petits Indiens" ("And Then There Were None"),
René Clair, 1945,
d'après Ten Little Niggers d'Agatha Christie



Bonjour à tous !


Oui, aujourd'hui, et toujours dans le cadre de notre thème sur l'étymologie des nombres : ce sera DIX.

"The Ten", 1908

Le français dix nous arrive, vous le savez certainement, du latin dĕcem ("dix").

Qui lui-même descend d'une racine proto-indo-européenne, j'ai nommé:

*deḱm̥t-


Vous aurez rapidement déduit
- du moins ceux qui suivent, mmmh -
que ce k à chapeau aura tendance à palataliser, donc à virer au "s" (Une sieste dans la Chapelle Sixtine? Chaque année bissextile?), et que ce m à contrepoids représente un m sourd (QUOI?) (Une semaine en septembre...).


Ah, *deḱm̥t-! 
Racine proto-indo-européenne intéressante à plus d'un titre… 

Elle signifiait bien "dix".

Et se retrouve dans de NOMBREUSES langues issues du proto-indo-européen.

Quelques exemples, pour le fun ? (à prononcer "feunneuuu") 

Allez, juste quelques-uns :
  • arménien : տասը (tasë)
  • letton : desmit
  • lituanien : dešimt
  • cornique : dec
  • gallois : deg
  • gaélique écossais et irlandais : deich
  • mannois : jeih
  • anglais : ten
  • allemand : zehn
  • néerlandais : tien
  • danois : ti
  • islandais : tíu
  • grec : δέκα (deka)
  • sanskrit : दश (daśa)
  • cingalais : දහය (dhahaya)
  • goudjarati : દશ (daśa)
  • hindi : दस (das)
  • sindhi : ڏَهَه (daha)
  • ourdou : دس (das)
  • pendjabi : ਦਸ (das)
  • persan : ده (dah)
  • espagnol : diez
  • galicien : dez
  • italien : dieci
  • roumain : zece
  • bulgare : десет
  • kachoube : dzesãc
  • macédonien : десет
  • russe : десять (diésit’)
  • tocharien A : śäk
  • tocharien B : śak
(merci Wikipedia !)

Alors, justement, tant qu'on en parle: Wikipedia

Je vous ai épargné toutes les théories sur l'origine, sur l'étymologie même des racines proto-indo-européennes représentant les nombres…

Car il y en a ! Parfois intéressantes, parfois même curieuses, mais, au vu des connaissances les plus récentes en matière de proto-indo-européen, franchement peu plausibles, voire totalement infondées. 

Wikipedia, encyclopédie participative, aime pourtant souvent reprendre ces théories, comme si certains contributeurs s'étaient arrêtés à une époque précise, refusant tout 109 (sang neuf).

Pour Wikipedia, Julius Pokorny est toujours une référence, et heureusement !

Mais surtout, il n'y figure parfois que comme LA SEULE référence, alors que d'autres lui ont succédé, et ont après lui continué à faire évoluer les connaissances en matière de proto-indo-européen…

Les Wikicontributeurs donnent l'impression de n'accorder aucun crédit à des linguistes pourtant particulièrement distingués comme J.P. Mallory et D.Q. Adams, co-auteurs de cette indigeste brique qu'est "The Oxford Introduction to Proto-Indo-European and the Proto-Indo-European World", qui eux n'hésitent pas à reconsidérer - et bien souvent invalider - toutes les précédentes théories. 

Soyons clair, c'est pas des marrants. Leur plume (ou plutôt leur clavier) est sèche, implacable. 
Mais elle est également précise, et claire. 

Et leurs théories - qui confinent parfois, je dois bien le reconnaître à des affirmations, ce qui me gonfle quelque peu - sont étayées d'exemples, d'explications les éclairant parfaitement, du moins à mes yeux.

J.P. Mallory

D.Q. Adams

Et donc, cette fois encore, Wikipedia nous donne le sens original de la racine: elle serait constituée d'un élément *ḱm̥t-, qui pourrait provenir de *ḱomt- ("main"), auquel cas *de-ḱm̥t- aurait signifié originellement "deux mains".

Théorie rejetée par J.P. Mallory et D.Q. Adams comme "aucunement convaincante", pour au moins deux raisons : 
  • on n'a aucune explication sur le prétendu passage de *dwo- ("deux") à *de-, et 
  • cette racine *ḱomt- ne se retrouve tout au plus que dans quelques groupes de langues, et donc peut difficilement prétendre pré-exister comme base commune à *deḱm̥t-.

Bon, là-dessus, examinons quand même quelques dérivés de *deḱm̥t- !

A la suite de septembre, octobre et novembre, on a ... décembre, le dixième mois.

- Mais enfin, décembre c'est le douzième m…
- Gaaaaaaa! (voir Une semaine en septembre...)



Décurion.
Dans la Rome antique, un décurion est un officier subalterne de l'armée à la tête d'une décurie, troupe composée de ... dix hommes.

Le Décalogue, littéralement les dix paroles, généralement traduit par les Dix Commandements, est un ensemble écrit d'instructions morales et religieuses reçues, selon les traditions bibliques, de Dieu par Moïse au mont Sinaï. 



décade : emprunté au latin decas, -adis et decada, "dizaine, nombre dix, espace de dix ans, partie d’un ouvrage divisé en dix parties", du grec ancien δεκάς ("groupe de dix, dizaine").

Nous l'utilisons à présent surtout pour désigner un espace de dix jours

Orson Welles et Claude Chabrol, lors du tournage
de La Décade prodigieuse, 1971

Sachez qu'en anglais, decade signifie dix ans.

Décimal, décennal, décupler, décathlon… 
Bon, rien de très particulier à en dire, faut-il vraiment s'y attarder ?

Cependant, comme dérivé moins connu de notre racine *deḱm̥t-, je vous proposerais bien dîme.
De l’ancien français dixme, lui-même du latin decima (... pars : la dixième partie) qui a également donné le dérivé savant décime.

Les éditions de 1694 et 1718 du Dictionnaire de l’Académie admettaient encore trois formes : dîme, disme ou dixme
Attesté en 1174-76, disme signifiait la "fraction de récolte versée à l’église (ou au seigneur)", qui équivalait donc à un dixième de sa récolte...

Le Paiement de la dîme, Pieter Brueghel le Jeune,
XVIIème siècle


Et puis, il y a le latin denarius
mot composé de... 
  • deni, le distributif de dĕcem ("dix par dix"...),
  • as (apparenté au grec ancien εἷς, eis, "un") et de 
  • -ius
qui signifiait littéralement "qui contient dix unités", et désignait une pièce de monnaie d’argent.

Un denarius

Sur denarius, nous avons créé… 

  • denier : on parle toujours du denier du culte: la contribution volontaire des fidèles, en France, en Belgique et en Suisse, en faveur de l'Église catholique romaine.

    (Depuis 1989, on l'appelle en France denier de l'Église, bien que l'ancienne appellation soit encore d'usage courant.)

Mais aussi…
  • dinar. Dinar, unité monétaire toujours en vigueur en Algérie, en Irak, en Jordanie…

    Oui oui, le mot provient bien du lointain latin denarius

Un billet de 100 dinars serbe (figurant Nikola Tesla)


Doyen.
Et oui ! Le doyen : le plus ancien, le plus âgé, celui ou celle qui est le plus ancien suivant l’ordre de réception dans un corps, dans une compagnie, désignait originellement un chef de dix personnes (le chef d'un groupe de dix moines), via le latin decanus

L'Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, par une Société de Gens de lettres, rédigée sous la direction de Diderot et D’Alembert, nous précise que le ...
"Doyen d'un Monastere, étoit un religieux établi sous l'abbé pour le soulager & avoir inspection sur dix moines. Il y avoit un doyen pour chaque dixaine. Dans quelques monasteres ces doyens étoient bénis par l'évêque ou par l'abbé, ce qui leur donnoit lieu de s'égaler à l'abbé: ils étoient électifs & pouvoient être déposés après trois avertissemens. Comme les monasteres sont présentement moins nombreux, l'abbé ou le prieur n'ont plus tant besoin d'aides; c'est pourquoi il n'y a plus de doyens dans les monasteres. Voyez la regle de S. Benoît, traduite par M. de Rancé, tom. II. ch. xxj. & ci - devant à l'article Doyen d'un Chapitre."

L'Encyclopédie


C'est par ailleurs sur decanus qu'a été bâti décan, désignant originellement un génie qui préside à dix degrés du zodiaque...

Les décans


L'anglais dean, que l'on peut traduire par "doyen" provient en droite ligne de l'ancien français deien, qui allait donner "doyen".


Décimer.
Et oui, décimer est basé sur "dix". L'eussiez-vous cru ?
Le mot provient du latin decimo, lui-même dérivé de dĕcem

Les Romains pratiquaient la décimation lors des défaites de leurs propres armées: ils tiraient au sort un soldat sur dix, qu'ils punissaient alors de mort, lorsqu’il y en avait un grand nombre qui avaient commis quelque lâcheté ou manqué à l’obéissance.

Non, ce n'était pas des comiques... 
Je crois que je leur préfère encore J.P. Mallory et D.Q. Adams...


Et puis, la racine proto-indo-européenne *deḱm̥t-, sous une forme au degré zéro, a donné…

- Mais enfin, Monsieur, je vous connais à peine ?!
- Oups, c'est vrai, il est peut-être encore un peu tôt pour vous parler de cette forme de *deḱm̥t-, à l'origine de … ... ... 


… Mais vous le découvrirez dimanche prochain...





Bon dimanche à tous, 
Bonne semaine, et …

A dimanche prochain !






Frédéric

3 commentaires:

LeScrat a dit…

Aujourd’hui encore l’italien « denaro » c’est de l’argent …ou du temps puisque « il tempo è denaro ».
Mais, saviez-vous qu’en Italie, toujours, « denaro » (ou « oro ») c’est aussi une des couleurs (enseignes) des cartes à jouer napolitaines, dites aussi cartes espagnoles? Les symboles sont des pièces de monnaie d’or, à l’inverse des « deniers » qui étaient en argent. Chaque couleur compte 10 cartes (de l’as au 7 + un cavalier, une reine et un roi). A noter que dans le jeu de « scopa » (le balai) la meilleure carte ce n'est pas l'as, hélas, mais le 7 d'or (comme à la TV) , le « settebello » et que pour remporter la partie il faut, entre autres, amasser un maximum de « denari ». C’est ce que, personnellement, j’appelle « le culte du denier ».
Bref, d’or ou d’argent, cette « chère valeur » doit se préserver du temps ou de la corrosion due à l’eau (sauf pour l’argent liquide bien entendu). Elle se doit donc de ne pas être en vulgaire fer car, comme chacun le sait, l’eau le fer a dissout, et un fer à 10 sous, c’est pas cher ! (Merci à Bourvil).
Franchement, il y aurait de quoi y perdre son latin…dans les champs décumates (Agri decumates), approximativement l'actuel Bade-Wurtemberg. Cette région de la Germanie (dont l’intéressante étymologie est lisible sur wikipédia) n’est désignée ainsi que par Tacite, sans doute d’un commun…accord avec… lui-même,puisqu’il n’a jamais fait partie des «decemviri ».
Et encore, si on y perdait que son latin, ce ne serait encore pas si mal. Imaginez que vous perdiez aussi vos clefs ! Cette indispensable clef mixte de 10 à 12 pans, bonne à tout faire ou presque.
J’explique : « 10 » c’est la taille en mm ; « mixte » parce que d’un côté elle, est plate et de l’autre, « à œil » ; à « 12 pans » ben parce que …il y a 12 pans et que l’on risque moins de riper qu’avec une clef hexagonale (les clefs hexagonales, comme leur nom l’indique, ne sont pas anglaises). Ce phénomène de ripage est aussi connu sous le nom « effet pan dans l’œil ».
Et la clef de 20 (lire en bon françois et pas avec le joli «t » final des belches), l’ultra indispensable clef de 20 ? Souvent…coudée. Non ? Mais c’est l’appellation secrète du tire-bouchons, par-10 !
Ô grand maître, je suis tout décati(*) en ce 10-manche et je doute que le déca(*) décuple mes facultés.
Et puis vous me faites peur avec votre denier, heu, dernier paragraphe !
A quoi faut-il s’attendre ? A quelque décadent(*) propos ? Un truc pas très.. Rome antique, voire classé X ** ? Qu’on ne pourrait pas mettre en les mains (10 doigts) d’un TEENager ? Ah non, je sais, l’article paraîtra depuis Tirlemont, Tienen ;-)

(*) intox pure et dure , rien à voir avec la racine deḱm̥t-
(**) en latin dans le texte

Frédéric Blondieau a dit…

:-)
Pas de danger, petit scarabée! Rien de classé X, mais 'faut bien entretenir le suspense...
Quoique... le Decameron...

LeScrat a dit…

Ok on fait une X dessus alors ! Ca fera taire les mauvaises langues (bocacce en italien).
Et le suspense ? Pour sûr t'en connais...un rayon
Merci de le partager avec nous